Déplorant l’insuffisance des moyens consacrés à la lutte contre la fraude aux prestations sociales, qui représenterait 6 à 8 milliards d’euros chaque année, la Cour des comptes appelle les organismes, notamment les CPAM, à “changer d’échelle” en bloquant les possibilités de fraude dès la prescription, en contrôlant davantage de professionnels de santé et sanctionnant plus fermement et systématiquement les soignants hors des clous.
Parce que la fraude aux prestations sociales est une “atteinte fondamentale au principe de solidarité et au pacte républicain”, la Cour des comptes y prête une attention particulière. Le dernier rapport annuel sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale, publié mercredi 24 mai, ne déroge pas à la règle, avec un chapitre dédié à cet enjeu. Si les Sages de la rue Cambon reconnaissent que des “progrès significatifs sont intervenus dans la lutte contre la fraude” à la suite des rapports de l’Assemblée nationale et de la Cour des comptes en 2020, “dans un contexte rendu difficile par la crise sanitaire”, ils appellent les organismes de sécurité sociale (CAF, CPAM et caisses de retraite) à redoubler d’efforts.
La fraude aux prestations représenterait en effet 6,4 à 8,1 milliards d’euros, d’après un premier chiffrage de la Cour. “C’est moins que certaines estimations spectaculaires, orientées parfois, mais plus que ce qu’une sous-estimation indue laisserait croire”, pointe Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes. Cette estimation n’inclut cependant pas toujours les erreurs fautives, “pour lesquelles une intention frauduleuse n’a pas été prouvée”, souligne-t-il.
Pour le régime général d’Assurance maladie, l’application d’une règle de trois aux estimations déjà réalisées* conduit à un montant de fraudes et fautes total de l’ordre de 3,8 à 4,5 milliards d’euros. “80 % de la fraude vient des professionnels de santé”, pointe Pierre Moscovici. La Cnam a estimé ainsi qu’en 2019, les médecins généralistes ont fraudé ou fauté pour 215 millions d’euros, ce qui représente 3,5 % des dépenses les concernant ; les infirmières pour 393 millions d’euros (6,9 % des dépenses); les pharmaciens pour 105 millions (0,6 % des dépenses); les masseurs-kinésithérapeutes pour 234 millions (6,7 % des dépenses); les transporteurs sanitaires pour 177 millions d’euros (4,9 % des dépenses).
Côté patients, la fraude à la complémentaire santé solidaire (C2S) représenterait un montant similaire, 177 millions d’euros, soit 8,7 % des dépenses engagées. Aucune estimation n’est disponible pour les établissements de santé. Pour les prestations CAF, le montant des fraudes* a été estimé en 2021 à 2,8 milliards d’euros, tandis que pour les prestations d’assurance vieillesse, le montant est beaucoup plus faible (100 à 400 millions d’euros).
Seule une infime partie du montant estimé des préjudices liés à des fraudes et fautes est effectivement détectée par les contrôles des caisses de sécurité sociale : environ 11 % pour les prestations versées par les CAF et entre 1 % et 11 % pour les frais de santé réglés par l’Assurance maladie.
La Cour des comptes appelle ainsi à “changer d’échelle” dans la lutte contre la fraude, qui doit devenir “une priorité de tout premier plan”, à tous les stades, insiste son premier président. Il faut d’abord “tarir à la source les possibilités systémiques de fraude”, en mettant “en échec” une partie des surfacturations commises par les professionnels et les établissements de santé. “Le manque de rigueur dans les modalités de règlement des actes, séjours, biens et prestations facturés par les professionnels et les établissements de santé conduit à un préjudice pour l’Assurance maladie estimé à 3,4 milliards d’euros pour 2022”, regrette la Cour. C’est sans compter les séjours dans les établissements publics et privés non lucratifs, qui ne sont pas facturés directement à l’Assurance maladie***.
Pour régler en tiers payant, l’Assurance maladie utilise une application informatique “ancienne dont le paramétrage en vigueur ne bloque qu’une part très limitée des factures qui contreviennent aux interdictions de cumul ou d’association de certains actes médicaux ou paramédicaux fixés par les nomenclatures tarifaires”, pointe le rapport. Par ailleurs, la Cour milite pour la dématérialisation des ordonnances médicales, qui “peut permettre de prévenir le règlement par l’Assurance maladie d’actes, de biens et de prestations qui n’ont pas été prescrits, ou qui l’ont été dans de moindres quantités que celles facturées”. Mais alors que la e-prescription est censée être généralisée d’ici à la fin de l’année 2024, seuls 259 médecins utilisaient le service en septembre 2022, relève le rapport…
En matière de contrôle également, les CPAM sont priées de passer à la vitesse supérieure. Le nombre de contrôles a été fortement réduit durant la crise sanitaire : l’activité de l’année 2022 reste toujours inférieure à celle de 2019 et les contrôles n’ont toujours pas repris dans les établissements de santé, pointe la Cour. Résultats : “Les contrôles effectués par les CPAM sur les factures émises par les professionnels de santé continuent à porter sur une fraction mimine de ces dernières”, regrettent les auteurs du rapport : en 2022, seulement 1,7 % des factures des médecins, 4,2 % de celles des infirmières. Un “travail humain d’investigation” reste “indispensable” pour certains types de fraude (actes fictifs, fausse délivrance de produits de santé…), or seuls 3 400 postes équivalents temps plein sont employés au contrôle. “Ce n’est sans doute pas suffisant”, tranche Pierre Moscovici.
Une fois que les fraudes ont été détectées, il reste à récupérer les indus et sanctionner les auteurs. Là encore, la Cour reproche à l’Assurance maladie d’être trop clémente, même si elle salue l’intégration à la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 d’une mesure permettant de calculer les indus par extrapolation des fraudes réellement détectées, dispositif vivement contesté par les syndicats.
Enfin, si le taux de sanction a bondi de 42 % en 2018 à 94 % en 2022, la Cnam privilégie les sanctions administratives (pénalités financières et avertissements) aux sanctions pénales, qui impliquent de démontrer le caractère intentionnel, relève la Cour. Quant à la sanction du déconventionnement, elle est “rarissime” : seuls 45 cas en 2022, regrettent les Sages. Un décret, lui aussi décrié, a pourtant donné en 2020 la possibilité aux caisses de déconventionner d’urgence, “à titre conservatoire”, pour une durée de trois mois au plus, un professionnel de santé libéral en cas de violation particulièrement grave, rappellent-ils, appelant à “sanctionner plus efficacement” les auteurs de fraude.
* Les estimations disponibles portent sur 58 milliards de dépenses, soit 29 % seulement du total. Une estimation reste à établir pour des champs très vastes de dépenses d’Assurance maladie, notamment les médecins spécialistes, les chirurgiens-dentistes, les laboratoires d’analyses biologiques ou encore les IJ et les rentes AT-MP.
** Essentiellement concentrées sur le RSA, la prime d’activité et les aides au logement. Les CAF n’inclut pas les fautes dans leur chiffrage.
*** Les sommes à payer sont notifiées par arrêtés des ARS.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques
Sur le même thème :
Fraude à l’Assurance maladie : trois centres de santé déconventionnés
“Une violence institutionnelle inédite” : les soignants libéraux vent debout contre la nouvelle mesure anti-fraude du Gouvernement
Fraude à la Sécu : un préjudice de 286 à 393 millions d’euros rien que pour les infirmières libérales
Fraude à la Sécu : un pharmacien interdit d’exercer