C’est la lettre de trop qui est arrivée la semaine dernière, avec accusé de réception, au cabinet du Dr Fabrice Mourez, dans le Jura. Après un an de bataille contre la CPAM qui lui reproche trop d’arrêts de travail, il a claqué la porte pendant plusieurs jours. Il a réfléchi, il a hésité à partir en Suisse. Finalement, il reprend les consultations avec quelques résolutions : fini les actes gratuits, place aux arrêts d’un mois fractionnés en quatre semaines… “Je vais jouer au con”, prévient le Dr Mourez.
L’année dernière, en juin, j’ai reçu une lettre avec accusé de réception de la CPAM. Je n’en avais jamais reçu jusqu’à présent. Ça fait 12 ans que je suis installé, et 15 ans que je fais de la médecine libérale. La CPAM m’annonçait que mes arrêts maladie étaient trois fois supérieurs la moyenne régionale et qu’ils comptaient me mettre sous objectifs (MSO). Ils me proposaient d’aller les rencontrer.
J’étais sur les fesses. J’étais bien étonné. Je me suis dit ’C’est quoi ce délire ?’ On ne m’a jamais signalé que j’étais un gros prescripteur d’arrêts de travail. J’ai téléphoné, je suis tombé sur une secrétaire, gentille, qui me dit qu’il faut prendre rendez-vous avec le directeur et le médecin-chef de la Sécurité sociale. Ça m’a paru comme un tribunal inquisiteur. C’est deux personnes devant vous qui vont décider de votre sort ! J’ai regardé sur internet, je me suis renseigné, j’ai trouvé des articles sur Egora qui expliquaient la situation… Et j’ai répondu que je n’irai pas. Le seul fait de venir, c’est accepter, reconnaître qu’il y a un problème. Je leur ai dit de faire ce qu’ils voulaient, de mon côté, je soigne mes patients.
Le médecin de la Sécu m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il n’y avait rien de personnel
Selon la Sécu, j’aurais prescrit 2 883 indemnités journalières, entre septembre 2014 et janvier 2015. La lettre dit que “dans la même période les praticiens ayant eu la même activité auraient prescrit 1 000 indemnités journalières”. 1000 ! Tout pile ! C’est étonnant pour une moyenne, non ? Et “les praticiens”, on ne sait pas s’ils sont deux, quatre ou dix… C’est vraiment se foutre de notre gueule.
Deux mois après, j’ai eu un appel du médecin-conseil chef de la Sécu. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il n’y avait rien de personnel, que c’était une démarche au plan national… Je lui ai demandé ce qu’il voulait vraiment. Il faut que je sélectionne ma patientèle et ne plus prendre les gens qui travaillent ? Les gens cherchent des médecins, on refuse 5 à 7 patients par jour. Je peux très bien vivre avec mes retraités, les cures thermales, les CMU… Le médecin-chef me dit qu’il faut qu’on se voie pour en parler. Son attitude était mielleuse, comme un médecin-conseil. Mais derrière, on sait très bien qu’il n’y a pas d’entente. Je lui ai dit que depuis que j’avais reçu la lettre, j’avais du mal à dormir, que je me remettais en question. Il me dit ’Oui, je comprends. Mais ce n’est pas personnel. Vous savez, on a envoyé le même type de courrier à un médecin quatre mois avant sa retraite…’ Là, je me suis vraiment dit que ce n’était pas la peine. Vous imaginez ? Le médecin qui a bossé toute sa vie, et qui reçoit un courrier quatre mois avant sa retraite, disant qu’il fait mal son boulot ? Et l’autre au téléphone, il est tout fier de me raconter ça ! Comment voulez-vous réagir avec des gens comme ça ?
Un mois après, le médecin-chef me rappelle pour me demander si je vais aller à son rendez-vous. Je lui dis que non. Il me répond qu’il lance la procédure. Je lui ai dit de faire comme il voulait, mais que s’il me privait de ma liberté de prescrire, je ne serais sûrement plus là en 2016. Je lui ai dit ’Au revoir, Monsieur’, et non ’confrère’, et je lui ai raccroché au nez.
Ensuite, j’ai reçu une lettre en novembre 2015 d’un abandon de cette procédure ! Je me suis dit ’Ça y est. Ils ont repris des neurones, ils vont mieux !’
Mais en mars dernier, j’ai reçu une nouvelle lettre disant qu’ils ont fait un second ciblage ! Le premier a été fait de septembre 2014 à janvier 2015, et la lettre a été envoyée en juin. Le deuxième ciblage a été fait de mars 2015 à juin 2015. C’est-à-dire que le deuxième ciblage était déjà en route quand j’ai reçu la première lettre !
C’est une remise en question totale de ce qu’on fait
J’ai refusé d’aller les voir. Je leur ai envoyé un courrier sympa, en disant que je comprends leurs besoins de faire des économies, mais que je ne me sens pas responsable de la pathologie de mes patients. A moins de devenir magicien, ou Dieu pour ceux qui y croient, métiers qu’on n’apprend pas à la faculté de médecine de Besançon, je ne sais pas comment je pourrais faire baisser les arrêts de travail de mes patients s’ils en ont besoin.
En guise de réponse, j’ai eu une nouvelle lettre. Elle est arrivée la semaine dernière. Là, j’ai tout lâché. Encore un courrier avec accusé de réception, juste avant de commencer le boulot. Ils disent que ma lettre n’explique pas suffisamment mon “atypie” vis-à-vis de mes indemnités journalières, et qu’ils relancent la procédure.
Quand vous avez des journées blindées, que vous finissez à 8 heures du soir, vous n’avez pas le temps de réfléchir. Le mardi où j’ai reçu la lettre, j’ai vu mon premier patient. J’étais mal, je n’étais pas dans ce que je faisais. J’ai dit à mon patient : ’Je crois que vous serez le dernier de la journée’. Je me demandais où j’allais, ce qu’il m’arrivait… C’est une remise en question totale de ce qu’on fait.
Le même jour, j’ai appelé le directeur de la CPAM. Je lui ai dit que j’allais mettre une affichette, mettre un mot sur le répondeur avec son numéro de téléphone pour ceux qui veulent des explications, et que j’allais partir. Je lui ai dit : ’Vous me dites que ma lettre n’est pas assez explicite, vous voulez que je lève le secret médical pour expliquer les arrêts de travail ?’
Je lui ai raconté que j’ai un patient qui m’a été adressé par son médecin du travail parce qu’il fait de la tension. Il est ambulancier, donc ça peut être dangereux. Je l’arrête, je le traite, je l’envoie voir un cardio… Un jour sa femme vient me voir, affolée. La médecin conseil avait vu le patient, avec 19 de tension, elle voulait qu’il reprenne le travail. Elle a estimé qu’il faisait de la “tension de blouse blanche” ! Et c’est ça qui va juger nos arrêts de travail ?
Le directeur m’a dit qu’il regrettait qu’on ne se soit pas entendus. Je lui ai répondu que je préférai soigner mes patients plutôt que de voir un directeur de la Sécu. Mais bon, je vois bien qu’il n’est qu’un pion parmi d’autres. Je ne vais pas faire la guerre pour une personne. C’est la façon de faire qui pose problème.
J’ai dit au directeur que j’avais des contacts en Suisse. On n’est pas loin. Il m’a répondu que je faisais comme je voulais. Ça lui est complètement égal. Ce qu’il veut, c’est des contrats signés pour faire diminuer les objectifs. Des chiffres, des statistiques.
Je n’ai pas eu de soutien ni des confrères, ni du Conseil de l’Ordre. A la première lettre que j’ai reçue, j’ai contacté l’Ordre. J’attends toujours une réponse. J’ai contacté quelqu’un que je connais dans un syndicat. Il m’a dit ’Tu prescrits tant d’arrêts de travail que ça ? Ah, t’es dans la merde alors…’
“J’ai compris pourquoi ma moyenne pèche : je fais énormément d’actes gratuits”
Voilà. Aujourd’hui, j’ai pris du recul. J’ai vu mon avocat. J’ai réfléchi, j’ai lu pas mal d’articles sur Egora, et j’ai compris pourquoi ma moyenne pèche : je fais énormément d’actes gratuits. Leur moyenne, c’est le nombre d’IJ par rapport au nombre de consultations. Mais je fais beaucoup de renouvellement d’ordonnances, certaines consultations gratuites… J’ai au moins quatre ou cinq actes gratuits par jour, facilement.
Donc je vais arrêter les actes gratuits, et je vais jouer au con. Aujourd’hui, je suis à 25 actes par jour. Si je me mets à faire payer la moindre ordonnance, les petits actes, ça va grimper. Et au lieu de faire un mois d’arrêt de travail, je vais donner quatre fois une semaine. C’est la seule solution que j’ai pour continuer à faire ma médecine, et continuer à faire mon travail comme avant. Et c’est désespérant. Je vais jouer au con. Je vais faire comme tout le monde.
Mon avocat va demander un rendez-vous avec le directeur de la CPAM. Je vais expliquer ce que j’ai l’intention de faire. Je ne ferai rien de plus. Ça va durer un temps. Et un jour j’en aurai marre. Je ne pourrais pas tenir. Là, je partirai. Ce qui me fait rester aujourd’hui, ce sont mes patients et mes enfants. Si j’étais tout seul, je serai déjà parti. On verra dans un an quels seront mes chiffres. Je vais devenir moins atypique. Enfin j’espère. Parce que si même en faisant ça, je suis toujours dans les moyennes supérieures, je file en Suisse. Je ne saurai pas comment faire. C’est déjà un gros effort.
Je reprends les consultations demain. Dans mon couloir et dans ma salle d’attente, il y aura une affiche : “Afin d’améliorer ma moyenne statistique d’indemnités journalières (arrêts de travail), je me vois contraint de ne plus réaliser d’actes médicaux gratuitement. Merci de votre compréhension.”
“Derrière-moi, je n’ai aucun suicide”
Il y a un mois, j’ai vu un patient de 35 ans. Il était tout bizarre. Il me dit ’Je reviens des bois, j’y suis resté trois semaines’. Il me raconte qu’il a perdu son boulot, qu’il est en formation mais que ça se passe mal. Et en plus, depuis 6 mois, il est en instance de divorce. Tout pour avoir une vie sympa, quoi. Il y a un mois, il va voir son médecin traitant. Il lui dit que ça va mal, qu’il voudrait bien s’arrêter un peu. Son médecin a refusé, il lui a dit que d’aller au boulot lui changerait les idées. Il lui a donné un peu d’homéopathie en disant que ça irait mieux. Après la consultation, il est parti dans les bois. Pendant trois semaines, il a mangé des herbes, ce qu’il trouvait. En plein hiver, dans le Jura ! C’est sa femme qui l’a retrouvé et qui me l’a amené. Je l’arrête, je lui donne un traitement. Je l’ai revu un mois après, il me dit qu’il va mieux et il me demande ’Mais, pourquoi votre confrère ne m’a pas arrêté ?’ Je n’ai pas su répondre. Il faut voir jusqu’où ça peut aller.
J’ai dit au médecin conseil : ’Ça fait 15 ans que je fais de la médecine. Derrière-moi, je n’ai aucun suicide.’ C’est ma petite médaille. Je ne sais pas si beaucoup de confrère l’ont. Ça donne envie de gueuler, et de dire que ce n’est pas normal. On va où ? On fait quoi ? Mais peu à peu, la colère s’éteint et la résignation s’installe.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier