Les éditions Gallimard ont publié le 5 mai dernier le roman Guerre, premier des manuscrits inédits retrouvés de Céline. Probablement rédigé en 1934 par l’auteur, médecin de formation, Guerre met en avant son double romanesque, le brigadier Ferdinand, blessé sur le champ de bataille ; et nous plonge tout droit dans les traumatismes de l’écrivain controversé.

 

On aurait pu ne jamais avoir ces 250 feuillets entre les mains. Et pourtant… Le 5 mai était publié le premier des manuscrits inédits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline, aux éditions Gallimard. Une parution particulièrement attendue depuis le 4 août dernier, date à laquelle le Monde a révélé la découverte de milliers de feuillets écrits par l’auteur, qui avaient disparu au moment de la Libération. Disparus… ou volés dans son appartement de Montmartre, rue Girardon, comme le répétait haut et fort Céline, également auteur de pamphlets antisémites et qui avait dû quitter la France dans la précipitation pour l’Allemagne nazie, avant de rejoindre le Danemark. Laissant derrière lui de véritables chefs d’œuvre de littérature…

Après la Libération, toute la “Célinie” se mit en quête de ces trésors perdus, rapporte Le Monde, et notamment du manuscrit complet de Casse-pipe, roman paru inachevé en 1949. De grandes théories fusent sur le responsable de ce “kidnapping”, parfois avancées par Céline lui-même, ce dernier accusant notamment Oscar Rosembly, son ancien comptable. A la Libération de Paris, ce dernier aurait, avec les Forces françaises de l’intérieur, visité les appartements de célébrités en fuite, dont Céline. Subsistent les célèbres et déjà publiés Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit, Nord, et Rigodon entre autres, mais aussi les textes noirs de l’auteur, ceux qui ont fait de lui un auteur controversé : les pamphlets antisémites Bagatelles pour un massacre, L’Ecole des cadavres et Les Beaux draps.

Jusqu’à sa mort, en 1961, Céline n’aura de cesse de crier au vol. Il faudra attendre le décès de sa veuve, l’ex-danseuse Lucette Destouches, pour que le mystère se dissipe. C’est à sa disparition que l’ancien journaliste de Libération Jean-Pierre Thibaudat contacte Me Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste du monde de l’édition. Il lui dit avoir en sa possession des milliers de feuillets manuscrits de Céline, qui lui ont été remis par un lecteur du quotidien il y a “plus quinze ans”. L’équivalent d’un mètre cube. Ce lecteur les lui a remis “en ne posant qu’une seule condition : ne pas les rendre publics avant la mort de Lucette Destouches, car, étant de gauche, il ne voulait pas ‘enrichir’ la veuve de l’écrivain”, raconte l’avocat parisien au Monde.

Me Pierrat contacte alors les ayants-droit de la veuve de Céline : François Gibault, avocat de 89 ans et ami de Lucette Destouches ; et Véronique Chovin, 69 ans. Une rencontre entre ces deux-là est organisée le 11 juin 2020 au cabinet de Me Pierrat, à Paris. En désaccord sur le devenir de ces manuscrits, les ayants-droit entament une bataille judiciaire et portent plainte pour recel de vol devant le tribunal de grande instance de Paris, estimant que Jean-Pierre Thibaudat n’est pas en droit de disposer à sa guise de ces trésors longtemps disparus. Thibaudat est convoqué en mars au siège de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC), à Nanterre.

 

 

L’ancien journaliste – qui n’aura de cesse de répéter qu’il n’a aucunement voulu s’enrichir grâce à ces feuillets, refuse de dévoiler l’identité de la personne lui ayant confié les manuscrits, invoquant le secret des sources. De lui-même, il remet ces derniers – qu’il avait auparavant soigneusement retranscrits – à la justice. Après une expertise confirmant que les textes étaient bien de Céline, le procureur de la République ordonne qu’ils soient remis aux ayants-droit. Finalement, ces derniers décident de publier sans tarder Guerre, un roman de 250 feuillets, avec les éditions Gallimard.

Il s’agit-là d’un premier jet, souligne l’historien chargé de l’édition, Pascal Fouché. Les noms des personnages changent au fil du récit. L’écriture y est brute, difficile à déchiffrer parfois car des mots manquent ; mais l’on reconnaît le style vif, incisif, de l’auteur du Voyage au bout de la nuit, roman qui a fait le succès de l’homme et pour lequel il a reçu le prix Renaudot.

 

“J’ai attrapé la guerre dans la tête”

Ce manuscrit – entre le récit autobiographie et le roman, le réel et l’imaginaire parfois fantasmagorique – commence sur la blessure du soldat Ferdinand, double de l’auteur, âgé de 20 ans. En cela, les Céliniens avancent que Guerre prend place juste après Voyage au bout de la nuit dans l’œuvre du romancier. Alors qu’il devait porter un ordre à un colonel d’infanterie, Ferdinand est blessé au bras droit et très probablement à la tête, le 27 octobre 1914, à Poelkapelle, en Belgique. Il gît dans le sang et le froid, entouré de ses frères d’armes, tous morts, “dans cette mélasse pleine d’obus qui passaient en sifflant”. “Il avait plus l’air de rester que moi en fin de compte dans cette saloperie d’aventure.” D’emblée, Céline décrit un univers d’horreur.

Tout au long de son roman, Céline expose dans un argot toujours pertinent son traumatisme lié à la guerre. Traumatisme incessamment rappelé par les migraines et le bourdonnement dans sa tête. “J’ai attrapé la guerre dans la tête”, dit-il. Une phrase qui résume l’impact physique et psychologique de la guerre sur le jeune homme. A propos de ce choc à la tête, François Gibault, ayant-droit de Louis-Ferdinand Céline, écrit dans l’avant-propos : “Cette blessure n’a jamais été homologuée mais il n’est pas douteux que Céline s’est plaint toute sa vie de névralgies, accompagnées de violents acouphènes, comme si un train lui passait dans la tête.”

 

 

Céline décrivait lui-même ses douleurs dans un document détenu par Helga Pedersen, ancienne ministre danoise de la Justice et ancienne présidente de la Fondation Mikkelsen :

“Mal de tête permanent (ou à peu près) (céphalée) contre lequel toute médication est à peu près vaine. Je prends huit cachets de gardénal par jour – plus deux cachets d’aspirine, on me masse la tête tous les jours, ces massages me sont très douloureux. Je suis atteint de spasmes cardiovasculaires et céphaliques qui me rendent tous efforts physiques impossibles – (et la défécation).
Oreille : complètement sourd oreille gauche avec bourdonnements et sifflements intensifs ininterrompus. Cet état est le mien depuis 1914 lors de ma première blessure lorsque je fus projeté par un éclatement d’obus contre un arbre.”

La légende raconte aussi que l’écrivain aurait été trépané, rappelle François Gibault. Une thèse également relayée par le Pr Henri Mondor dans la préface de la première édition de Voyage dans la collection de la Pléiade en 1962. “Il reste que la version de Céline selon laquelle il aurait subi un choc à la tête est la plus vraisemblable – et les premières pages de Guerre paraissent correspondre à la vérité”, estime l’auteur de l’avant-propos.

Malgré ses multiples blessures, Ferdinand parvient à se relever dans la misère qui l’entoure et tente de rejoindre Ypres, aidé par un soldat anglais. Toujours vivant, il semble rompre avec son ancien lui, avec le passé en somme. “Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, la partie de l’amitié pour l’Anglais qu’était consolante, la partie du genou qui s’en barrait comme par hasard, la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait plus – et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste, enfin une drôle de partie qui voulait par-dessus les autres me raconter une histoire.”

Plus tard dans le récit, l’on retrouve la rupture nette avec le passé, à travers la haine qu’il voue désormais à ses parents. “Jamais j’ai vu ou entendu quelque chose d’aussi dégueulasse que mon père et ma mère.”

 

“Des troufions de toutes les batailles”

Le soldat Ferdinand perd connaissance et se réveille dans une église, qu’il doit quitter peu de temps après sous la menace des bombardements. Il est finalement emmené à Peurdu-sur-la-Lys (ville d’Hazebrouck dans le Pas-de-Calais) pour y faire sa convalescence au Virginal Secours, un établissement tenu par des femmes. “C’était une petite ville mais en position juste pour recevoir des troufions de toutes les batailles”, décrit le narrateur. Il fait dès son arrivée la connaissance de mademoiselle L’Espinasse, une infirmière qui s’adonne à des pratiques sexuelles avec les blessés et éclopés qu’elle soigne et “sonde”.

A son arrivée au Virginal Secours, Ferdinand raconte ainsi : “Elle ouvre d’un coup mon pantalon. Elle me tâte le roméo. Les mecs sortent pour aller en chercher un autre vaseux. La gonzesse alors elle insiste plus précisément sur mon pantalon. Vous me croirez si vous voulez mais je bandoche. Je voulais pas avoir l’air trop mort pour pas qu’on m’encaisse, mais je voulais pas trop bander non plus qu’on m’aurait cru imposteur. Pas du tout, la rombière elle me tâtait si bel et si bien que je tortille. […] Je devais lui plaire à la même, d’emblée. Elle était pas répugnée. Elle me lâchait plus le zobar.”

Dans ce texte, la violence dépasse la guerre elle-même, elle est dans toute l’humanité, dans chaque homme et, surtout, dans chaque femme. Dans Guerre, elles sont en effet des individus sadiques – à l’image de L’Espinasse (Ferdinand est témoin d’une scène de nécrophilie), des monstres, ou encore des prostituées – à l’image d’Angèle, femme de Bébert (qui devient Cascade), son compagnon d’infortune qui le suit une bonne partie du récit. Ce dernier sera fusillé pour mutilation volontaire après qu’Angèle l’a dénoncé aux autorités militaires.

 

 

Ferdinand lui aussi a la “trouille” d’être soupçonné de désertion. Peur qui atteint son paroxysme lorsque le commandant Récumel, rapporteur au conseil de guerre du 92e corps d’armée, vient à son chevet pour enquêter sur les circonstances dans lesquelles le brigadier est tombé avec son convoi au champ de bataille… Et bien vite envolée lorsqu’il reçoit la médaille militaire. Dès lors, place à l’héroïsme, à l’exploit, au suprême courage. “Dans la bataille des cons de la gueule t’es enfin en train de gagner très haut, t’as la fanfare particulière dans la tête, t’as la gangrène qu’à moitié, t’es pourri c’est entendu, mais t’as vu les champs de bataille où qu’on décore pas la charogne et toi t’es décoré, ne l’oublie pas ou t’es que l’ingrat, le vomi déconfit, la raclure de cul baveux, tu vaux plus le papier qu’on te torche.”

 

“C’était fini cette saloperie”

Au-delà de mademoiselle L’Espinasse, le sexe est omniprésent dans ce texte inédit. Il est lui aussi empreint de violence. Il est cru, parfois sale, voire brutal. Comme lorsqu’Angèle lui propose de s’adonner à un jeu sexuel : Ferdinand doit se cacher pendant qu’Angèle couche avec un Ecossais. Il doit sortir de sa cachette durant l’acte et se faire passer pour le mari indigné d’Angèle, dans l’espoir que l’amant, honteux, lui donne de l’argent en échange de son silence. La scène de coït est d’une violence inouïe. “Enfin il est remonté sur la môme à peine qu’il avait repris ses esprits. Elle soufflait encore. Il lui a remis tout. Elle réagissait plus qu’à peine tellement qu’il était puissant l’Ecossais.”

Ces jeux, mais aussi les sorties qu’il faisait en douce avec Cascade, permettent de maintenir le narrateur en vie. Une existence brutale, certes, mais une existence tout de même. “Je reprenais sur le pavé une putain d’envie de vadrouille. J’étais pas mort.”

C’est finalement grâce au scénario lubrique inventé par Angèle que le récit prend une autre tournure. Ils parviennent à piéger un riche major britannique, Cecil B Purcell, qui décide, malgré la supercherie, d’emmener Angèle et Ferdinand en Angleterre, loin du front. Guerre se termine sur ce départ vers l’Angleterre. Sur le bateau à Boulogne, il dit : “C’était fini cette saloperie, elle avait [répandu] tout son fumier de paysage la terre de France, enfoui ses millions d’assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerde. Yen avait plus, la mer avait tout pris, tout recouvert.

Mais si le front se dissipe, la guerre, elle, change de nature. “La guerre m’avait donné aussi à moi une mer, pour moi tout seul, une grondante, une bien toute bruyante dans ma propre tête. Vive la guerre !”

Dès l’automne, seront publiés deux autres textes inédits de Céline : Londres, qui revient sur le départ en 1915 du brigadier Ferdinand pour l’Angleterre, et un conte médiéval, La Volonté du roi Krogold. Une exposition Céline, les manuscrits retrouvés, se tient également à la Galerie Gallimard à Paris, jusqu’au 16 juillet. De quoi faire patienter les passionnés de littérature.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Louise Claereboudt

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