Professeur de médecine d’urgence à la faculté de Montpellier-Nîmes, le Pr Xavier Bobbia a coordonné une vaste étude publiée récemment dans l’European Journal of Emergency Medicine qui montre que les cas des patients noirs et des femmes pour des douleurs thoraciques sont jugés moins graves que les cas d’hommes blancs. En cause, “des préjugés liés à notre société” intervenant de façon inconsciente dans le diagnostic “intuitif” des soignants. Pour Egora, l’urgentiste revient en détail sur ce travail.

 

Egora : Qu’est-ce qui est à l’origine de cette étude de grande ampleur ?

Pr Xavier Bobbia : Il y a deux origines scientifiques à cela. D’abord, l’existence d’une littérature abondante montrant qu’un peu partout dans le monde, les femmes sont prises en charge plus tardivement que les hommes dans certaines pathologies, notamment l’infarctus. Tout comme les personnes d’apparence noire, traitées elles aussi avec plus de retard, comme le montrent des études réalisées en Amérique du Nord. Je me suis demandé quelle était la raison. En parallèle, j’ai travaillé sur ce que l’on appelle les modèles de raisonnement diagnostique. Le plus utilisé par les médecins est le diagnostic dit intuitif : c’est le fait d’avoir une intuition sur un diagnostic qui est basée sur notre expérience. Les paramètres qui font émettre un diagnostic ne sont pas conscients. Mon idée, c’était de dire, si jamais ce diagnostic est lié à des mécanismes inconscients, il peut être entaché de nos préjugés. Et finalement, peut-être que les personnes sont traitées moins vite parce qu’on considère moins leurs plaintes.

 

Quelle a été votre méthode ?

Nous avons rédigé un cas clinique d’une personne de 50 ans admise aux urgences pour une douleur thoracique. Nous avons tout décrit : sa pression artérielle, sa fréquence cardiaque, le type de douleur, etc. Nous avons volontairement choisi un cas qui n’était pas typique de quelque chose de grave, mais pour lequel il y avait des questions à se poser sur le niveau de gravité. Nous avons proposé ce cas clinique à plus de 1 500 soignants [1 563 médecins, internes et infirmières exerçant aux urgences en France, Suisse, Belgique et à Monaco, NDLR].

À ce cas clinique, était associée une image, générée par intelligence artificielle, représentant une personne d’une cinquantaine d’années, debout, grimaçante, la main sur la poitrine. Au total, huit images ont été générées : quatre hommes et quatre femmes d’ethnies différentes (Nord-Africain, Noir, Asiatique et Blanc). Chaque répondant avait une image associée. Tous les répondants avaient le même cas clinique. Théoriquement, ils auraient donc dû évaluer le même niveau de gravité.

 

Que montrent les résultats ?

Les résultats montrent qu’il y a une différence d’évaluation du niveau de gravité en fonction de l’image associée au cas clinique. La différence la plus significative est entre homme et femme : il y a une évaluation de l’homme plus grave que la femme pour le même cas clinique. Mais aussi entre l’apparence noire et les autres ethnies. Nous n’avons en revanche pas relevé de différence significative entre Blancs et Nord-Africains, Blancs et Asiatiques.

 

 

Le sexe et l’apparence ethnique des répondants influencent-ils les résultats ?

Dans notre étude, nous n’avons pas demandé l’origine ethnique des répondeurs. C’est un des principaux biais. En revanche, nous avons demandé leur sexe. Quand on analyse les résultats, on se rend compte que les soignantes évaluent moins grave le cas clinique lorsque celui-ci est associé à une image de femme plutôt qu’à une image d’homme. Ce biais d’évaluation sexiste est autant valable pour les hommes que pour les femmes.

Le sexisme est très profond dans notre société. De la même façon qu’une mère aura une tendance plus naturelle à orienter son fils vers des études plus scientifiques plutôt que sa fille, il y a la même expression chez les soignants. Je pense que les soignants sont moins discriminants que beaucoup d’autres tranches de la population, moins racistes et moins sexistes. Mais même eux, qui ont plutôt une vocation à l’équité, ont des préjugés liés à notre société. Ils restent des humains.

En revanche, je suis convaincu qu’on aurait fait cette étude il y a 50 ans, les différences auraient été bien plus grandes. J’espère que dans 10 ans, elles seront moins grandes…

 

« Vous avez 50 % de chance de plus d’être évalué en “urgence vitale” quand vous êtes un homme blanc par rapport à une femme noire »

 

Vous attendiez-vous à ces résultats ?

Non. Nous avons réalisé une étude de grande ampleur sur plusieurs pays parce que nous pensions que “l’effet” serait petit. Finalement, nous aurions pu prouver la différence d’évaluation du niveau de gravité avec beaucoup moins de participants…

L’homme est jugé “urgence vitale” dans 62 % des cas, la femme, dans 49 % des cas. Cette différence de 13 points est assez importante. Là où elle est encore plus importante c’est lorsqu’on prend uniquement le profil homme blanc et femme noire. L’homme blanc est évalué en “urgence vitale” dans 60 % des cas et la femme noire… dans 40 % des cas. C’est énorme ! Cela signifie que vous avez 50 % de chance de plus d’être évalué en “urgence vitale” quand vous êtes un homme blanc par rapport à une femme noire.

 

 

Avez-vous estimé la perte de chance pour ces patientes ?

Non, nous ne l’avons pas évaluée, mais nous aimerions le faire. C’est d’ailleurs dans nos projets pour ce qui concerne les femmes. En revanche, pour l’apparence ethnique, nous n’avons pas le droit de l’étudier en France. Il n’y a presque que les Nord-Américains qui peuvent travailler sur ce sujet – aux Etats-Unis, vous avez le droit de déclarer que quelqu’un a une apparence hispanique, noire, asiatique, et de le répertorier. Nous avons pu le faire dans le cadre de notre étude, car nous n’avons pas utilisé de photos de vrais patients, mais des images fictives.

 

Vous avez soumis le questionnaire à une vingtaine d’étudiants. Et vous avez retrouvé les mêmes résultats…

J’ai peu d’internes de médecine d’urgence à Montpellier – les promotions sont de 27. Au lieu de les faire voter sur les huit images, je n’ai sélectionné que l’homme blanc et la femme noire, et nous avons retrouvé une différence significative. Eux non plus n’étaient pas au courant de l’objectif principal de l’étude, à l’instar des quelque 1 500 autres répondants. Cela m’a permis de leur montrer qu’ils avaient aussi des préjugés et qu’il fallait qu’ils s’en méfient.

 

Faut-il revoir la formation des jeunes médecins ?

Je ne dirais pas revoir, parce que les facteurs humains en santé sont déjà enseignés durant le deuxième cycle des études de médecine puis pendant l’internat. En revanche, je pense qu’il faut insister davantage sur l’importance de ces paramètres.

 

 

Comment pourrait-on mettre fin à ces préjugés ?

Il y a, à mon sens, trois voies. D’abord, l’information. Plus l’information est diffusée, plus les gens vont se rendre compte de leurs préjugés, et y prêter attention. D’ailleurs, les retours de soignants sont positifs. Les professionnels de santé ont l’habitude de travailler sur leurs réflexes, leurs préjugés. Nous nous auto-critiquons énormément. Je couple cet axe de l’information à la formation.

Il faut ensuite s’appuyer davantage sur des échelles objectives dans l’évaluation de la gravité. La Société française de médecine d’urgence préconise l’utilisation d’échelles de triage à l’accueil, basées sur des éléments objectifs comme la pression artérielle, la fréquence cardiaque, etc.

Enfin, il faut à mon avis développer l’intelligence artificielle. Nous travaillons d’ailleurs sur une étude multicentrique dont l’objectif est de voir si l’IA est capable de nous avertir quand il y a des patients qui ont des critères de gravité, une probabilité forte de faire un événement grave.

 

Ces échelles de triage à l’accueil des urgences ne sont pas utilisées par l’ensemble des services ?

J’aurais du mal à répondre non, parce qu’il existe de vraies recommandations qui disent de les utiliser. J’espère que c’est le cas partout. Mais ce qui est certain, c’est qu’elles sont le plus souvent utilisées comme une aide en cas de doute plutôt que de façon stricte. Or même si on a, en tant que soignant, une intuition de gravité ou d’absence de gravité, il faut se fier à des éléments objectifs.

 

Avez-vous adapté votre organisation au sein du CHU de Montpellier ?

Nous venons de changer notre échelle de triage – la précédente permettait beaucoup d’interprétation. Dorénavant, nous avons une échelle de triage très précise.

 

Pensez-vous vous atteler à d’autres préjugés ?

Je suis assez intéressé pour travailler sur d’autres sujets de discrimination, oui. Par exemple sur l’obésité, des choses ont été faites en réanimation, mais je n’ai pas connaissance d’étude portant sur la discrimination aux urgences. Sur le côté diagnostic intuitif, il n’y en a pas. Plus on est obèse, plus on a de chance de faire un événement grave. Si jamais on arrive à montrer que les cas de patients obèses sont évalués moins graves que les autres, ce serait franchement paradoxal…

Je suis très intéressé par ce qui paramètre nos choix de façon inconsciente. Moi qui suis sensibilisé, je ne suis pas convaincu que mes décisions intuitives, mes réflexes, ne sont pas toujours liés à des préjugés.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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