Pour le Dr Christian Lehmann, qui suit depuis des années le dossier des médicaments contre la maladie d’Alzheimer, la décision de maintenir au remboursement ces produits*, malgré l’avis contraire de la Haute autorité de santé, qui juge leur efficacité insuffisante, et leurs effets secondaires, très lourds, relève d’une absence de politique de santé publique. Il s’en explique de manière vigoureuse sur son blog et auprès d’Egora.fr.
 

 

Egora.fr : Sur votre blog, vous avez vivement réagi en apprenant l’intention de Marisol Touraine, de ne pas suivre la Haute autorité de Santé, qui recommande de ne plus rembourser les médicaments contre la maladie d’Alzheimer. Vous êtes sorti de vos gonds, car il s’agit d’une longue histoire…

Dr Christian Lehmann : Oui, je suis cette histoire depuis de très nombreuses années, et elle me semble tristement emblématique. Elle a rebondi à plusieurs reprises et le cheminement vers la vérité a été porté par quelques personnes, comme elles ont pu.

J’ai été alerté pour la première fois en 2003, par un groupe de généralistes suédois qui m’avaient demandé de leur faire un topo sur le système de santé français, en séminaire. Sous le manteau, ils m’avaient demandés si nous n’avions pas, nous aussi en France, le sentiment que les médicaments anti-Alzheimer ne servaient à rien. Déjà, la revue Prescrire avait mis en doute l’efficacité de ces produits et les quelques premières études réalisées me paraissaient bizarrement faites. Puis, peu à peu, on a vu sortir d’autres études qui remettaient en cause leur efficacité et qui pointaient des effets indésirables cardio-vasculaires qui pouvaient être lourds. Ensuite, il y a eu l’avis un peu tardif de la Haute autorité de santé en 2011, puisque des études larges avaient déjà pointé le fait que le médicament ne retardait pas de manière significatives l’aggravation de l’état de santé des patients, et ne retardaient même pas sur le plan social, leur entrée en institution en Ehpad.

Il se trouve qu’un lecteur de Prescrire et médecin généraliste, Philippe Nicot, s’est porté volontaire pour être l’un des experts au sein de la commission de transparence de la HAS, en 2011. Il a produit un énorme travail documentaire de recoupe des données, et c’est lui qui a mis à jour une quantité de documents externes à la France, qui évaluaient le bénéfice/risque de ces médicaments. Et là, il s’est retrouvé face à une Haute autorité de santé composées en grande partie d’experts spécialistes de l’expertise, qui n’étaient pas extrêmement chauds pour se déjuger de leur enthousiasme passé. Comment faire marche arrière ? Cela a donné l’avis de la HAS de 2011 mi-figue mi-raisin, où l’on admettait globalement, que ces médicaments ne retardaient pas l’aggravation de la maladie ou l’entrée en institution, mais qui considérait que la prescription du médicament structurait la prise en charge.

C’est l’argument mis en avant aujourd’hui par les familles, qui s’expriment au travers par France Alzheimer, pour maintenir le remboursement.

Certainement, mais j’aimerais savoir qui finance France Alzheimer ? Il s’agit d’un argument vicieux : si les anticholinestérasiques étaient “d’aimables placébos”, pourquoi pas ? Mais à partir du moment où on sait qu’ils n’ont aucune activité positive, mais de gros effets indésirables, tout est dit. Pour toute personne qui a un minimum de compréhension scientifique, d’éthique personnelle médicale et morale, la messe est dite ! Or, en 2011, on a tout de même expliqué aux généralistes qu’il ne fallait pas trop initier de nouveaux traitements – alors qu’on nous disait parallèlement qu’ils structurent la prise en charge – car, soyons clair, on savait bien qu’il s’agit d’un bâton merdeux. Et qu’il fallait aussi, au fil du temps, au bout de quelques mois, interrompre la prescription.

Or, dans la vraie vie, les praticiens qui en ont fait leur cœur de cible, ont beaucoup de mal à arrêter leurs prescriptions. Pourtant, il est possible, et j’en suis la preuve vivante, de n’avoir jamais écrit le nom de l’un de ces quatre médicaments sur une ordonnances. J’ai toujours refusé de les prescrire, ayant été convaincu à la lecture des premières études, que leur effet était plus que douteux et qu’il pouvait y avoir des risques indésirables. De la même manière, je n’ai jamais prescrit de Vioxx. Nous avons une responsabilité de prescripteurs, on peut se tromper, mais on peut aussi ouvrir les yeux.

Il faut se souvenir aussi que certains gériatres avaient hurlé à la mort, en affirmant que sans cette prescription, les centres de gériatrie allaient fermer. Pourquoi aller dans des consultations mémoire, si on n’a pas de médicaments à donner ? C’est la médecine paternaliste du Dr Knock : “Je sais que cela ne sert à rien, mais si je vous le donne, vous reviendrez…” Soyons clair, je n’ai aucune haine contre ces gens-là, mais j’aimerais savoir qui les fournit en drogue, parce que ce doit être de la bonne ! Dans ce cas précis, l’un des membres de la commission, le Pr Olivier Saint Jean, qui était très critique depuis longtemps vis-à-vis de ce médicament, se décide à trancher et à dire que ces médicaments n’avaient pas d’intérêt. Il donne son avis en 2011, le transmet au ministère, mais se doutant que les lobbies allaient se mettre en marche, contacte Eric Favereau, de Libération, qui écrit un long article bien documenté sur ces médicaments. Et immédiatement, sur twitter, violemment, ce sont leurs liens d’amitié qui ont été mis en cause, tout comme mes compétences en pharmacologie, puisque j’avais relayé l’information. Ça, ils sont nombreux pour étriller les lanceurs d’alerte, mais pour discuter du fond, il n’y a personne.

Marisol Touraine, mais avant elle, Xavier Bertrand, ont tous les deux décidé de la poursuite du remboursement.

Oui, cela signifie qu’on est gouverné par les mêmes. Le mélange de l’incompétence et du cynisme. Xavier Bertrand, celui qui avait déchiré sa chemise en montrant sa poitrine en affirmant “plus jamais ça” après l’affaire du Médiator. Mais c’est toujours la même chose. Il y a l’intérêt des firmes, mais surtout des associations de patients, tellement noyautés par le discours pseudo scientifique qu’ils ne pensent qu’en termes de médicaments. Ils disent aujourd’hui que l’argent consacré à la prise en charge de la maladie ne doit pas disparaître et doit continuer à être destiné aux malades. Mais cela aurait pu être le cas depuis des années !

A l’époque, les médicaments anti-Alzheimer coûtaient à la collectivité entre 300 et 400 millions par an. Aujourd’hui, la facture est tombée à 180 millions. Cet argent peut servir à créer plusieurs milliers de postes d’orthophonistes, aides-soignantes, infirmières, kinés etc. Mais pourquoi a-t-on attendu aussi longtemps ? Parce qu’il est très difficile pour les experts et pour les associations de se déjuger.

Et à six mois du naufrage annoncé, Marisol Touraine qui pense encore que le capitaine du pédalo va éloigner le Titanic, ne veut surtout pas d’une polémique où l’on pourrait dire que le gouvernement fait des coupes sombres sur les malades , et des associations noyautées qui vont pleurer misère dans les médias. Donc, elle prend en toute conscience la décision grotesque de continuer comme avant, tant qu’un protocole de soins n’aura pas été mis en place par les mêmes experts qui font manger aux gens ces médicaments depuis des années, et les mêmes associations qui en ont toujours demandé plus ! Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Que nous, généralistes qui refusons de prescrire ces médicaments et essayons de les faire arrêter depuis des années, ne nous intéressons pas à nos patients ? Comme si nous n’avions pas compris ce qu’il leur fallait, des soins, un entourage, etc. C’est totalement incohérent.

Alors, ils ont beau jeu, ces gens, de nous sortir des rémunérations à la performance, des cercles de feu au travers desquels il faut passer en prescrivant des génériques, en faisant attention que le taux d’hémoglobine glyquée de nos patients ne soit pas supérieur à 7,5, que toute cette espèce de bouillie pour les chats qu’on sort aux médecins pour dire aux Français qu’on a une politique de santé publique. Là, je suis désolée pour Marisol Touraine, mais la reine est à poil ! Le roi est nu, c’est n’importe quoi et ça se voit. Je suis écrivain, et j’ai une conscience aigüe du sens des mots, je n’injurie pas les gens pour le plaisir, mais je dis que c’est de la veulerie, de la stupidité et que c’est consternant. Alors qu’on nous dit que chaque euro compte, c’est juste honteux. Cela posé, Roselyne Bachelot, ce n’était pas mieux et Xavier Bertrand, quelques jours avant elle, a expliqué lui aussi qu’il ne fallait pas dérembourser ces médicaments.

Je pense qu’un de ces jours, une famille va se rendre compte que grand-père ou grand-mère qui avait un Alzheimer, a fait un AVC, et il va se demander pourquoi il a fait cet accident, ou cette chute avec fracture du col du fémur qui a entraîné sa mort alors que finalement il n’allait pas si mal, ou ce trouble du rythme cardio vasculaire… Eh bien, on se retrouvera dans le box.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne

 



*Aricept, Ebixa, Exelon et Reminyl

Illustration : @qffwffq