Avec le développement des réseaux sociaux proposant des live videos, on voit apparaître un nouveau phénomène : les suicides en direct. Entre l’indécence et le risque d’imitation, ces vidéos commencent à inquiéter. Peut-on arrêter le phénomène, est-ce le début d’une épidémie ?

 

“Je ne veux plus vivre.” Ce sont les mots qui accompagnent la vidéo de Nakia Venant. Le 22 janvier 2017, cette adolescente américaine de 14 ans a filmé son suicide et l’a diffusé en direct sur Internet. Elle avait entamé une session live plusieurs heures avant de mettre fin à ses jours. Quelques internautes ont ainsi visionné son suicide en temps réel. Avant elle, le 30 décembre, c’est Katelyn Nicole, une jeune fille de 12 ans, qui s’est filmée chez elle en Géorgie pendant quarante minutes sur l’application Live.me avant de se pendre. Pour cette dernière, la vidéo est restée en ligne sur Facebook et YouTube plusieurs semaines, les autorités étant incapables de la supprimer, et certains internautes n’hésitant pas à la republier.

En Russie, en novembre, ce sont un garçon et une fille de 15 ans qui, après avoir fait usage d’une arme à feu et alors qu’ils étaient encerclés par la police, se sont suicidés tout en se filmant via leur téléphone.

 

Suicides en direct

Que ce soit Facebook Live, l’application concurrente Periscope ou FaceTime, avec le développement des vidéos en streaming sur les réseaux sociaux, on peut voir émerger des images violentes non contrôlées, comme les suicides en direct. Les internautes, mi-voyeurs mi-impuissants, assistent à ce suicide, voire le relaient et le diffusent. Et le phénomène n’épargne pas la France.

L’année dernière, une adolescente s’était jetée sous les roues d’un RER tout en se filmant en direct via l’application Periscope. “Ce qui va se passer risque d’être très choquant”, avait-elle annoncé, avant de se donner la mort. Plus récemment, à La Rochelle, une jeune fille de 18 ans s’est immolée en direct sur Facebook. Cette fois, ses amis -virtuels ont donné l’alerte, et la victime a été transférée vers le centre pour grands brûlés de Nantes, mais elle décédera de ses blessures quelques jours après. Devant ces nombreux cas, on peut se poser la question : s’agit-il d’une épidémie ?

 

“When it bleeds, it leads”

Ce phénomène se développe en parallèle de l’évolution des réseaux sociaux. De plus en plus de plateformes proposent des services de diffusion de vidéos en direct. Tout utilisateur peut ainsi se filmer et retransmettre en direct sur le réseau. Que ce soit pour couvrir des manifestions, pour la retransmission de concerts, pour communiquer pendant le putsch en Turquie contre Erdogan ou pour insulter Laurent Blanc comme Serge Aurier, ces applications sont de plus en plus utilisées. Mais elles sont surtout très populaires chez les jeunes, qui font un usage massif des réseaux sociaux. Ces suicides mis en scène via les réseaux sociaux résonnent alors comme un témoin de l’époque : l’hyper-connexion n’empêche pas les ravages de la dépression.

Mais pourquoi ces vidéos sont-elles relayées ? Ces vidéos suivies en direct, puis transmises de façon virale nous disent quelque chose du fonctionnement des internautes. “When it bleeds, it leads” : lorsque ça saigne, l’audience explose. Cet adage journalistique est encore plus valide sur les réseaux sociaux : les faits divers sanglants suscitent toujours la curiosité. Si les journaux sont remplis d’articles sur “la fesse et le sang”, pour reprendre l’expression de Jean-Paul Sartre, il n’est pas étonnant que les réseaux sociaux fonctionnent de la même manière.

Plusieurs questions se posent alors : comment prévenir la survenue de ces passages à l’acte ? Et comment, si les vidéos sont mises en ligne, éviter leur diffusion, voire les effets d’imitation ?

 

Des moyens de prévention possibles

Sur Facebook, des millions d’utilisateurs étalent leurs états d’âme. Quel meilleur moyen de prévention du suicide peut-on imaginer ? Une option antisuicide existe déjà : lorsqu’un utilisateur voit des propos alarmants, il peut le signaler, ce qui entraîne l’envoi automatique d’un message proposant de l’aide à l’utilisateur suicidaire. Des partenariats avec des associations spécialisées locales existent. En novembre, une étude du Lancet Psychiatry se penchait sur les traits de personnalité et les syndromes dépressifs détectables à partir des profils des utilisateurs. Selon cet article, les réseaux sociaux pourront, dans un futur proche, améliorer directement la prise en charge de malades. Les psychiatres devront ainsi tenir compte des réseaux dans leur pratique quotidienne.

 

Vidéos violentes

Mais, en attendant ce jour, l’impact des réseaux peut aussi être négatif. La persistance des vidéos violentes notamment pose problème, ne serait-ce que par égard pour les familles des victimes. Selon les règles internes de modération de Facebook, il est prévu que les images d’automutilation, y compris de blessures ouvertes, ne “doivent être supprimées que si elles incitent d’autres personnes à faire de même. Dans les autres cas, les images doivent rester en ligne pour que les amis de la personne puissent voir cet appel à l’aide”. Ainsi le veulent les algorithmes maladroits et les mœurs puritaines du réseau : si les images d’une vidéo de prévention du cancer du sein ont été censurées en octobre 2016, le mois suivant, le suicide de la jeune Katelyn Nicole est resté en ligne pendant plusieurs semaines.

Ce que la décence recommanderait, la loi américaine et les règles de ces sites ne semblent pas l’entendre, même si dans une publication récente du 17 février 2017, le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, s’est alarmé de ces phénomènes de violence en direct (suicides et agressions filmées). Il propose ainsi pour y remédier le développement d’une intelligence artificielle. Le résultat reste à voir. Pour l’instant, les vidéos demeurent.

 

Un nouvel effet Werther ?

Les suicides médiatisés engendrent parfois une augmentation du taux de suicide, par un effet d’entraînement. C’est ce qu’on appelle l’effet Werther, mis en évidence en 1974 par le sociologue David Philipps. Ce dernier a démontré que certains suicides, comme celui de Marilyn Monroe, avaient entraîné des centaines de suicides en plus. Ce phénomène tire son nom du roman Les Souffrances du jeune Werther. Le best-seller de Goethe aurait lui aussi eu pour conséquences des dizaines d’imitations suicidaires après sa sortie en 1774. Ainsi même un acte aussi personnel et désespéré que le suicide peut être sujet d’imitation. Les suicides filmés en direct vont-ils aussi entraîner un effet -Werther ? Plusieurs éléments peuvent le laisser craindre.

Premier point, l’effet d’imitation est majeur lorsqu’il s’agit d’une star ou d’une célébrité : Kurt Cobain, Dalida ou même -Bérégovoy ont eu leur effet Werther. Mais ce qui est le plus frappant, c’est l’importance de la médiatisation. Or actuellement, ces suicides sur les réseaux sociaux sont très largement relayés par les médias, car d’un genre inédit. De plus, les suicides médiatisés d’anonymes peuvent aussi être source d’imitation : à Hong Kong en 1998, le suicide d’une jeune femme par intoxication au charbon de bois avait défrayé la chronique par la nouveauté de la méthode, -jamais employée dans cette partie du monde. Depuis, l’épidémie s’est répandue comme une traînée de poudre, et ce moyen de suicide inédit est devenu la deuxième manière de se suicider à Hong Kong et à Taïwan. Il s’étend même à la Chine et au Japon. Il inquiète à tel point que les autorités taiwanaises ont décidé d’imprimer un numéro d’assistance sur les sacs de charbon de bois…

 

Ne pas valoriser l’acte suicidaire

Autre point, l’identification est très importante parmi les facteurs de risque suicidaires. Ainsi avoir un antécédent de suicide dans sa famille ou ses amis est un facteur de risque. L’identification – -notamment d’âge – est l’un des facteurs clés de l’effet Werther : après Kurt Cobain par exemple, ce sont plutôt des adolescents et jeunes adultes qui se sont suicidés, alors que pour -Dalida ce sont plutôt les femmes de la même tranche d’âge que la chanteuse, comme l’a montré la première étude hexagonale sur le sujet parue en 2011 dans Psychological -Medicine. Les suicides sur les réseaux sociaux peuvent aussi entraîner ce phénomène : l’identification à un autre utilisateur suicidé ou le fait d’avoir comme ami cet utilisateur sur le -réseau peut être un facteur de risque. Plus impressionnables, plus suggestibles et plus sensibles aux phénomènes d’identification, les adolescents sont particulièrement à risque de passage à l’acte dans un contexte de contagion suicidaire.

 

Contagion

Enfin, il a été montré que l’effet Werther peut être contrôlé si les médias ne détaillent pas excessivement les circonstances du décès, les techniques employées, lorsqu’ils ne sont pas simplistes dans leur explication, lorsqu’ils ne glorifient pas la personne suicidée pour ne pas valoriser l’acte suicidaire. Et aussi lorsqu’ils ne matraquent pas le sujet pour limiter l’exposition du public. Or ces suicides en direct sur Internet sont tout le contraire : l’acte suicidaire est montré en détail, relayé par les internautes, donc sans filtre journalistique, les médias traditionnels étant shuntés. Et le public a un accès permanent à certaines de ces vidéos via les republications des internautes.

Ainsi s’il est difficile pour l’instant d’évaluer précisément l’impact de ces images, il est possible qu’un autre stade de l’effet Werther soit atteint. Un stade où il est particulièrement difficile d’intervenir sur le vecteur de la contagion suicidaire que sont les vidéos, qui peuvent être visionnées massivement par des publics fragiles. 

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Clément Guillet