3 885 euros. C’est en moyenne la somme que pourraient perdre l’an prochain les médecins libéraux s’ils ne rejoignent pas d’ici à la fin de l’année 2022 un dispositif d’exercice coordonné. En effet, leur forfait structure y est désormais conditionné dans sa totalité, alerte le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. Il réclame un report de l’application de cette mesure, sous peine de risquer une vague de déplaquages.

 

Egora.fr : Conformément à l’avenant 7, les médecins libéraux ont jusqu’au 31 décembre 2022 pour s’inscrire dans une démarche d’exercice coordonné, sous peine de perdre leur forfait structure l’an prochain. Mission impossible ?

Dr Luc Duquesnel : Au 31 janvier de cette année, 38 500 médecins libéraux ont déclaré être en exercice coordonné, dont 25 600 médecins généralistes et 12 900 médecins spécialistes, sur 110 000 à 120 000 médecins libéraux. Ce qui veut dire qu’à l’heure actuelle, pratiquement les deux tiers des médecins libéraux risquent de ne pas remplir les conditions et de voir leur forfait structure supprimé. Quant aux autres, ce n’est que du déclaratif, il n’y a pas eu de contrôle. Vu la pression mise par le gouvernement sur la nécessité d’être en exercice coordonné, on peut s’attendre à ce que la Cnam ne se contente pas d’une déclaration.

 

Quelles sont les exigences exactement ?

Dans le texte de l’avenant, certaines formes d’exercice coordonné sont citées : maison de santé pluridisciplinaire (MSP), communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS), équipe de soins primaires (ESP) ; d’autres pourront être reconnues, comme les réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP), l’appartenance à un réseau… Mais il faut que ce soit formalisé, tracé. Car on sait que tout médecin libéral se coordonne avec d’autres professionnels de santé, dès le début de son exercice : c’est impossible de travailler tout seul. Mais ce n’est pas suffisant pour remplir cet item-là, qui va passer dans le volet 1 du forfait structure. Alors que ce n’est pas parce que j’adhère à une CPTS que je me coordonne…

En commission paritaire régionale (CPR), on nous dit : « on sera souple ». Ce terme ne nous convient pas, car cela signifie qu’il y aurait des différences de jugement des médecins en fonction des critères retenus par les CPAM, avec des procédures et des conflits en perspective. Cela doit venir d’une décision nationale.

 

Vous demandez un report de l’application de cet indicateur…

Thomas Fatôme [directeur général de la Cnam, NDLR] nous dit : « C’est dans l’avenant 7, vous l’avez signé en 2019 ». Oui, mais entretemps il y a eu la crise sanitaire, qui a retardé tout le monde, avis que partagent aussi les ARS, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) et les CPAM ! L’investissement des professionnels de santé dans les centres Covid en 2020, dans les centres de vaccination en 2021 a fait prendre du retard aux organisations territoriales d’exercice coordonné.

Bien sûr, il n’est pas question de remettre en cause la nécessité de se coordonner. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on se bat dans le cadre de l’ACI* CPTS ou de l’Acip** pour généraliser les équipes de soins primaires (ESP), les équipes de soins spécialisées (ESS) et les équipes de soins coordonnées autour du patient (Escap). La Cnam ne peut pas nous refuser cette généralisation dans le cadre de ces négociations, qui permettrait aux médecins d’être en exercice coordonné, et en même temps les sanctionner l’an prochain parce qu’ils n’y sont pas !

 

Où en sont les négociations de l’Acip à ce sujet ?

Nous sommes bloqués. On reste sur des expérimentations que l’on va évaluer dans un an. C’est un non-sens, sachant qu’il faut un an pour mettre en place un exercice coordonné. Que va-t-on évaluer ? Les projets de santé ?

C’est vraiment de la mauvaise volonté de la Cnam : on n’a pas besoin d’expérimenter les ESP, les ARS l’ont déjà fait ! Très clairement, la Cnam refuse de permettre à tous les médecins qui le souhaitent de se mettre en exercice coordonné sous forme d’ESP, d’ESS ou d’Escap, quitte à les sanctionner l’an prochain. La seule solution est de retarder l’application de cette mesure d’au moins deux ans.

 

La Cnam est-elle disposée à ce report ?

Absolument pas. Même si on peut comprendre qu’ils attendent la fin de l’année pour annoncer que l’exercice coordonné ne sera finalement pas obligatoire à la date prévue. Mais en tout cas, cette mesure est inapplicable. On ne peut pas supprimer le forfait structure sans risquer de nombreux déplaquages, voire une mobilisation des médecins généralistes de l’ampleur de celle de 2002. Le montant du forfait structure n’est pas anodin pour les médecins généralistes ! Supprimer le forfait structure aux médecins nous amènerait à imposer la fin de tous les forfaits et leur report dans le montant des actes.

 

D’autres indicateurs commencent à s’appliquer dès cette année, même s’ils restent pour l’instant inclus dans le volet 2 du forfait structure : les indicateurs d’usage des outils du Ségur numérique (alimentation du DMP, utilisation de la messagerie sécurisée de santé). Sont-ils plus réalistes ?

On ne va pas remettre en cause le DMP et l’importance du volet médical de synthèse (VMS), à la CSMF on a toujours été pour. Mais on ne veut pas travailler pour rien. Nous nous sommes battus dans les négociations de l’avenant 9 pour que l’on valorise l’alimentation du DMP par des données structurées, à travers le VMS. Ça n’a pas été le choix qui a été fait, alors que c’est très chronophage.

Il faut voir aussi l’évolution des logiciels métiers. Certains sont ergonomiques et intuitifs et permettent d’un clic droit d’alimenter le DMP. Or, je ne suis pas sûr que tous les logiciels métiers en seront à ce stade-là, malgré les fonds dont ils vont bénéficier avec le Ségur. Tous les éditeurs n’ont pas les ressources humaines nécessaires. Certains vont répondre aux objectifs, mais si c’est peu ergonomique, peu intuitif, et que cela ne représente pas un gain de temps pour les médecins, comme les déclarations d’ALD dématérialisées par exemple, ils n’utiliseront pas ces fonctionnalités, et on fera un constat d’échec, comme pour le SAS.

Nous avons aussi des interrogations sur le contrôle de l’identité du patient par le professionnel de santé. Aujourd’hui, j’identifie un patient via sa carte Vitale. Demain, la première fois en tout cas, ce sera via l’identifiant national de santé (INS). Or, on ne sait pas exactement quelle sera la tâche du médecin.

Avec tout ça, quelle image on renvoie aux médecins ? Pour inciter les médecins à s’installer et à dégager du temps de soin supplémentaire, on sait qu’il faut supprimer des contraintes administratives. Or là, on s’aperçoit qu’avec le numérique en santé, on est partis pour alourdir les tâches administratives des médecins. Cela peut constituer des freins à l’installation. Dans cette campagne présidentielle, on a pourtant vu que l’accès aux soins était la priorité…

 

Là encore, vous demandez un report ?

Qu’on laisse le temps à chacun de s’adapter ! Dans ma structure, on est 19 médecins, et c’est la MSP qui va s’occuper de mettre à jour les logiciels avec l’éditeur. Mais comment feront tous les autres ? Qui ont plein de boulot, la tête sous l’eau, ou qui vont oublier ? On ne peut pas les sanctionner !

Les contraintes, tout particulièrement sur les médecins généralistes libéraux, sont de plus en plus nombreuses. On voit par exemple qu’on demande aux médecins qui rejoignent les CPTS de diminuer le nombre de patients sans médecin traitant : mais on ne sait pas comment ! On agite des chiffons rouges et on adopte des mesures coercitives alors qu’on ne cesse de dire qu’il faut de l’incitatif… Il ne faut pas s’étonner que les jeunes n’aient plus envie de faire de la médecine générale libérale !

 

* Accord conventionnel interprofessionnel
** Accord-cadre interprofessionnel

Aveline Marques