Economiste de la santé libéral, Frédéric Bizard poursuit son combat à fleurets mouchetés contre les réseaux de soins. Dans un rapport qui sera remis aux postulants à la magistrature suprême, le professeur d’économie explique pourquoi les réseaux de santé mènent sans contrôle, une stratégie exclusivement comptable, préjudiciable pour la qualité des soins, la liberté de choix et l’innovation.

 

Egora.fr : Vous venez de rédiger un document à destination des candidats à la présidentielle, mettant en lumière “Le vrai visage des réseaux de soins“. Les réseaux seraient donc toujours une menace proche ?

Frédéric Bizard : Il n’y a rien de subit. Voilà un certain temps que j’essaie d’expliquer quelles seraient les conséquences des réseaux de soins. Mon travail s’inscrit dans le prolongement du rapport Asteres, commandité par Santé Clair, le CISS et 60 millions de consommateurs, diffusé il y a deux mois, qui représente une vision du système de santé. J’ai repris les arguments qui y sont défendus par les organismes privés et leur plateforme commerciale gestionnaire de réseaux. Ils défendent leur activité, c’est normal. Mais lorsqu’on voit le débat lancé par certains sur la privatisation de notre système de santé, on se dit que cela révèle de la mauvaise foi ou de l’incompréhension totale. Pour ma part, j’estime qu’il faut lancer le débat.

Quels arguments défendez-vous dans votre manifeste ?

Je réponds aux principaux arguments avancés dans le rapport Asteres. Notamment, que l’avenir appartient aux organismes privés, puisque l’assurance maladie souffre de déficits récurrents et qu’elle n’est pas viable à long terme. Mais si on en est là, avec un recours annuel au coup de rabot destiné à supprimer 3 à 4 milliards, c’est que l’on n’a pas procédé aux réformes structurelles qui permettent de mieux maîtriser ces dépenses autrement que par cette stratégie du rabot. On n’a pas fait le virage ambulatoire, pas intégré les innovations qui permettent de mieux mesurer l’efficience, pas structuré le parcours de soins des patients en ALD. Dès lors que le parcours de soins est inadapté à son environnement, on mène une stratégie comptable qui n’a pas beaucoup d’avenir. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut tirer un trait sur le système solidaire de l’assurance maladie.

Autre argument : les restes à charge élevés, notamment en dentaire et en optique et imputés aux pratiques tarifaires des professionnels de santé, seraient mieux contrôlés dans un réseau de soins. Je réponds qu’il n’y a aucune preuve de ce qui est avancé. Les lunettes sont chères, mais par rapport à quoi ? Lorsqu’on fait des comparaisons internationales, ce que j’ai fait en optique et en audio-prothèse, on s’aperçoit que les prix français sont plutôt dans la tranche basse des prix européens. Donc on confond deux choses si l’on prend l’optique, l’effet structure et l’effet recours. C’est vrai que le budget dépenses des Français sur 3 ans, n’est pas inférieur à celui des budgets européens, mais notre taux d’équipement en verres progressifs est plus important. De plus, en conséquence directe des réseaux dont le principe est de réduire les coûts contrôlés, le taux de renouvellement des lunettes est aussi plus important. J’affirme que la stigmatisation des pratiques tarifaires des professionnels de santé, qui seraient la seule raison du reste à charge des patients, n’a aucun fondement.

Les défenseurs des réseaux avancent qu’ils sont aussi garant de la qualité.

Pour moi, il s’agit d’une chimère. Une extrapolation à partir d’un taux de satisfaction général des patients vis-à-vis de leur système de santé. Mais si l’on regarde l’enquête de l’UFC Que Choisir de 2014-2015, qui a comparé les taux de satisfaction entre les différentes enseignes en optique, on voit que le taux de satisfaction des patients est, de loin, le plus important pour les enseignes indépendantes qui ne sont généralement pas dans les réseaux. Celles qui y sont en revanche, sont en bas du classement. On peut imaginer qu’au fil du temps, le professionnel de santé a moins d’exigence en matière de qualité de service et d’accueil, puisqu’il a une clientèle captive. On entend dire également que les réseaux sont en quelque sorte des gendarmes, parfaits pour détecter les fraudes. C’est tout à fait sur réaliste, car ils n’ont aucune légitimité ni rôle spécifique pour faire cela. Encore une suspicion vis-à-vis des professionnels de santé qui seraient des fraudeurs…

Y-a-il un organisme de contrôle pour les plateformes commerciales ?

Il n’y a strictement rien. Voilà un secteur qui prétend pouvoir orienter les patients vers les professionnels de santé choisis et demain, leur dicter des protocoles, sans aucune légitimité ni contrôle pour lui-même. C’est assez fabuleux ! Il faut également s’intéresser au modèle économique des plateformes commerciales où chaque assureur adhérent finance un forfait par assuré, quelle que soit la prestation assurée. Il n’y a aucun intérêt à privilégier la qualité puisque le seul objectif du réseau, c’est de faire baisser les prix. On l’a bien vu à l’occasion de l’affaire Dentexia, dans le sud de la France, qui s’est terminée au bout de 3 ans, par 2 400 patients mutilés et une facture estimée à une dizaine de millions de dommages, par l’IGAS. La santé n’est pas une marchandise comme une autre !

J’estime d’ailleurs que les réseaux sont un frein à l’innovation. C’est un problème majeur car ils diminuent la qualité, surtout si l’on se trouve dans un cycle d’innovation, ce qui est le cas aujourd’hui avec les biotechnologies et le numérique. Il est évident que la recherche des prix bas comme seul objectif, est un frein à la mise sur le marché des innovations. Lorsque qu’on impose aux opticiens de s’engager sur des protocoles, trois verres au maximum pour Santé Clair, cela met en cause l’indépendance professionnelle. On se trouve exactement là dans la privatisation du système de santé dénoncée par Marisol Touraine alors que c’est elle qui a mis le doigt dedans.

Est-ce que des médecins généralistes, dont la démographie est insuffisante et les actes peu chers, sont menacés par les réseaux ?

On vous répondra qu’on va commencer d’abord par les spécialistes. Les médecins se sont battus pour ne pas être inclus dans le projet de loi Leroux sur les réseaux, mais cela peut revenir pour l’ensemble des acteurs. SI les réseaux sont bons pour les dentistes, les opticiens et les audio-prothésistes, pourquoi ne seraient-ils pas aussi bons pour les médecins ? La privatisation, ce n’est pas quand un acteur privé entre dans le système, c’est quand cet acteur régule l’offre de soins et décide de qui va soigner et comment. C’est le pouvoir d’achat du patient qui va décider, les réseaux sont antinomiques avec la liberté de choix car il y a une contrainte par le biais des remboursements différenciés. Aujourd’hui, nous en sommes à 20, 25 % de différence, mais la logique veut qu’on aille beaucoup plus loin de manière à contraindre les assurés à aller dans le réseau. Ils sont construits autour de cela. Il faut supprimer le système de remboursement différencié si l’on veut sortir de la privatisation du risque.

Il n’appartient pas à un acteur privé de juger du bienfondé du remboursement du petit risque par exemple. Il faut savoir qui gouverne l’organisation des soins. L’Etat, la démocratie sanitaire ou les acteurs privés. Ce débat doit être tranché à l’occasion de l’élection présidentielle.

Les coûts de gestion des organismes complémentaires santé sont régulièrement mis en avant, et comparés avec ceux de l’assurance maladie.

C’est tout le problème du dysfonctionnement du marché des OCAM (organismes complémentaires d’assurance maladie. Ndlr), car il diminue le retour sur investissement des assurés et au final, la couverture du risque. Lorsqu’on observe le reste à charge, on peut se demander s’il émane de prix trop chers ou de couverture mauvaise. Il y a 7 milliards d’euros, prélevés sur les cotisations, qui sont dépensés en frais de gestion pour financer 13,5 % des dépenses, lorsque l’assurance maladie avec 6,5 milliards de frais, en finance 76,6 milliards. Certes, la comparaison a ses limites, mais elle donne une idée des ordres de grandeurs. De plus, les prix des polices privées ne cessent de monter : + 3,5 % depuis 2000. Le marché avec 35 milliards d’euros aujourd’hui, a doublé depuis 2000, avec 1,5 milliard d’euros de primes supplémentaires chaque année. Pour plus de 50 % de la hausse, la seule raison, ce sont les frais de gestion. La protection complémentaire santé est un prélèvement qui est devenu quasi obligatoire aujourd’hui, qui a tendance à rembourser moins, et qui augmente du fait de ses frais de gestion. Il y a une véritable inefficacité en matière de couverture du risque, en regard avec le montant de la prime.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne