Il y a six mois, le Professeur Jean-Louis Mégnien mettait fin à ses jours en sautant d’une fenêtre de l’hôpital Pompidou. Il était victime de harcèlement. Depuis, des dizaines de témoignages de médecins sont parvenus à ses confrères qui ont créé une association pour lutter contre la maltraitance à l’hôpital. Dans un manifeste, ils dénoncent les coalitions entre médecins, directions et ARS et décrivent l’implacable mécanique mise en place contre les victimes de harcèlement. “Le sens de notre combat c’est que la peur change de camp”, témoigne le président de l’association, le Pr Philippe Halimi.

 

Lire le Manifeste de l’association Jean-Louis Mégnien.

 

Egora.fr : Voilà presque six mois que le Professeur Jean-Louis Mégnien s’est suicidé. Qu’est-ce qui a changé ?

Pr Philippe Halimi : Beaucoup d’affaires de harcèlement sont remontées vers notre association. On s’est rendu compte, dans les semaines qui ont suivi le suicide du Professeur Jean-Louis Mégnien, que le harcèlement n’est pas une histoire unique, individuelle, mais une situation que beaucoup de nos collègues médecins hospitaliers publics, mais aussi non médecins, subissent de la part de leur hiérarchie. On parle de plusieurs dizaines de cas remontés en six mois, et ça ne concerne pas que Paris et l’AP-HP, mais toutes les régions de France où il y a des structures hospitalières publiques. L’omerta est en train de se briser. Le harcèlement, ce n’est pas une mesure contre un individu, c’est un isolement, des mesures vexatoires, qui s’inscrivent dans la durée et qui ont pour but d’exclure la personne du système.

Beaucoup de collègues se défendent, introduisent des procédures administratives, pénales… Les tribunaux leur donnent raison mais ensuite, il ne se passe rien. Il y a l’histoire exemplaire d’un collègue qui a lutté pendant trois ans contre un harcèlement dont il faisait l’objet, et a eu 11 décisions de justice en sa faveur. Et à l’hôpital, rien n’a changé pendant trois ans. Il faut que cela cesse. Quand une décision donne raison au harcelé, il ne se passe rien. On les garde sous le coude. On le met sous pression et cette situation peut durer plusieurs années. Donc, au nom de l’association, nous devons agir. Devant les médias, nous devons alerter l’opinion publique, alerter aussi les collègues.

En quoi consiste cette “coalition” que vous dénoncez dans le manifeste ?

Il ne s’agit pas de monter les médecins contre les administratifs ou l’inverse. On voit bien qu’il y a souvent une hiérarchie médicale qui agit et s’appuie sur une direction qui relaye la maltraitance issue en général d’un comportement abusif d’un médecin chef de service, chef de pôle, chef d’unité… Il y a une sorte de coalition qui étrangle la personne qu’on veut mettre en difficulté.

Ensuite, il y a souvent des relais au niveau des tutelles. Les ARS et le Centre national de gestion (CNG) jouent un rôle important dans l’entretien de cette maltraitance. Et bien souvent, au lieu d’avoir une attitude équilibrée, le CNG tranche en relayant la maltraitance.

Quelles sont les origines de cette maltraitance ? Comment expliquer cette connivence ?

Il faut savoir que la loi HPST et ses variantes ont introduit un déséquilibre en termes de rapports de pouvoirs qui dérivent dans une vision totalitaire. Le chef d’établissement règne en maître absolu. La plupart des directeurs d’hôpitaux, heureusement, se comportent bien, mais beaucoup dépassent largement la ligne et se comportent comme des vrais tyrans. Eux-mêmes subissent une pression très sérieuse de leur tutelle. On est sur un management de type comptable. On est là pour faire du business, pour maintenir une autorité absolue en cassant les équipes. Et les personnes qui ne rentrent pas dans le rang, les lanceurs d’alerte qui dénoncent des modes de fonctionnement liés à des visions purement comptables, se mettent en difficulté. Parce qu’à un moment donné, la direction dit “Celui-là, c’est un emmerdeur” et, la plupart du temps, elle va trouver un collègue pour répercuter le discours administratif car il y trouve des intérêts personnels, et on tombe bien dans l’individualisme médical.

Dans le manifeste, vous décrivez les formes de harcèlement, comme s’il s’agissait d’un processus bien connu…

Oui, il y a des mécaniques qui se mettent en place. Depuis qu’on a rendu public notre manifeste, beaucoup de collègues nous ont dit retrouver une grande partie des éléments qu’ils subissent. Ça correspond à une certaine réalité. A Strasbourg, à Nancy, à Besançon, à Paris, on retrouve les mêmes mécanismes.

Comment lutter contre cette mécanique ?

Le vrai sens de notre combat c’est que la peur change de camp. Le nœud du problème est dans l’organisation de la maltraitance. Il faut que ceux qui sont actuellement les harceleurs et agissent dans l’impunité avec la complaisance des autorités administratives, directeurs d’hôpital, CNG, ARS… se sentent menacés. Le harcèlement moral, c’est puni par la loi. Il faut que les sanctions soient appliquées. D’autre part, il faut que des sanctions disciplinaires soient prises par les autorités de tutelle et les directions hospitalières. Ce qui n’est jamais le cas, ou exceptionnellement. C’est un véritable chantier que l’on ouvre.

Il y a aussi des mesures préventives à mettre en place. Il y en a une très bonne, qui est la protection fonctionnelle. Quand un agent de la fonction publique est en difficulté, il a droit à la protection fonctionnelle. Elle doit lui permettre de se mettre à l’abri des harceleurs et de se défendre. Le problème c’est qu’elle ne peut être demandée qu’auprès du directeur d’hôpital, qui est souvent le harceleur ou l’un des harceleurs. Dans la plupart des histoires de harcèlement moral où des collègues ont été mis en difficulté, la protection fonctionnelle n’a pas été accordée par le directeur d’hôpital. Il va donc falloir introduire des modifications législatives pour que la protection fonctionnelle ne dépende pas du directeur, mais soit accordée systématiquement à ceux qui sont en situation difficile et qui la demandent.

Etes-vous entendu par votre hiérarchie, la direction de l’AP-HP, sur ce sujet ?

Non, ils sont dans le déni. Pour que ces comportements cessent, il est nécessaire qu’il y ait une prise de conscience au niveau administratif que ce phénomène existe, qu’il est très largement répandu et qu’il faut le dénoncer. Ce qui n’est absolument pas le cas. Il y a une sorte d’omerta. On jette un voile, on referme la cocotte en disant “Non, non, on n’est pas au courant, ça n’existe pas” et c’est absolument insupportable. Et c’est une menace pour le fonctionnement démocratique du système de santé publique.

Notre directeur général dit qu’il n’a pas connaissance de condamnation de l’AP-HP pour harcèlement moral. Mais je suis désolé, au mois de mai, la Chambre d’appel de Paris a condamné l’AP-HP. Leur seul recours c’est le Conseil d’Etat. Vu la lourdeur du dossier, je n’y crois pas. Et ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. La jurisprudence s’étoffe de mois en mois. Il y a de plus en plus d’affaires qui se terminent par la condamnation des harceleurs.

Comment fonctionne concrètement votre association ?

Le premier rôle de l’association est d’identifier ces affaires. Les personnes harcelées peuvent bien sûr nous écrire directement, mais ce que nous voulons c’est avoir un réseau national dans toutes les régions de France qui nous permettent de faire remonter ces affaires. Nous voulons être en mesure d’écrire aux protagonistes de ces affaires, de leur dire que notre association a été saisie et demander des informations sur le comportement de la direction, de tel supérieur hiérarchique. Nous avons aussi un rôle de conseil. Nous sommes en train d’établir une liste d’avocats sensibilisés à la question du harcèlement, qui sont techniquement spécialisés. Ensuite il faut aider ces personnes, et éventuellement se porter partie civile.

Comment va la situation chez vous à Pompidou ? Où en sont les enquêtes qui ont fait suite au suicide du Pr Mégnien ?

La situation est toujours très difficile. On sent qu’il y a un clivage à l’hôpital. On nous dit que la directrice serait en partance, mais ce sont peut-être des rumeurs, on n’a pas de confirmation officielle. On sent qu’on ne veut pas voir ce qui se passe dans cet hôpital. Le suicide de Jean-Louis Mégnien, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a eu d’autres affaires : l’affaire des appels d’offres pipés, l’affaire du fichage des chirurgiens de l’hôpital, l’affaire Laurent Lantiéri, à l’intérieur de laquelle il y a eu une autre affaire où on voulait mettre en difficulté un collègue en l’accusant d’avoir reçu des dessous-de-table de patients alors qu’il n’y avait aucune preuve… Il y a beaucoup d’affaires de ce type. On a besoin d’une bouffée d’air, on a besoin de pouvoir respirer dans cet hôpital et avec la direction actuelle, qui est délégitimée, on est toujours en situation difficile.

L’enquête de l’Igas sur la situation interne de l’hôpital est en cours. Un rapport d’étape devait être rendu mi-avril, mais il est encore en cours de rédaction. Il sera peut-être remis à la ministre fin juin. A elle de savoir si elle le rendra public. Par ailleurs, l’épouse de Jean-Louis Mégnien, qui a porté plainte, doit être entendue par la juge d’instruction le 25 juin. Le top départ de l’information judiciaire sera donné après, une fois qu’elle confirmera qu’elle se porte partie civile. L’enquête devrait alors pouvoir avancer.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier