«L’interview qui tue » N°2
Dr Lamia Kerdjana

1. Dr Lamia Kerdjana, tu es présidente de Jeunes Médecins IDF, anesthésiste-réanimateur, praticien hospitalier contractuel à l’hôpital Lariboisière, Vice-Présidente du CNP Anesthésiste-Réanimation. Hospitalière et anesthésiste, viens-tu t’adresser aux médecins généralistes libéraux avec le calumet de la paix ?

Bien sûr ! Parce qu’au cours de mon internat, grâce à ma licence de remplacement, j’ai fait quelques incursions dans le privé. Et quand j’étais externe à Paris 7, j’ai fait partie des premiers externes à aller voir comment exerçait un médecin généraliste, spécialité que j’ai failli exercer… mais j’ai préféré le monde de l’urgence vitale.

Mon avis, c’est que le lien ville-hôpital est actuellement insuffisamment développé. Dans ma pratique quotidienne, à chaque fois que j’ai appelé un médecin de ville pour un de mes patients, j’ai bien évidemment eu des renseignements pertinents et surtout, j’ai quasi systématiquement été remerciée d’avoir donné des nouvelles de leurs patients. Bien que la communication soit difficile, par insuffisance de moyens (en particulier numériques), l’hôpital et les acteurs de la ville sont avides de pouvoir échanger autour de la prise en charge de leurs patients.

La profession a tout intérêt à se montrer unie devant les pouvoirs publics, pour maintenir une offre de soins partout et pour tous, avec des conditions de vie décentes (notamment pour les professionnels franciliens pour qui le coût de la vie est un frein à l’installation des jeunes médecins), et le maintien d’un maillage territorial correct, seul garant de l’accès aux soins de premier recours et d’un équilibre vie professionnelle/vie personnelle pour les jeunes médecins.

2. Qu’est-ce qui différencie Jeunes Médecins des autres syndicats ? Comment passe-t-on de l’INSCAA, l’ancien syndicat des chefs de clinique donc hospitalo-centré, à un syndicat ouvert aux libéraux et aux généralistes ?

Jeunes Médecins représente tous les jeunes médecins (10 ans après l’obtention du DES) quel que soit leur spécialité, leur mode d’exercice. Ce syndicat veut fédérer autour de propositions qui répondent aux attentes de la nouvelle génération. Cette vision très transversale et globale du système de soins est tout de même novatrice par rapport aux discours habituellement très cloisonnés des autres syndicats.

Pour passer de l’INSCAA à JM et du SCCAHP à JM IDF, il faut des acteurs motivés à restructurer ces institutions vieillissantes, et il faut un esprit d’ouverture, dialoguer avec l’autre pour le comprendre car la communication est la base de toute relation. Pour moi, le libéral et l’hôpital sont comme un couple qui se dispute parfois mais ne peuvent vivre l’un sans l’autre… 😀

3. Tu as vécu la crise Covid19 du côté hospitalier. Penses-tu qu’elle pourrait avoir le mérite de changer profondément le système de soins, en ayant poussé hospitaliers et libéraux à vraiment travailler ensemble, chacun à sa place et sans relation de vassalité de l’un envers l’autre ?

La crise de la COVID-19 a étrangement été une parenthèse particulière dans ma carrière où j’ai eu un sentiment d’accomplissement dans ma mission. Et chaque fois que j’en parle avec mes confrères et consœurs, le même sentiment nous a animés. Chacun était à sa place, les libéraux s’occupaient de la ville et des cliniques, les hospitaliers de l’hôpital. Les médecins du privé et du public ont été complémentaires dans la gestion de la crise. Le maître-mot était la collaboration et c’était la compétence qui faisait la fonction. Chacun était à sa juste place, y compris l’administration.

Néanmoins, pendant cette crise, tous les regards ont été principalement tournés vers l’hôpital, et l’incroyable effort de la médecine de ville, notamment avec un déploiement rapide de la téléconsultation, a été quelque peu occulté. L’effort des cliniques a été occulté également, alors que l’arrêt de l’activité non urgente, notamment des blocs opératoires les a défavorisés pendant cette crise. Et il faudra rattraper tout le retard, dans un contexte de pénurie en anesthésiques… il y a un vrai challenge pour le secteur, du fait de leur modèle économique. Et bien sûr, les médecins libéraux et les chirurgiens libéraux ont traversé et traversent encore des difficultés financières, d’autant plus criants en Ile de France.

4. Comment concilier exercice en ville et à l’hôpital ? Est-ce réellement tenable avec les charges d’aujourd’hui dans le monde libéral ?

Je pense qu’il faut différencier l’exercice libéral en Ile de France et dans les grandes villes de l’exercice libéral dans le reste de la France car les charges, en particulier foncières, y sont particulièrement élevées et que très peu d’aides sont mises en place pour l’aide à l’installation et la pérennisation de l’activité du cabinet médical d’un jeune médecin, notamment en secteur 2.

L’exercice mixte est une bonne façon d’exercer en permettant une sécurité de revenus d’un côté, une meilleure implantation territoriale des différents acteurs du soin et une meilleure coordination ville-hôpital. Ceux qui gardent un pied à l’hôpital expliquent très bien que cela les aide lorsqu’ils ont besoin d’avoir des correspondants de qualité pour des avis, et j’imagine qu’ils s’en sont mieux sorti pendant la crise du fait de la part de leur revenu sécurisé.

5. Jeunes Médecins IDF a donc officialisé une alliance et une feuille de route pour travailler en commun avec la CSMF IDF. Entre un syndicat réputé – à tort – provocateur et un autre réputé – à tort aussi – conservateur, l’attelage ne paraît-il pas détonnant ?

Honnêtement ? Je ne connaissais pas la CSMF avant de signer un communiqué de presse commun. Mais les JM libéraux m’ont vite mise à la page ! Donc je n’ai pas d’image plaquée à la CSMF.

Et il y a plein de sujets qui touchent les jeunes médecins et que l’on peut aborder ensemble. On a déjà évoqué de la cherté de la vie en Ile de France, pour lequel on peut discuter d’un forfait structure adapté, de l’acte rémunéré avec une clé augmentant sa valeur (comme dans les DOM) ou l’OPTAM pour tous. Personnellement, je serais plutôt pour le forfait structure ou la clé, un peu moins pour l’OPTAM qui, in fine, en l’état actuel des contrats de mutuelles, revient à faire encore payer le patient.

Il y a aussi différents autres moyens d’améliorer le quotidien des jeunes médecins franciliens. Le problème de la garde d’enfant, les indemnités lors d’un arrêt pour enfant malade, la santé au travail (parce que les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés) …

6. Le Ségur de la santé : Jeunes Médecins a-t-il été accueilli comme un gilet jaune à la Place Beauvau ou comme une nouvelle interne en salle de garde ? Que peut-on en attendre ?

Plutôt comme un gilet jaune à la Place Beauvau 😀

Honnêtement, je ne pense pas qu’il faille en attendre grand-chose… l’ensemble des syndicats demandent et appellent à une réforme structurelle mais on assiste à une mascarade. Une pièce dont les actes s’enchaînent sans grande cohérence, la méthodologie laisse à désirer et on en devine la fin. Cela permet juste au gouvernement de faire sa comm’ auprès des professionnels et du grand public. Ils cherchent la légitimité d’une discussion avec les syndicats pour faire passer des Lois qui sont déjà prêtes depuis l’avant-COVID. Je suis assez pessimiste sur les retombées de ce Ségur.

7. Question bonus : Quel combat pour la défense de la profession pas encore forcément abouti aimerais-tu mener ?

Plusieurs projets me tiennent à cœur, au premier rang desquels je mettrais le chantier du congé maternité/paternité. Le congé maternité doit être un droit pour toutes, sans précarité, pour tous les modes d’exercice. Le congé paternité doit pouvoir être systématiquement pris, avec les mêmes garanties pour les papas que pour les mamans.

La santé au travail est à mon avis un énorme chantier. Sous prétexte que les médecins sont médecins, ils ne bénéficient d’aucune prévention, d’aucun suivi extérieur obligatoire, et cela se ressent sur leur santé. A titre d’exemple, en milieu hospitalier, une femme enceinte ne bénéficie pas de la même protection que le personnel paramédical ! Les libéraux sont complètement tributaires des assureurs avec des protections vraiment variables avec un risque de précarisation non négligeable. Seuls les médecins salariés bénéficient d’une protection correcte. En parallèle, lorsque son enfant est malade, les médecins, qu’ils soient libéraux ou hospitaliers et même parfois salariés, n’ont aucun droit à indemnisation lors d’un arrêt pour enfant malade.

Par ailleurs, la question du harcèlement moral ou sexuel bénéficie de l’omerta dans le milieu médical et il faut que cela change.

L’autre chantier qui me tient à cœur est le sujet de la santé environnement. Implémenter de l’éthique environnementale dans le fonctionnement et le raisonnement des acteurs de santé (les hôpitaux, le social, le médicosocial, les médecins de ville) car ce sont des sujets de société. Par ailleurs, il faut prendre en compte les leçons de la crise de la COVID… le matériel à usage multiple pourrait permettre d’éviter les situations de pénurie en équipements de protection individuelle à l’avenir. Mais il y a énormément d’aspects de la santé environnement qui ne sont pas enseignés dans la formation médicale initiale de la plupart des médecins et qui impactent leur vie et celle de leurs patients. Notre partenariat avec l’Association Santé Environnement France (ASEF) est déjà un premier pas dans le bon sens.

Lire le communiqué de presse de la CSMF IDF et Jeunes médecins IDF

Propos recueillis par le Dr Mickaël Riahi