Parce qu’elle avait pris la défense des Juifs face à la Gestapo, la psychiatre Adélaïde Hautval a été condamnée à la déportation, en janvier 1943. Véritable “ange blanc” des camps de concentration d’Auschwitz puis de Ravensbrück, la médecin française s’efforce de sauver les détenues malades des chambres à gaz et s’illustre par son refus de participer aux expériences menées par les médecins SS Clauberg, Wirths et Mengele, au péril de sa vie. Egora rend hommage à cette figure exemplaire de la médecine, trop longtemps restée dans l’ombre.

 

“A trois reprises, au temps où la France et toute l’Europe subissait le joug national-socialiste, le Dr Hautval, originaire d’Alsace, eut à tenir tête aux autorités allemandes en affirmant que ‘Les Juifs étaient des gens comme les autres’. En 1942, ce fut au péril de sa liberté. En 1943, dans le camp de concentration d’Auschwitz, ce fut au péril de sa vie”, écrit la Résistante Anise Postel-Vinay. Toutes deux ont en commun d’être médecin et d’avoir survécu à l’enfer des camps de concentration.

 

Sa propre étoile jaune

“Haïdi”, fille d’un pasteur alsacien qui, pour marquer son sentiment d’appartenance à la France, a choisi d’accoler le patronyme Hautval au nom de Haas*, a 36 ans lorsqu’elle est arrêtée à Vierzon (Cher), en franchissant la ligne de démarcation sans laissez-passer. De retour de sa région natale, où sa mère vient de décéder, la jeune médecin cherchait à remettre la main sur sa valise, perdue lors du voyage en train, avant de pouvoir retourner à Lannemezan (Hautes-Pyrénées), où elle exerce en tant que psychiatre. “Tout allait comme à souhait lorsque deux Allemands sont entrés dans la pièce de douane allemande où je me trouvais, et revenant d’un camp de concentration en zone libre, se sont mis à maltraiter la France en paroles”, raconte-t-elle dans une lettre à sa sœur. Adélaïde, qui maîtrise parfaitement l’allemand, ne peut s’empêcher de “riposter”.

Incarcérée à la prison de Bourges, elle en est quitte pour 5 semaines derrière les barreaux. Mais, élevée par son père dans le respect du peuple juif, elle assiste aux “premières rafles” et manifeste son indignation en se fabriquant sa propre étoile jaune en papier. La sentence de la Gestapo tombe : “Du moment que vous les défendrez, vous partagerez leur sort.” On lui amène une bande de toile blanche sur laquelle est écrit : “Amie des Juifs”.

Le lendemain, Adélaïde Hautval est transportée au camp d’internement de Pithiviers (Loiret), où elle soigne les détenues et découvre “un tout petit avant-goût” des années à venir : insuffisance criante d’hygiène, maladies infectieuses en tout genre, pénuries de médicaments et départs dramatiques des premiers convois vers un ailleurs dont on ne sait encore rien. “Je suppose qu’on attend peut-être une augmentation de ma ‘docilité’, mais je ne changerai pas d’opinion”, écrit-elle en juillet 1942 à sa sœur. Un jour, l’occasion d’une fuite se présente lors d’une sortie avec une représentante de la Croix-Rouge. Mais au dernier moment, un gendarme se joint aux deux femmes, faisant tout capoter. “Heureusement, car cet acte aurait porté un préjudice considérable aux possibilités d’action de la Croix-Rouge dans les camps. C’était un moment d’inconscience”, se rappelle-t-elle après la guerre. Seule “en position de dénoncer certains abus”, Adélaïde Hautval, est elle-même traitée de “sale youpine par un esprit plus que primaire”. Loin de s’en émouvoir, elle déclare à sa sœur que “ce sera l’une de [ses] plus grandes gloires”.

 

La Marseillaise à l’arrivée à Auschwitz

Transférée fin septembre 1942 au camp de Beaune-La-Rolande, puis à la prison d’Orléans, Adélaïde Hautval passe finalement en jugement. Prétextant qu’elle est “anarchiste” ou encore affiliée au mouvement de “L’Alsace libre”, la psychiatre est condamnée à la déportation. Après avoir transité au fort de Romainville, puis à Compiègne, elle monte dans le fameux “convoi des 31000” du 24 janvier 1943, qui transporte vers Auschwitz-Birkenau 230 femmes résistantes, telles que Danièle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier ou Charlotte Delbo. Le train arrive à destination, en Pologne, le matin du 27 janvier.

 

“On nous fait descendre des wagons… Une plaine immense tout en neige. Du brouillard, des corbeaux. La steppe russe ? Car toujours nous ignorons où nous sommes. Nous croisons des files d’hommes aux costumes rayés. Puis des femmes. Têtes rasées. Des faces hébétées. L’une d’elles, qui a l’air de commander, tape dedans. Oh ! Des prisonnières qui tapent les leurs ? Premier contact avec un monde inconnu où le renversement des valeurs fait loi. Fils de fer électrifiés qui se perdent à l’infini. La détresse menace de nous envahir et, comme défi, toutes nous chantons La Marseillaise avant d’entrer.”

 

Comme de nombreux soignants germanophones, Adélaïde Hautval est affectée rapidement au Revier (infirmerie) des déportées allemandes. Avec ses maigres moyens, elle s’efforce de sauver les détenues les plus malades des “sélections” pour les chambres à gaz, modifiant leur date d’entrée et faussant les feuilles de températures que Berlin réclame pour montrer au monde les bons soins accordés dans les camps… “Je m’arrange pour faire des diagnostics inoffensifs car je ne sais trop quelles sont leurs intentions, raconte Adélaïde Hautval. Les ordres précisent que les conclusions doivent se terminer par ‘est incapable de travailler’ ce qui signifie un arrêt de mort… Je n’ajoute pas cette phrase à la fin de mon compte-rendu.” La psychiatre est convoquée par un médecin nazi, le Dr Rhode, “brave homme” dans la vie ordinaire, devenu “exécuteur docile des ordres”, qui lui propose d’ajouter lui-même cette phrase. La Française refuse, l’Allemand fulmine. “Nous sommes tous des instruments, nous devons exécuter les ordres, nous ne sommes pas responsables. Il faut que vous deveniez dure !”

Mais Adélaïde Hautval reste inflexible, toujours fidèle aux “valeurs premières” de la médecine, réprouvant les confrères qui acceptent de jouer le jeu des Nazis en disposant de la vie des malades. “Il est vrai qu’il y a la formule si souvent utilisée : ‘Si vous ne le faites pas, d’autres le feront à votre place et ce sera certainement pire’. Que vaut cette excuse exactement ? N’est-elle pas dans la plupart des cas un leurre destiné à masquer une décision qui vous coûterait ?” Mais alors qu’une camarade autrichienne finit par ajouter la phrase redoutée au compte-rendu pour lui éviter des ennuis “sérieux”, Adélaïde Hautval se demande a posteriori si “pour garder bonne conscience on peut admettre que quelqu’un d’autre se charge d’une besogne qui risque d’être pour lui un sujet de tourment dans la suite”. Un des nombreux dilemmes éthiques inextricables auxquels elle sera confrontée.

 

Dans le bloc 10

En mars 1943, le médecin SS Eduard Wirths, qui officie au bloc 10, situé au sein du camp des hommes, à Auschwitz-I, lui demande si elle ne veut pas faire “un peu de gynécologie”. Poussée par la curiosité de “savoir ce qu’ils y font, ce dont ils sont capables”, pour pouvoir un jour en témoigner, la psychiatre accepte de lui servir d’assistante, ainsi qu’à son frère, pour une expérience “à première vue” “relativement inoffensive” pour les cobayes et qui pourrait même se révéler “bénéfique” pour les femmes en général.

 

“Le but de l’expérience était de déceler par un examen colposcopique les états précancéreux du col de l’utérus, spécialement du museau de tanche, relate-t-elle. On examinait tout d’abord celui-ci à l’état naturel puis on utilisait des réactifs spéciaux tels que l’acide acétique et un composé iodé qu’on déposait par attouchements sur le col. En cas d’altération de l’épithélium pavimenteux de celui-ci, il devait réagir au premier en prenant un aspect blanchâtre (coagulation). Pas de changement à l’utilisation du second. […] Dans les cas douteux, il faut agir comme s’il s’agissait de cas avérés. Si l’examen est positif (réaction positive à l’acide acétique), il faut procéder à une amputation circonscrite du museau de tanche et reformer l’ouverture. Les pièces enlevées sont envoyées à un laboratoire de Munich. L’examen au microscope doit soi-disant prouver qu’un stade précancéreux présente en réalité déjà des altérations cancéreuses.”

 

Wirths l’informe qu’elle devra également assister le Pr Carl Clauberg dans ses expériences de stérilisation des femmes juives par injection. “J’y suis absolument opposée”, répond-t-elle. “Étonnement feint ou réel de ce qu’un médecin puisse être l’adversaire d’une méthode de sélection assurant une sélection de la race. Je réponds que ceci était fort discutable et menait à des abus. La discussion s’élargit et on me parle des Juifs. Je ne puis m’empêcher de dire que personne n’avait le droit de disposer ainsi de la vie des gens.” La franchise paie, on ne lui parle plus de seconder Clauberg.

 

 

Les travaux sur la dépistage précoce du cancer du col utérin se poursuivent quelques temps, quand Adéläide Hautval acquière la conviction que bien que “plus subtile”, cette expérience “n’en égale pas moins les autres expériences en arbitraire et en mépris total du respect de l’homme” : alors que l’examen colposcopique est “capricieux”, “l’ordre est donné d’opérer tous les cas douteux, donc en réalité même ceux qui probablement sont négatifs”, il y a l’”obligation de procéder à une amputation du museau de tanche alors qu’une simple excision de la partie atteinte suffirait”, “il n’est nullement question de soigner et de suivre les ‘malades’ opérées”, “le résultat de l’analyse n’est jamais communiqué”. “Je ne puis me prêter à l’exécution de leurs ordres. Prenant prétexte de mes ulcères aux jambes non guéris encore, j’en fais part au Dr Wirths, qui acquiesce sans commentaire.

 

Face à Mengele

Mais Adélaïde Hautval se trouve ensuite confrontée à un autre médecin, qui veut l’enrôler “de force” pour faire des narcoses et devant son refus, la dénonce à Wirths… “Ne voyez-vous donc pas que ces gens (les Juifs) sont différents de nous ?”, lui lance ce dernier. “Je ne puis m’empêcher de répondre que dans ce camp, bien des gens étaient différents de moi, par exemple lui-même. A ma grande stupéfaction, le Dr Wirths ne réagit pas, malgré la présence de témoins, hiérarchiquement ses inférieurs.” A un journaliste de L’Express qui l’interroge sur cet épisode en 1964, la psychiatre commente : “Au fond, ce sont des faibles qui cherchent toujours à dissimuler leur faiblesse sous des rêves de compensation. Et si on leur tient tête un peu, ils sont sans réaction, ils sont démontés.”

Après l’incident, Adélaïde Hautval s’attend à des représailles. Mais grâce à l’aide de complices, elle est exfiltrée dans la nuit vers Birkenau et cachée durant un temps. Elle finit par réintégrer le Revier de Birkenau… avant d’être à nouveau transférée au bloc 10. Cette fois, elle fait face au Dr Josef Mengele, “un détraqué, un dangereux. Sans scrupules, il joue avec les existences humaines comme un chat avec les souris”. Il la convoque pour lui demander de participer à ses “atroces travaux sur les jumeaux”. “A ma question : ‘Cet ordre est-il définitif ?’, il répond : ‘Mes ordres sont toujours définitifs’. Mais son entourage m’a fait savoir que par la suite il aurait dit : ‘Je ne peux pas la forcer à faire ce qu’elle ne veut pas faire.’” Réfléchissant en 1987 à son attitude de refus de tout compromis, Adélaïde Hautval conclut : “La diplomatie n’est pas mon fort. De plus, le refus n’est efficace que s’il est massif.”

Luttant contre le typhus entre novembre 1943 et mars 1944, Adélaïde Hautval reçoit la visite de quelques-uns de ces “messieurs-confrères”, qui auraient alors déclaré : “Ceci lui est arrivé puisqu’elle ne nous a pas obéi. Elle mourra.”

La psychiatre française est transférée au camp de Ravensbrück (Allemagne) en août 1944, où elle restera jusqu’à la fin de la guerre. Affectée au Revier, elle hospitalise un maximum de détenues – jusqu’à 500 simultanément – pour leur permettre de se reposer à tour de rôle. Après la libération du camp par l’armée russe le 30 avril 1945, elle reste pour soigner les malades qui ne peuvent être transportés aux côtés de Marie-Claude Vaillant-Couturier. Elles ne sont évacuées qu’à la fin du mois de juin.

 

“L’une des personnalités les plus remarquables que l’humanité ait connues”

En décembre de la même année, l’Alsacienne reçoit la Légion d’honneur, qu’elle estime ne pas mériter. Elle devient médecin scolaire, d’abord à Besançon, puis dans le Val-d’Oise. Elle obtient avec peine sa carte de déportée résistante car elle ne faisait pas partie d’un réseau ou d’une organisation. Bien qu’elle ait couché sur le papier ses souvenirs dès 1946, Adélaïde évoque peu le passé, y compris auprès de sa famille, éprouvant une aversion profonde pour la publicité personnelle. En 1964, elle est amenée à témoigner à Londres dans le procès pour diffamation intenté par le Dr Wladislaw Dering contre Léon Uris, après la publication du roman Exodus. Son refus de participer aux expériences médicales fait forte impression au juge.

L’année suivante, elle est honorée en tant que Juste parmi les nations par l’institut Yad Vashem. C’est la deuxième femme française – la première personnalité médicale – à avoir reçu cette distinction. En 1983, Adélaïde Hautval participe à l’ouvrage Les chambres à gaz, secret d’Etat. Se trouvant des signes de maladie de Parkinson, elle se suicide le 12 octobre 1988. “L’une des femmes les plus admirables que j’ai connues nous a quittés, écrit alors Moshe Bejski, juge de la Cour suprême d’Israël. Et je n’exagère pas en disant qu’elle était une des personnalités les plus remarquables que l’humanité ait connues.”

 

* Adélaïde fait de même en 1951.

 

Références :

– Adélaïde Hautval, Médecine et crimes contre l’humanité. Le refus d’un médecin déporté à Auschwitz de participer aux expériences médicales, Editions du Félin, 2019 (première édition en 1993).
– Bruno Halioua,
Les Médecins d’Auschwitz, Editions Perrin, 2022.
“Docteur Adélaïde Hautval, résister jusqu’au bout” : série de podcasts de Radio France.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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