23 secondes : c’est en moyenne le temps de parole du patient avant que le médecin ne l’interrompe pour diriger l’entretien. Savoir écouter n’est pas si simple. Les Prs Anne Révah-Lévy* et Laurence Verneuil** se sont intéressées à ce sujet et publient aujourd’hui Docteur Ecoutez ! aux éditions Albin Michel. En s’appuyant sur des récits de patients les deux praticiennes démontrent que l’écoute est un élément essentiel du soin, bien que trop souvent négligé. Anne-Révah Lévy s’explique pour Egora. Demain, nous publierons un extrait du livre.

 

 

Egora.fr : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un livre sur l’écoute ?

Anne Révah-Lévy : Plusieurs choses nous ont poussées à écrire ce livre. Tout d’abord le constat de la souffrance grandissante des médecins au cours de leur travail. Ils sont dans une difficulté qui est liée principalement aux dysfonctionnements institutionnels qui les met sous pression, exigeant d’eux des choses que ne correspondent ni à leurs compétences ni au sens de leur pratique. Il y a aussi la souffrance des patients qui racontent à peu près tous la même histoire : ils ne se sentent pas écoutés par leur médecin. Le troisième point est que nous connaissons tous des médecins qui écoutent, mais l’écoute n’est pas du tout valorisée. Enfin, il y a aussi le constat répétitif qui est que le système médical va très mal dans des explications toujours plus complexes sur des éléments économiques ou organisationnels. Et on constate qu’au fond l’élément organisateur de tout ça est la non-prise en compte de l’écoute comme unité élémentaire du soin. En fait si on prenait l’écoute comme un acte médical fort, ce qu’elle doit être et qu’elle est, les médecins retrouveraient le sens de leur pratique et iraient mieux. Les patients iraient mieux. Le système médical irait aussi mieux car écouter c’est aussi faire un meilleur diagnostic, une meilleure prise en charge, moins d’examens complémentaires et moins de prescription médicamenteuse inutile. Cela aurait donc un effet économique.

Le problème de manque d’écoute est-il nouveau ?

Le modèle médical qui consiste en une relation assez paternaliste entre un médecin et son patient est un modèle qui ne favorise pas l’écoute du patient. Depuis plusieurs années, il y a une évolution qui montre qu’il faut faire une médecine plus centrée sur le patient et plus à l’écoute. Mais au fond, ce que nous constatons c’est que l’écoute n’est pas considérée comme un acte médical mais plutôt comme une espèce de zone de confort. Si les patients se plaignent de ne pas être écoutés cela ne serait pas si important puisque c’est pour leur bien-être qu’on devrait les écouter. Nous voulons démontrer au contraire que l’écoute est vraiment un acte médical qui a des effets à toutes les étapes de la prise en charge. C’est la première fois qu’on essaye de dire et de mettre en évidence que cette unité élémentaire, qui est souvent ignorée voire méprisée, est au cœur du système. L’écoute doit être considérée avec force et respect parce qu’elle a des effets pour tous.

Faudrait-il agir au niveau de la formation des étudiants en médecine ?

Bien-sûr. Les étudiants en médecine sont formés à un savoir médical qui se centre sur une représentation approfondie et complexe du fonctionnement des organes et qui se tient à distance d’une approche globale du patient qui passe par l’écoute. On voit bien l’engouement pour les médecines non conventionnelles. Il est lié au fait que dans ces médecines comme l’homéopathie, l’acupuncture, les patients sont écoutés. Ils sont approchés globalement et le récit fait par le patient sur ce qu’il vit est considéré comme un savoir. Ce qu’il manque actuellement dans la formation et dans la pratique, c’est la mise au centre du savoir du patient sur ce qu’il vit. Un savoir médical n’existe qu’en co-construction avec le savoir intime du patient sur sa maladie et sur ses troubles. L’écoute permet la mise en tension du savoir du patient et de celui du médecin. Il n’y a pas de médecine en dehors de cette rencontre. Ecouter ça n’est pas transformer les médecins en psychologues ou en psychiatre, c’est vraiment organiser une certaine posture d’accueil du récit du patient sans l’interrompre ni disqualifier ce récit comme étant une gêne ou une plainte dans le vécu du médecin.

L’écoute pour un médecin, cela semble pourtant relever du bon sens. 23 secondes d’écoute par consultation cela semble hallucinant…

Ce qui est hallucinant c’est que les médecins se forgent des a priori. Ils ont une idée à partir d’un certain nombre d’informations que le patient va leur donner et ils vont chercher eux-mêmes à confirmer leurs a priori en se disant qu’il n’y a pas forcément besoin de trop écouter le patient pour cela. Les examens complémentaires vont permettre de donner une pseudo-objectivité à ce qu’ils recherchent. Le récit spontané et non limité du patient n’est pas possible. Il y a un système d’interrogatoire où le patient va être pris dans les a priori du médecin et l’écoute n’est pas valorisée. L’écoute est considérée comme l’affaire des psys et des écoutants comme les infirmières, les aides-soignants…

Vous dites que ne pas écouter, c’est une façon de mettre à distance les souffrances des patients…

Oui sans doute. On se demande pour quelle raison c’est si difficile d’écouter les patients. Il y a plusieurs facteurs qui expliquent cette difficulté. Il y a d’abord le facteur institutionnel et le message porté par les tutelles et les organisations hospitalières qui considèrent que l’écoute n’est pas un acte médical. Cela n’est pas valorisé sur le plan économique. Il y a d’autres choses à faire qui pourraient rapporter plus d’argent. Mais l’autre difficulté à écouter les patients est que les médecins ont peur d’être débordés par ce que le patient va pouvoir raconter. Il y a pourtant une étude qui montre que si on laisse parler le patient sans l’interrompre, il va s’arrêter tout seul au bout de deux minutes. Donc l’inquiétude d’être débordé n’est pas justifiée. Le patient ne va pas engloutir le médecin.

Autre source inquiétude du médecin : il ne sait pas trop quoi faire avec les émotions douloureuses ou négatives du patient. Il ne sait pas comment les accueillir, les accompagner, les transformer. Il ne réalise pas qu’en écoutant il va proposer déjà une modalité pour le patient d’être soulagé, compris et accompagné. Il y a un manque de conviction sur le fait que l’écoute sert au patient et qu’il ne faut pas avoir peur de ce qui va surgir. Je pense que les médecins sont mal à l’aise avec les émotions et la souffrance des patients, et il faut le comprendre. La vie quotidienne des médecins est l’accumulation de la souffrance des patients et au fond ils ne savent pas trop quoi en faire. Ils sont eux-mêmes pris par leurs propres angoisses et ils ne sont pas formés à la gestion de leur implication personnelle dans la rencontre avec le récit des patients.

Vous parlez de mise en scène de l’écoute. Quels conseils donner aux médecins pour mieux écouter ?

On propose plusieurs techniques assez simples qui sont décrites dans la littérature. Quand un patient souhaite se positionner dans l’écoute, il y a ce qui s’appelle la méthode “inviter, écouter, résumer”. Le médecin invite le patient à parler de ce qui est important pour lui, il l’écoute sans l’interrompre et il résume ce qu’il a compris et ce qui est important. Cette méthode permet au médecin de bien recevoir ce qui a été important pour le patient, et à ce dernier de se sentir compris donc de pouvoir partager un espace commun de représentation et d’objectif à la consultation.

Il y a un certain nombre d’autres techniques qui sont proposées où on va organiser la consultation en regardant le patient, en le nommant, sans prendre son téléphone ni regarder sur son ordinateur. Le médecin peut accompagner le récit par des mimiques ou des phrases qui valorisent la parole du patient. Toute méthode d’accueil et d’accompagnement de l’écoute ne dure pas très longtemps mais permet au patient de se sentir écouté et d’être dans un espace partagé de projet de soins avec le médecin. Il y a un décalage entre l’injonction qui est faite au médecin d’informer son patient et le fait que pour pouvoir l’informer de manière correcte, il faut le connaître. Pour connaître son patient il faut avoir entendu ses besoins, ce qu’il vit. Cela va aussi permettre d’ajuster les dimensions diagnostiques et thérapeutiques.

Que répondre à des médecins qui sont débordés et qui doivent enchaîner très rapidement les consultations ?

Il n’y a pas forcément besoin de plus de 15 minutes pour bien écouter. La sensation d’avoir été écouté n’est pas lié au fait de faire des consultations d’une demi-heure ou de trois quart d’heure. On peut donner la sensation d’avoir été écouté et être écouté dans une consultation de 15 minutes, simplement en laissant parler le patient sans l’interrompre, en résumant et en se mettant dans une posture d’accueil et d’attention sincère au récit intime du patient.

Si le système disqualifie l’écoute, c’est au médecin et au patient, là où ils sont et au moment où ils y sont de valoriser l’écoute. Notre volonté est de dire que pour changer les choses et affirmer et revendiquer que l’écoute est un acte médical qui a des effets dans la qualité du soin, c’est au patient et au médecin de le revendiquer ensemble. C’est petit à petit en étant une force de résistance à une disqualification environnante que les choses vont changer. Il n’est pas question de demander à chacun de transformer sa consultation en psy mais simplement de modifier sa manière de faire sur un temps qui n’est pas nécessairement très long mais qui va vraiment mettre au cœur de la démarche médicale la qualité de l’écoute, avec des effets économiques.

Y-a-t-il des chiffres précis qui montrent l’amélioration du soin avec une meilleure écoute ?

Oui tout à fait. Il y a eu plusieurs études, que nous citons dans le livre, qui montrent que les médecins qui font une consultation avec une écoute valorisée prescrivent moins de médicaments. On note aussi moins de re-consultation à quatre semaines et une amélioration clinique des patients sur un certain nombre de critères médicaux.

Quels rôles doivent jouer les patients ?

Le livre s’appuie sur le récit des patients eux-mêmes. On a tenu à partir du vécu et du récit des patients. Il faut que les patients se rendent compte que leur demande d’écoute n’est pas une demande de comfort mais que c’est une demande d’acte médical au sens le plus noble du terme. Il est déjà important que le patient prenne conscience de la place de l’écoute dans le système. Il faut que le patient se représente aussi l’humanité du médecin. Chacun dans le système doit avoir une vision sur l’humanité de l’autre. C’est au médecin d’avoir la responsabilité de la prise en charge du patient, mais ce dernier peut avoir en tête que le médecin est un être humain pris dans un certain nombre de contraintes institutionnelles. Le patient doit se rendre compte que l’écoute est une variable d’ajustement dans un système assez fou dont le médecin n’est pas totalement responsable.

Il est aussi important que le patient prépare sa consultation. On recommande qu’il puisse, avant d’aller voir son médecin, lister les points qui lui semblent importants à aborder. Ainsi lors de la consultation, il pourra soumettre sa liste au médecin. Le médecin pourra alors aborder tel ou tel point en priorité, voire prévoir une autre consultation.

Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi-Bonin

* Anne Révah-Levy est pédopsychiatre, Professeur de pédopsychiatrie et chef de service à l’Hôpital d’Argenteuil. Attachée à une unité de recherche à l’hôpital Saint-Louis, elle fait de la recherche qualitative sur les expériences des patients. Elle a publié plusieurs romans au Mercure de France.

** Laurence Verneuil est dermatologue et oncologue, Professeur de dermato-vénérologie et chef de service au CHU de Caen. Elle fait de la recherche fondamentale à l’Hôpital Saint-Louis. Parallèlement, elle s’intéresse aux approches complémentaires du soin, l’approche holistique du patient.