En 1991, un laboratoire lance un essai clinique sur les effets du sildénafil. Mais, à la grande surprise des chercheurs, une grande partie des participants refusent de rendre les comprimés non utilisés. Et pour cause, ce médicament censé prévenir les infarctus du myocarde se révèle aussi très efficace contre les troubles de l’érection. Dans “C’est l’hôpital qui se moque de la charité !”, dont Egora publie les bonnes feuilles, le Pr Jean-Noël Fabiani raconte cette histoire de sérendipité à l’origine de la découverte du viagra.

 

En médecine, la sérendipité signifie qu’une découverte scientifique ou une invention technique est obtenue de façon “inattendue” car accidentelle, à la suite d’un concours fortuit de circonstances, et cela dans le cadre d’une recherche orientée vers un autre sujet. Ainsi, bien des découvertes médicales sont issues du hasard, de l’imprévu voire de l’imprévisible. Tout dépend alors de l’observateur. Il peut “laisser passer” l’événement qu’il a observé par manque de préparation, manque de connaissance, et on pleurera alors son absence de génie. Ou, au contraire, il sera à l’origine de la découverte.

“Le hasard ne favorise que les esprits préparés”, disait, paraît-il, le grand Pasteur, signifiant ainsi que la même observation ne pouvait avoir le même sens chez le savant dont le système de connotations était déjà bien en place que chez le naïf qui ne pouvait tout au plus que marquer son étonnement.

Encore faut-il savoir s’étonner à bon escient. En 1981, le biochimiste américain Robert Furchgott, qui travaillait sur des artères de lapins cultivées dans des éprouvettes, s’apercevait qu’elles pouvaient se dilater lorsqu’on mettait l’acétylcholine (ACh), un stimulant neuronal, au contact des cellules musculaires de leur paroi interne. Cette substance mystérieuse, Furchgott la nomma d’abord EDRF (endothélium-derived-relaxing factor), ce qui en chimie ne veut évidemment rien dire.

Quelques années plus tard, après des batailles épiques entre chercheurs, on réalisa que ce mystérieux EDRF n’était autre qu’une petite molécule bien connue, l’oxyde nitrique ou NO, présent naturellement dans le corps humain, et que savaient synthétiser les cellules qui tapissent l’intérieur des artères. Cela valut au passage le prix Nobel à Robert Furchgott, mais déclencha aussi une recherche clinique orientée vers les maladies qui rétrécissent les artères où le laboratoire Pfizer tenait à figurer en bonne place.

Les hommes de Pfizer (Peter Dunn et Albert Wood pour ne pas les citer…) avaient en effet mis au point une molécule, le citrate de sildénafil, à Sandwich (Grande-Bretagne), qui avait la propriété d’augmenter la concentration de NO au niveau des cellules musculaires des artères, donc de favoriser leur dilatation. Ainsi allait-on pouvoir dilater les artères coronaires, c’est-à-dire du coeur, traiter l’angine de poitrine et peut-être éviter les infarctus du myocarde. Tout se présentait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Une étude de phase I fut donc mise en place en 1991, dirigée par Peter Ellis et Nichola Terret. L’étude était classique et simple dans son principe. On tirait les malades au sort ; certains auraient des comprimés de Sildénafil, d’autres des comprimés placebo (c’est-à-dire inefficaces), et on noterait les effets cardiaques obtenus dans les deux groupes. Rapidement, on s’aperçut que les résultats étaient plutôt décevants et que l’effet obtenu au niveau des artères du coeur semblait très limité voire inexistant. On décida donc d’interrompre l’étude et on chargea l’attaché de recherche clinique de récupérer les enveloppes contenant les comprimés qui n’avaient pas été consommés par les patients.

On observa alors rapidement que la plupart des malades rendaient volontiers leurs comprimés, mais l’attention de Peter Ellis et de Nick Terret fut attirée par ceux qui ne les rendaient pas. Plus étrange encore, après la levée de l’anonymat, ils constatèrent que ceux qui n’avaient pas remis leurs comprimés étaient les patients du groupe traité, c’est-à-dire du groupe “Sildénafil”. Restait à savoir pourquoi des malades refusaient de se séparer de leurs précieux comprimés, remettant en cause le principe même d’une étude scientifique à laquelle ils avaient initialement adhéré. Une enquête apporta alors la solution de l’énigme et dévoila le pot aux roses ; il existait un effet secondaire inattendu : le Sildénafil provoquait des érections stables et durables chez des patients qui étaient souvent impuissants jusqu’alors.

Sans le savoir, et par une amusante sérendipité, nos deux chercheurs avaient (enfin) trouvé la solution médicale au plus grand drame des hommes. Depuis l’aube de l’humanité, on ne compte plus les tentatives et escroqueries montées par les charlatans de tout poil ; depuis la poudre de corne de rhinocéros, les décoctions de testicules de tigre ou les prétendus effets du ginseng. Et parfois, même des médecins y mettaient du leur, comme le docteur Brown-Séquard, qui, en 1889, avait proposé la “séquardine” qui n’avait aucun effet, sinon celui de rapporter de l’argent à son auteur.

Puis dans les années 1930, Serge Voronov, premier transplanteur de rein, réalisa des greffes de glandes de singe à des millionnaires pour leur donner l’illusion d’une nouvelle virilité. Plus sérieusement, en 1982 et à Paris, Ronald Virag, chirurgien cardiaque, proposa d’utiliser les propriétés vasodilatatrices de la papavérine en injection dans les corps caverneux. Technique efficace dont les préparatifs restaient pour le moins contraignants. Car se piquer le pénis juste avant d’honorer sa partenaire justifiait souvent des explications laborieuses et assez peu glamour. L’année suivante le physiologiste américain Giles Brindley, émerveillé par les propriétés de cette papavérine, s’en injecta dans sa chambre d’hôtel lors d’un congrès tenu à Las Vegas par l’Association américaine d’urologie et présenta en séance plénière son érection à ses collègues, allant jusqu’à descendre de l’estrade et à inviter les incrédules à palper son pénis…

Mais on restait loin d’obtenir un résultat stable et reproductible après la seule ingestion d’un comprimé. L’enjeu était donc énorme et l’attente des hommes (et des femmes) infinie. Évidemment, après avoir vérifié la réalité et la constance de cet effet par une nouvelle étude, Pfizer eut tôt fait de changer son fusil d’épaule. Tant pis pour l’infarctus du myocarde, on allait proposer un traitement élégant des dysfonctions érectiles. Marché infini et inestimable pour un laboratoire, et ce fut rapidement en milliards de dollars annuels que le succès de ces petites pilules bleues allait s’exprimer, surtout si son effet était renforcé par un nom commercial évocateur, comme “Viagra”, contraction de “Vigor” et de “Niagara”… tout un programme !

Ainsi va la vie. On ne peut pas lutter contre les intérêts financiers. Surtout si ces derniers se comptent en milliards de dollars… Et après tout ! Pourquoi pas… Au moins, cette sérendipité améliorera peut-être le quotidien de milliers de couples. Et ce à l’infini. Car, comme l’a prédit naguère le docteur Louis-Ferdinand Destouches, plus connu en littérature sous son pseudonyme d’écrivain, Louis-Ferdinand Céline : “La vie est une partouze qui ne finira jamais”.


 

28 histoires iconoclastes sur les médecins, les malades et l’hôpital

Chef de service de chirurgie cardiovasculaire à l’hôpital Pompidou, le Pr Jean-Noël Fabiani est aussi un passionné d’histoire de la médecine, qu’il enseigne à l’université René-Descartes. Auteur de plusieurs ouvrages d’histoire comme Ces histoires insolites qui ont fait la médecine, il vient de publier aux éditions Les Arènes C’est l’hôpital qui se moque de la charité !, dans lequel il raconte une trentaine d’anecdotes sur les grandes heures de l’hôpital et de la médecine française. L’occasion de se replonger dans l’histoire de l’invention du stéthoscope ou du viagra. Le docteur Fabiani raconte aussi comment la Reine Victoria a accouché sans douleur, comment est née la médecine humanitaire ou encore comment ont été créé les hôpitaux français.

Jean-Noël Fabiani, C’est l’hôpital qui se moque de la charité ! La fabuleuse histoire du Moyen Age à nos jours, éditions Les Arènes, 19,80€.


 


Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi-Bonin