Mobiliser 100 000 soignants contre le tabac. C’est l’objectif de “l’Appel des 100 000”, lancé par la députée et présidente de l’Alliance contre le tabac, Michèle Delaunay. “C’est un moment clé, il faut le soutenir”, assure la cancérologue. Pour Egora, elle revient sur le lobbysme des industriels, mais aussi sur le rôle majeur des médecins et soignants qui peuvent faire le poids s’ils se mobilisent.
 

 

 

Lire “l’Appel des 100 000”

“Un appel massif des professionnels de santé en faveur d’un tournant significatif dans la lutte contre le tabagisme”. C’est l’objectif affiché de l’Appel des 100 000, lancé en collaboration avec l’Alliance contre le tabac. Apolitique, le mouvement entend recueillir le maximum de signatures, établissant un constat de méfaits du tabagisme afin d’obtenir un engagement des professionnels à faire mieux pour lutter contre ce fléau et une interpellation des élus et des futurs élus pour donner une nouvelle impulsion à la lutte contre le tabagisme. Le site permettant de recueillir des signatures vient d’être lancé.

 

Egora.fr : Comment est né votre engagement contre le tabac ?

Michèle Delaunay : Le moteur, c’est tout bêtement d’être cancérologue et d’avoir accompagné des patients ayant des cancers très difficiles à guérir, si ce n’est impossible, et qui sont dus de manière certaine au tabac. Je ne dirais pas qu’il y eu un patient à l’origine de mon engagement, mais il y a des illustrations absolument terribles. Je ne veux pas trop donner d’exemple. Je pense toujours aux gens qui peuvent me lire. Quand Laurent Wauquiez avait dit “l’assistanat, c’est le cancer de la société”, je lui avais écrit pour lui dire qu’il y a des mots qu’il ne faut pas utiliser comme ça. Il faut penser qu’il y a 300 000 nouveaux cas de cancer en France, tous les ans.

C’est mon expérience médicale qui a forgé cette antipathie pour le tabac et cette conscience que c’est quelque chose qu’aujourd’hui personne ne légaliserait. Vous vous rendez compte, on se dispute quelques fois sur le pouvoir cancérigène d’un colorant… Aujourd’hui, un tel tueur n’aurait aucune chance d’être légalisé. Je veux montrer cette aberration. Quand j’ai été élue députée en 2007, je me suis promis de faire avancer la lutte contre le tabac. Je dois aussi saluer la presse. Je dois dire que durant le quinquennat 2007-2012, la presse de n’intéressait pratiquement pas à ce sujet. J’avais déjà essayé de solliciter, parce que je crois qu’on ne fera rien de décisif sans l’opinion publique. Et les gens me disaient que c’était ringard. Alors que maintenant, je vois un vrai intérêt. Et je m’en réjouis.

La prise de conscience est très forte. Quand on me croise dans la rue, certains viennent me dire “Je ne partage pas toutes vos idées, mais bravo pour votre combat sur le tabac.”

Vous pensez qu’il y a eu un déclic ?

Oui. Je pense que c’est un moment clé. Il faut le soutenir. On est à un moment où l’opinion publique n’est pas encore au point où elle va réclamer quelque chose. Mais si on prend des décisions fortes, comme le paquet neutre, l’augmentation de prix… elle accepte ces décisions et les approuve. Je crois qu’il faut vraiment accompagner ce moment pour qu’il ne retombe pas. Cela concerne aussi le milieu des soignants. C’est très important. Un message ne suffit jamais en prévention. J’ai travaillé pendant des années sur la prévention du mélanome. Pour que le message soit entendu, il faut que le médecin le dise, que la radio le dise, qu’un voisin ait eu un problème… C’est un ensemble qui fait le déclic. Et les professionnels de santé ont une assez belle crédibilité auprès du public. Une infirmière, elle est aimée. Une aide-soignante au lit du malade, elle est appréciée. Ce qu’elles disent a un sens. Si elles disent “Vous allez sortir, mais n’oubliez pas d’aller voir le tabacologue. C’est au deuxième étage, porte C”, ces petites piqûres de rappel font qu’une action est utile et aboutit à un résultat. La mobilisation du corps soignant est majeure. Nous ne gagnerons qu’avec leur engagement. Les médecins, nous avons été trop longtemps timides. C’est devenu tellement banal, le tabac. Ce n’était pas un sujet nouveau. Maintenant, chacun doit prendre conscience qu’il a un rôle à jouer, un part de responsabilité. C’est ça l’idée de “l’Appel des 100 000”.

Vous ressentez cette prise de conscience chez les médecins ?

Quand je parle de “l’Appel des 100 000” aux médecins, ils me disent “Oui, bien sûr !” Donc je pense qu’ils sont prêts. Mais c’est comme pour le public. Ils ne sont pas au stade de réclamer, mais je crois qu’aucun ne réprouvera cette initiative.

Dans l’Appel, vous demandez aux responsables politiques de “rompre avec le clientélisme et les lobbies”. Est-ce un élément important dans la banalisation du tabac ? Avez-vous été confrontée, en tant que députée, à ce genre de pratiques ?

C’est un élément important. Mais je vais être honnête : moi, je n’y ai pas été tellement confrontée. On dit que les lobbyistes mettent des croix rouges et des notes aux politiques. Moi j’ai la croix rouge, deux fois. Je n’ai pas été sollicitée individuellement. Par contre, nous avons fait des auditions pour le paquet neutre où les lobbyistes cigarettiers ont fait une pression très forte. Ils disaient qu’ils feraient une action en justice, que cela nous ferait perdre des millions, et enfin qu’en faisant cela nous allions favoriser le tabac de contrebande et qu’il nourrissait le djihadisme. Voilà le genre de lobbysme que j’ai essuyé dans le cadre de la Commission des Affaires sociales.

Par contre, j’oserais dire que ce ne sont pas les députés qui connaissent le plus le lobbysme. Le lobbysme est à tous les niveaux de la société. Je prends un exemple, celui du cinéma. Le cinéma français est actuellement, j’ose le mot, sponsorisé par les cigarettiers. Une étude de la Ligue contre le cancer montre que 80% des films français ont des scènes de tabagisme à caractère séducteur, liés à des moments de plaisir. Un autre exemple : des études scientifiques ont été faites et des cigarettiers qui sont intervenus pour fausser les résultats. La présence des cigarettiers, via les buralistes quelques fois, est à tous les niveaux. Les buralistes sont les porte-voix des cigarettiers. Dans les territoires frontaliers, les buralistes disent à leurs députés “Vous allez nous faire disparaître parce que tous les gens vont acheter de l’autre côté des frontières”. Il y a une pression très forte. Nos élus des pays frontaliers sont beaucoup plus timides que ceux du Massif Central par exemple. Ça se comprend, mais c’est disproportionné. Les buralistes ne sont plus des leaders d’opinion. Du moins en ville. C’est peut-être un peu moins vrai dans des patelins où le buraliste a aussi la buvette, et où il n’y a plus que ça.

Le lobbysme est un peu partout. J’ai un autre exemple. Les cigarettiers ont fait des dons à Médecins du Monde. En échange, les revues des buralistes ont une page de réclame pour Médecins du Monde. L’objectif est de rendre éthiques et propres ces revues des buralistes qui sont un chant à la gloire du tabac. Voilà des lobbysmes auxquels on ne pense pas. Le champ du lobbysme, ce n’est pas un cigarettier qui vient voir un député avec une valise de billets. C’est beaucoup plus complexe que cela, beaucoup plus insidieux. Mais c’est vrai qu’il y a des évènements qui sont sponsorisés par les cigarettiers. Pour le député, cela peut être une bonne occasion de faire quelque chose sur son territoire, sans bourse délier. Le lobbysme est réel, quand on sait le décrypter on le découvre. Mais il n’est pas aussi caricatural que le public peut le penser.

Qu’est-ce qui a manqué aux précédentes actions, campagnes de lutte contre le tabac ?

L’un des drames de la lutte contre le tabac, c’est qu’il y a eu des pics, et qu’ensuite il ne s’est plus rien passé. Il y a eu la Loi Evin, Simone Weil, le décret Bertrand… Il y a eu des moments de prise de conscience, mais pas d’action continue. Il a manqué la continuité. Il faut soutenir le message, ce n’est pas le sujet d’un jour. La deuxième chose, c’est que personne n’a, jusqu’ici, mobilisé le corps soignant. Personne n’a eu l’initiative que nous avons avec “l’Appel des 100 000”. C’est ambitieux, mais j’y crois. L’accueil est très positif. J’espère que le médecin, le kiné, le dentiste, le pharmacien vont se rendre compte qu’ils ont un rôle à jouer. Si nous arrivons à mobiliser 100 000 professionnels de santé, ce qui est considérable, j’ose dire que le crédit des 26 000 buralistes ne sera pas du même ordre. C’est pour cela que nous interpellons les élus et futurs élus. Les politiques ont besoin d’être soutenus par une opinion publique. Et les professionnels de santé, des professionnels aux motivations indiscutables, peuvent avoir un très grand rôle.


Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier