Abandon du préservatif, chemsex… La reprise des comportements sexuels à risque expose à l’émergence d’une nouvelle IST mortelle, alerte Eric Caumes, professeur d’infectiologie à Sorbonne université, dans son dernier ouvrage Sexe : les nouveaux dangers (Bouquins éditions). L’ancien chef du service des maladies infectieuses à la Pitié-Salpêtrière, désormais consultant à l’Hôtel-Dieu, critique la stratégie de prévention axée sur le seul VIH au travers de la PrEP, ainsi que l’abandon du safer sex, qui laisse le champ libre aux autres infections, comme on l’a vu avec le monkeypox.

 

Egora.fr : Le quotidien en infectiologie a été mouvementé ces dernières années… A quel moment avez-vous entrepris l’écriture de ce livre ?

Pr Eric Caumes : Ça fait cinq ans que je sonne l’alarme sur les infections sexuellement transmissibles (IST), en publiant dans la presse médicale et dans des revues scientifiques, pour dire : attention, si on continue comme ça, une maladie émergente va nous tomber sur la tête… Là-dessus, le Covid est arrivé et a calmé tout le monde, entrainant une baisse des IST. Et maintenant ça repart comme avant.

J’ai commencé à écrire ce livre il y a plus de deux ans. Ce qui m’a donné un coup de fouet, c’est l’arrivée du virus monkeypox, démonstration in vivo des avertissements lancés.

Aujourd’hui, le sujet est complètement d’actualité : préservatif gratuit en pharmacie (annonce de Macron arrivée dans le mois suivant la sortie de mon bouquin), le chemsex avec Pierre Palmade, la vaccination HPV au collège et maintenant la PrEP qu’on veut étendre au-delà des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) à risque, et au-delà des antirétroviraux, avec des antibiotiques comme la doxycycline…

 

Vous lancez l’alerte en disant : “L’histoire des IST au cours du 20e siècle est en train de se répéter sous nos yeux en ce début de 21e siècle.” Vous écrivez qu’on n’est pas à l’abri de voir surgir une nouvelle IST potentiellement mortelle ou de voir une maladie comme Ebola se transmettre par voie sexuelle. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Pour Ebola, on sait déjà que c’est transmis sexuellement, jusqu’à plusieurs mois après la guérison, et cela a même été à l’origine de résurgences épidémiques en Afrique. Pourquoi cela n’arriverait-il pas en France à partir d’un voyageur convalescent ? Le monkeypox est bien arrivé d’Afrique.

Plus généralement, ce qui me fait dire cela, c’est l’abandon du safer sex et du préservatif et la reprise des comportements à haut risque dans les populations très exposées, qui se pensent intouchables ou pensent que la science résoudra leur problème. Je fais référence ici aux “hypersexuels”, qui représentent une minorité des HSH, dont la majorité pour sa part regarde cela avec effarement… Ce sont des personnes qui ont des relations sexuelles non protégées avec des partenaires multiples et inconnus, dont ils ignorent presque tout. Ces comportements réapparaissent, donc il n’y aucune raison pour que les maladies associées à ces comportements, de nouvelles maladies, n’apparaissent pas, comme l’épidémie de VIH est apparue dans les années 1970.

 

 

Vous établissez une comparaison entre les années 1970 et les années 2010 d’ailleurs…

Oui, et la comparaison est aussi valable pour les drogues. Ainsi pour le chemsex, où le langage est similaire à celui des toxicos des années 1970-1980. A l’époque on utilisait le mot “flash” quand on s’injectait l’héroïne, les chemsexeurs utilisent eux le mot “slam” [claquer, NDLR]. Maintenant on ne parle plus de “manque”, mais de “craving”, c’est-à-dire l’envie irrépressible de reprendre le produit, dont vous ne pouvez plus vous passer. Ce sont les mêmes phénomènes de dépendance aux drogues.

L’affaire Palmade est une illustration de ce que je raconte dans le livre. Depuis sa sortie, tous les événements me donnent raison… Mais personne n’en a envie. Le livre a été boycotté car personne ne veut voir cette réalité en face mais moi je remplis mon devoir d’alerte en tant que médecin.

 

Vous vous montrez critique sur la stratégie de prévention des IST, que vous jugez trop centrée sur le VIH au détriment des autres infections qui ont fait leur grand retour… Quelles sont les dernières tendances pour le gonocoque et la syphilis ?

Les données post-Covid ne sont pas encore sorties. Le dernier rapport, publié en décembre 2022 et portant sur l’année 2021, montre que ça repart. Pour le gonocoque, on reste sur une pente ascendante chez les HSH depuis des années. La syphilis oscille entre des hauts et des bas. Mais le problème, c’est que pendant la période Covid, il y a eu un défaut de surveillance donc les chiffres 2020 et 2021 ne sont pas fiables.

Par contre, l’arrivée d’une maladie comme la variole du singe en mai 2022 prouve bien qu’il y a une rechute majeure en matière de comportements sexuels à risque. Il est vrai que le monkeypox peut contaminer des femmes et des enfants. Mais 97% des cas se sont révélés être observés chez des HSH avec des comportements à risque : partenaires multiples et inconnus – c’est d’ailleurs ce qui a rendu impossible le traçage des cas contacts – et souvent ils sont aussi chemsexeurs. Mais ce n’est pas politiquement correct de le dire. En France, on a ainsi mis du temps à reconnaître qu’il s’agissait d’HSH essentiellement. Dans l’ouvrage, je raconte une réunion surréaliste à la DGS. Une journaliste pose la question : “Est-ce qu’on peut connaître le sexe des cas?” On lui répond : “Non, c’est trop tôt…” Alors qu’on savait déjà que c’était une écrasante majorité d’HSH. Les Espagnols, les Allemands ou les Canadiens l’avaient dit. C’est scandaleux, c’est nier la réalité épidémiologique… et pour la prévention, ce n’est pas une bonne idée. Le maître-mot n’était pas d’informer objectivement, il était de ne pas stigmatiser.

 

Le propos principal de votre livre est de critiquer le “tout-PrEP”. Pour quelles raisons ?

Il ne faut pas exagérer, la PrEP fait seulement une dizaine de pages sur 270 pages. Sur le VIH, la PrEP est efficace même si dans les études, on ne l’a jamais comparée au safer sex et au préservatif, gold standard de la prévention, mais au “laisser-aller”. Une anomalie éthique qui n’a bizarrement interpellé personne… Mais pour les autres IST, la PrEP, c’est une mauvaise stratégie. On se protège contre le VIH mais pas contre les autres IST. Or il existe une prévention contre toutes les IST et qui ne vaut pas un rond : le safer sex. Vous utilisez un préservatif, vous faites attention avec qui vous faites l’amour, vous n’avez pas de partenaires multiples et inconnus dans la même soirée…

On est en train de foutre en l’air des décennies de prévention comportementale en matière d’IST pour satisfaire une minorité qui ne veut plus entendre parler du safer sex. Ce n’est pas de la santé publique.

 

Cette prise de position vous a valu des critiques, voire d’être taxé d’homophobie…

Vous ne savez pas ce que je me suis pris… Je me suis fait traiter de complice du Sida, d’homophobe, y compris par des “collègues” avec qui j’avais pris en charge ces patients dans les années 80. Je ne cible pas les HSH, mais la minorité hypersexuelle. Et je ne veux pas les stigmatiser, mais les protéger, les informer, les alerter car ce sont eux les premières victimes !

Leur dire “allez-y faites ce que vous voulez, on a de quoi vous protéger”, c’est complètement fou. Ça revient à leur faire avaler des médicaments presque tous les jours… et on ne les protège que contre le VIH ! De toute façon, on ne pourra jamais les protéger contre toutes les IST, il y en a plus d’une vingtaine.

 

Vous évoquez également des conflits d’intérêts…

Une prévention qui n’est pas basée sur les modifications comportementales mais sur un médicament soulève toujours la question des conflits d’intérêts qu’il y a derrière…

 

Que pensez-vous de la possibilité pour les généralistes d’initier la PrEP ?

Je pense que c’est une excellente idée. Les généralistes connaissent bien leur patient. Ils sont capables de leur expliquer que le préservatif c’est quand même important, etc.

 

Vous évoquiez l’émergence de la variole du singe. Où en est-on de l’épidémie?

Son explosion a été favorisée par les grands rassemblements festifs type gay pride, mais aussi par une sorte de libération post Covid. Plus personne ne prenait de précautions en dehors de la PrEP pour le VIH. Heureusement qu’il y a eu le vaccin. Toutefois, ce n’est pas ce dernier qui a mis fin à l’épidémie, mais la modification des comportements sexuels. Ça a été montré aux Etats-Unis, dans la revue des CDC (MMWR) : environ moitié moins de partenaires sexuels, de chemsex, de relations avec des partenaires inconnus. C’est intéressant, parce que ça veut dire que la communauté HSH garde au fond d’elle-même cette culture du safer sex. Et c’est tant mieux.

Mais le virus continue de circuler à bas bruit et ma crainte, c’est que l’épidémie reparte à la faveur des grands rassemblements gay des mois de mai et juin prochains.

 

Malgré la vaccination?

L’efficacité de cette vaccination n’a jamais été évaluée correctement dans cette indication. Il y a des cas publiés où les gens étaient vaccinés, y compris des formes graves. Ils ont été décrits par une équipe belge dans Eurosurveillance*.

 

Estimez-vous que cette alerte a été prise au sérieux ?

Non, je pense que ça n’a servi de leçon à personne. Personne n’a pris la mesure des choses. Tout le monde croit que ça va se résoudre par la vaccination, personne n’a compris l’importance de la modification des comportements.

J’ai bien peur que ça reparte… Et si ce n’est pas ça, ce sera autre chose.

 

La HAS a publié jeudi 9 mars de nouvelles recommandations en matière de lutte contre les IST. Elle recommande la notification au partenaire et le traitement accéléré des partenaires (TAP) en cas de diagnostic d’une IST. Est-ce une bonne chose?

Traiter les partenaires, c’est le B.A.-BA du traitement d’une maladie infectieuse contagieuse puisqu’il s’agit avant tout de casser les chaines de contamination. La HAS a découvert la lune ! Mais quand la majorité des partenaires est inconnue, comme on a vu avec la variole du singe, il faut m’expliquer comment faire…

Personne ne veut discuter de la sexualité, qui est quand même le nœud du problème.

 

Autre “danger” sur lequel vous alertez : le risque d’antibiorésistance pour de nombreuses IST bactériennes (notamment le gonocoque), mais aussi potentiellement d’une résistance du VIH aux antirétroviraux… Est-ce une menace sérieuse?

Quelques cas cliniques ont été décrits. Il y a des échecs de la PrEP qui sont liés à l’émergence de virus résistants. Ce n’est pas une nouveauté.

Le gonocoque malheureusement, c’est une évidence, il devient de plus en plus résistant aux antibiotiques, notamment aux céphalosporines de troisième génération. Pas en France mais ça va arriver… C’est inéluctable.

Quant à la syphilis, elle est déjà devenue résistante aux macrolides (dans 95% des cas) en l’espace de 30 ans. Ceux qui pensent qu’on peut donner de la doxycycline en prophylaxie post-exposition dans les populations à risque sont des apprentis sorciers transformant ces personnes en cobayes de laboratoire… c’est très dangereux ! Il est évident que ça va favoriser l’émergence de la résistance à la doxycycline, c’est darwinien. Ce serait une catastrophe, il n’y aurait plus qu’une seule classe d’antibiotiques qui marcherait dans la syphilis, les bêta-lactamines.

 

Pour les HPV, le Président de la République a annoncé l’organisation de campagnes de vaccination au collège. Est-ce une bonne mesure?

On a dix ans de retard en la matière. Alors je trouve évidemment que c’est une excellente initiative. Le seul problème, c’est qu’elle vient bien tard et qu’il n’y a personne pour la mettre en pratique. Il n’y a plus de médecins, ni même assez d’infirmières, en milieu scolaire. C’est très beau sur le principe, mais on est dans la com’. Cela dit, c’est une com’ positive : plus on parle de ça, mieux c’est. Les cancers HPV induits, c’est le futur scandale sanitaire car au niveau de la couverture vaccinale française, on est nul ! En Australie, ils n’ont plus de cancers HPV induits mais ils ont commencé il y a 15 ans.

Je suis content de voir les choses bouger dans le même sens que ce que j’ai écrit dans mon bouquin.

 

 

Est-ce qu’il faut aller plus loin en rendant le vaccin obligatoire ?

Je pense, oui. La PrEP est bien remboursée à 100% par la Sécu pour les HSH, alors pourquoi pas la vaccination HPV pour la prévention des cancers chez les femmes (et chez les hommes) ?

 

Je reviens sur l’affaire Pierre Palmade, qui a révélé au grand public l’existence du chemsex. Quels sont les dangers de cette pratique ?

Il y a tous les troubles du comportement, d’ordre psychiatrique, liés aux multiples drogues car il n’y a pas que la cocaïne dans le chemsex. Mais il y a aussi des dangers médicaux. Dans la moitié des cas, les chemsexeurs s’injectent le produit, donc le risque c’est notamment l’hépatite C. A tel point qu’on dépiste les chemsexeurs pour l’hépatite C tous les trois mois. On les traite systématiquement, mais ils peuvent se recontaminer, et on les retraite encore… Dépister n’est pas prévenir, c’est constater !

 

 

Le VIH, je vous avoue que ça m’inquiète énormément. La plupart des malades sont indétectables dans le sang et quand ils sont indétectables dans le sperme, il n’y a pas de transmission sexuelle possible. Mais si vous partagez la seringue ?

L’autre risque, c’est la désinhibition, et dans le cadre de ce laisser-aller, de ne prendre aucune précaution en matière de sexe autre que la PrEP.

Et avec l’affaire Palmade, personne d’autre que moi n’a dit que le chemsex était associé à une augmentation des IST, c’est quand même incroyable.

Je suis vraiment attristé quand je vois les réactions des politiques et même de certains collègues qui sont d’accord mais ne veulent pas en parler, ou de journalistes qui considèrent que c’est trop “touchy”. Il y a une véritable omerta dans ce domaine.

 

Question un peu hors sujet, mais dont on parle. Le FBI a déclaré récemment que la pandémie de Covid était “très probablement liée” à un incident de laboratoire à Wuhan. Quel est votre point de vue ?

Personnellement, je l’ai écrit il y a deux ans dans mon bouquin Urgence sanitaire [Ed. Robert Laffont]. J’avais donné trois arguments : on ne trouve pas l’animal intermédiaire – or pour les coronavirus il y a toujours un animal intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme ; on sait que dans ce laboratoire il y a des problèmes de sécurité ; et dans l’histoire, il y a déjà eu des précédents, des fuites d’agents pathogènes qui déclenchent des épidémies (le charbon en Russie en 1979, par exemple).

Mais on sait que des recherches faites dans le laboratoire de Wuhan ont été financées par les Américains, et que le laboratoire a été construit par les Français, donc à mon avis on va mettre la poussière sous le tapis. Personne n’a intérêt à ce que ça sorte. Et les Chinois de toute façon ne donneront jamais les éléments permettant de prouver ce qu’il s’est passé.

 

* Berens-Riha Nicole et al. Severe mpox (formerly monkeypox) disease in five patients after recent vaccination with MVA-BN vaccine, Belgium, July to October 2022. Euro Surveill. 2022;27(48):pii=2200894.

 

Pr Eric Caumes, Sexe : les nouveaux dangers, Bouquins éditions, octobre 2022.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aveline Marques

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