Recadrés par la loi Le Roux, il y a tout juste deux ans, les réseaux de soins n’en continuent pas moins leur stratégie d’entrisme en médecine. Et, pour la toute première fois, visent les dépassements d’honoraires en contractualisant avec les établissements de soins privés. Et non plus les médecins.

 

Honnis des représentants des médecins libéraux, les réseaux de soins continuent de tisser leur toile et pas toujours là où on les attendrait. Dans les prochains jours, vos patients assurés, pour leur complémentaire santé, chez Allianz, la Maaf, la MMA ou la mutuelle d’Air France vont recevoir une information sur une nouvelle offre concernant la chirurgie orthopédique leur garantissant un remboursement intégral – et en tiers payant –de la chambre particulière, de la télévision, du wifi et des honoraires médicaux. Dépassements compris, et c’est là la nouveauté. À terme, 9 millions d’assurés auprès de 46 complémentaires pourront en bénéficier…

Officiellement, depuis la loi Le Roux de janvier 2014, les mutuelles, instituts de prévoyance et autres assureurs privés ne peuvent monter des réseaux de soins que lorsqu’ils remboursent plus de la moitié d’une prestation ou d’un dispositif, ce qui exclut de fait les honoraires médicaux. Et en ce sens, ce nouveau conventionnement astucieux imaginé par le prestataire Santéclair pour ses clients ne contrevient pas à la loi puisque ce n’est pas avec les praticiens, mais avec les directions des établissements que sont signés les contrats.

“Il y a beaucoup de polémiques syndicales sur les réseaux, ce qui ne facilite pas la compréhension du sujet”, estime Marianne Binst, directrice générale de Santéclair, une plate-forme de services pour complémentaires dont le métier est de “permettre au client final qu’est le patient d’obtenir un bon rapport qualité/prix dans le système de santé.”

 

Offre “all inclusive”

Plusieurs mutuelles sont elles-mêmes aussi en train de travailler sur des nouveaux conventionnements avec des établissements de santé ainsi que d’autres prestataires. Mais Santéclair a pris une longueur d’avance sur ce segment puisqu’il propose déjà depuis cinq ans des conventionnements pour la chirurgie réfractive, un acte qui n’est pas du tout remboursé.

“Historiquement, nous avions débuté les réseaux sur des actes qui génèrent un reste à charge très important pour le patient, en particulier le dentaire, l’optique et les audioprothèses, explique sa fondatrice. Puis nous nous sommes intéressés à l’ostéopathie et aux diététiciennes.” Un nouveau pas est franchi avec ces conventionnements en chirurgie.

“Ce ne sont pas des réseaux à proprement parler mais on est complètement dans la même logique, assume sans fard Marianne Binst. Nous avons lancé un appel d’offres à l’automne, puis signé des contrats avec une quarantaine d’établissements répartis sur toute la France, dont 60 % de cliniques. Cela a été relativement long de les convaincre car ils ont été hésitants et ont subi parfois des pressions. De leur côté, avec ce type d’actes, les patients se plaignent beaucoup de ne pas comprendre ce qui est à leur charge et combien ils doivent payer de leur poche. C’est pourquoi nous proposons cette offre “all inclusive” qui garantit un reste à charge zéro.”

Les établissements ont été sélectionnés sur des critères de qualité et de performance. La complémentaire assure à l’établissement un paiement forfaitaire, à lui de s’y retrouver.

“Nous avons regardé les certifications des établissements ainsi qu’un certain nombre de critères comme le taux de réhospitalisation, les durées moyennes de séjour et l’envoi en soins de suite et réadaptation, explique la directrice de Santéclair. Les établissements les plus performants sont aussi sources d’économies. C’est ce qui, à terme, nous permet de financer l’ensemble de la prise en charge.” Au risque de favoriser les cliniques performantes et d’enfoncer les moins bonnes, en orientant les patients vers les premières.

“C’est une façon contournée de mettre en place des réseaux de soins, tonne le Dr Jérôme Vert, président de l’AAL, l’Association des anesthésistes libéraux syndicat des anesthésistes libéraux l’une des trois composantes du Bloc. Nous y sommes opposés car c’est la fin de la liberté de choix pour les patients. Et surtout c’est le risque pour les cliniques et pour les praticiens de se retrouver captifs d’un système qui n’a pas pour but d’augmenter la qualité mais de faire baisser les coûts. Il faut également avoir à l’esprit que les complémentaires voudront aussi imposer le matériel aux médecins, car ils négocieront des tarifs avec les fabricants.” Ce qui n’est pas le cas pour l’instant dans le dispositif imaginé par Santéclair.

 

Baisse des compléments d’honoraires

Ce sujet fait l’unanimité syndicale. “Il n’est pas admissible qu’un directeur d’établissement s’engage pour autrui sur la limitation des compléments d’honoraires puisque ceux-ci sont, par définition, à la discrétion du praticien selon l’intervention et la situation du patient, dénonce également le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la Csmf. Cela veut dire que le directeur de l’établissement aura un intérêt objectif à faire pression sur les médecins pour qu’ils baissent leurs compléments d’honoraires afin de respecter le contrat avec la complémentaire. Je m’interroge même sur la validité juridique de ces contrats.”

Pour MG France également, ces conventionnements sont une mauvaise réponse à une vraie question, celle de l’accès aux soins. “Que des responsables de cliniques et de complémentaires fassent leurs affaires ensemble est déjà ambiguë en soi et menace l’indépendance du médecin, souligne le Dr Claude Leicher, président de MG France. Cela pose aussi une question de fond et conforte notre position, qui a toujours été de valoriser la notion de relation conventionnelle entre les syndicats de médecins et l’assurance maladie ainsi que de défendre le secteur 1 qui protège les praticiens des tentatives d’accaparement par les régimes complémentaires.”

 

Tarifs plus bas imposés

Une analyse corroborée par les chirurgiens-dentistes, qui ont vingt ans d’expériences variées des réseaux de soins. Dès 1996, un protocole avait été signé entre la Confédération nationale des syndicats dentaires (Cnsd) et la Mgen, puis également la Mutualité de la fonction publique. Les deux tiers des 36 000 chirurgiens-dentistes y participent, alors que seulement deux à trois milliers font partie à titre individuel de réseaux de soins avec des complémentaires.

“Le protocole que nous avons signé avait été négocié collectivement, et il prévoit des plafonds d’honoraires dans lesquels entrent environ 90 % de la profession, souligne Catherine Mojaïsky, présidente de la Cnsd. Le dispositif est cogéré et il a également permis d’améliorer l’accès aux soins des patients adhérents de ces mutuelles. En revanche, nous sommes complètement opposés aux autres réseaux qui sont en réalité la mise en place d’accords directs entre les assureurs complémentaires et les praticiens. Tout d’abord parce que ces réseaux ont imposé des tarifs plus bas que la moyenne et ensuite parce que les patients sont détournés de leur dentiste traitant vers des praticiens de ces réseaux. Cela casse la relation de confiance entre le patient et son soignant.”

En tout cas, ce nouveau petit pavé dans la mare de Santéclair trouble déjà un certain nombre d’acteurs. Le président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), Lamine Gharbi, avait lancé une mise en garde, il y a quelques mois, à certains de ses adhérents qui avaient cédé aux sirènes des assurances privées, avant de se montrer beaucoup plus discret depuis et de ne plus vouloir s’exprimer sur le sujet.

Officiellement, la FHP ne donne pas de consignes aux cliniques et se dit désormais “prête à ouvrir le dialogue avec les organismes complémentaires pour anticiper les initiatives et prévenir les risques”. Dans les faits, la Fédération semble divisée entre, d’un côté, les cliniques de MCO qui sont plutôt intéressées par l’initiative de Santéclair qui, en solvabilisant les dépassements d’honoraires, met finalement sur un pied d’égalité le privé, le public et les établissements de SSR qui redoutent à terme l’impact d’une diminution de leur patientèle. Les représentants des complémentaires sont également prudents : le modèle du conventionnement hospitalier mutualiste fait actuellement l’objet d’une analyse au sein de la Mutualité française (Fnmf ) car pour la première fois la question des dépassements d’honoraires des médecins y est englobée.

“Le contexte de la loi Le Roux interdit bien aux complémentaires de négocier avec les médecins, mais il n’est pas interdit d’être habile”, observe un bon connaisseur du secteur. Néanmoins, pour la Mutualité française, ce sont essentiellement les contrats d’accès aux soins souscrits par les médecins qui réguleront les dépassements d’honoraires.

“Aujourd’hui, la prise en charge et la modération des dépassements ne sont pas concernées par les conventionnements hospitaliers mutualistes, relève Jean-Martin Cohen Solal, délégué général de la Mutualité française. Ces derniers, qui profitent à 80 % de nos adhérents et couvrent environ 60 % du parc hospitalier, permettent déjà un meilleur remboursement de la chambre particulière dont nous avons, par ailleurs, réussi à faire diminuer le coût.” Dans le même temps, la Mutualité française défend également le principe des réseaux de soins dont elle a été un temps exclue après une décision de la Cour de cassation en 2010. La loi Le Roux a remis les mutuelles dans le jeu en même temps qu’elle a interdit aux complémentaires de contractualiser avec les médecins.

 

Suppression des réseaux

“Les réseaux sont un dispositif gagnant-gagnant pour les complémentaires, les professionnels concernés (opticiens, audioprothésistes, chirurgiens-dentistes) et les patients, car ils permettent un meilleur accès et une meilleure qualité des soins, plaide Jean-Martin Cohen Solal. L’expérience des réseaux dans le domaine de l’optique est très intéressante : ceux-ci ont permis une maîtrise du reste à charge importante tout en apportant des garanties de qualité, car il est très difficile pour un patient tout seul de savoir sur quels critères discuter de la qualité de ses lunettes avec son opticien.”

Un argument qui ne convainc toujours pas les médecins libéraux. Ces derniers ont néanmoins l’oreille de quelques politiques. Une proposition de loi du député Les Républicains Daniel Fasquelle, déposée en octobre dernier, propose d’interdire aux complémentaires de “pratiquer ou de proposer des remboursements différenciés pour un soin, une prestation ou un dispositif identique”. Ce qui reviendrait à supprimer les réseaux. Si cette proposition de l’opposition n’a aucune chance d’aboutir avant la fin de la législature, elle montre que le débat est loin d’être clos. Pendant ce temps, les réseaux et autres conventionnements se poursuivent. Santéclair a lancé une expérimentation dans la chirurgie de la cataracte, incluant les implants progressifs, qui ne sont aujourd’hui pas remboursés par la Sécu, et envisage des nouveaux réseaux dans la chirurgie de l’épaule et à l’horizon 2017 dans la chirurgie digestive.

Peut-on imaginer un jour un conventionnement de ce type entre des complémentaires et des maisons de santé ? “La loi Le Roux est assez claire pour empêcher les complémentaires de contractualiser avec les généralistes, temporise Claude Leicher. Le second verrou est que dans les contrats dits responsables [soit la quasi- totalité des contrats, Ndlr], les complémentaires sont obligées de prendre en charge tous les actes et prestations des médecins traitants”. La liberté de choix de son médecin traitant reste donc encore la moins menacée.

 

“Les réseaux favorisent une médecine low cost”

Frédéric Bizard est enseignant à Sciences Po, proche du syndicat le Bloc, et l’auteur d’un rapport intitulé Réseaux de soins conventionnés, pourquoi il faut les supprimer, qui a inspiré une proposition de loi antiréseaux présentée par le député LR Daniel Fasquelle, à l’automne dernier.

Egora.fr : Qu’est-ce qu’un réseau de soins ?

Frédéric Bizard : C’est un système qui existe depuis près d’un siècle aux États-Unis et qui s’est développé en France dans les années 1990. Un réseau, c’est l’établissement d’une convention entre un financeur et un offreur de soins sur la base de trois critères : le prix, le volume et la qualité. Comme l’objectif est de diminuer les coûts, l’assureur promet un apport de patientèle. Ce qui n’est pas toujours bien perçu est que le réseau a vocation à devenir acheteur de soins.

Le professionnel de santé n’y a-t-il pas un intérêt ?

Non, car au départ le promoteur du réseau apparaît toujours sympathique et conciliant avec les professionnels de santé puisque son objectif est d’y faire entrer le plus de gens possible. Il propose donc des conditions tarifaires et qualitatives des plus arrangeantes. C’est ce qui s’est passé avec les dentistes et les opticiens. Mais une fois le réseau constitué, au moment où les contrats sont renouvelés, généralement au bout de trois ou quatre ans, la complémentaire renégocie et durcit les conditions. Et là, le professionnel de santé se retrouve dans un « dilemme du prisonnier ». Il peut bien entendu sortir du réseau, mais si ses concurrents y restent il court le risque de perdre une partie de sa patientèle.

Les réseaux n’ont-ils pas néanmoins un intérêt du point de vue de l’accès aux soins ?

Non, on a vu que les réseaux ont plombé le système de santé américain. Cela ne marche pas parce que l’équation de départ est biaisée. Dans le domaine de la santé, sur un marché mature comme la France, on ne peut pas favoriser la qualité simplement en augmentant les volumes et en baissant les prix. On est typiquement dans une économie de l’innovation, et celle-ci a un coût. Les réseaux favorisent uniquement des soins low cost et une médecine à deux vitesses selon que le patient a les moyens financiers de choisir son médecin ou qu’il est obligé de consulter dans le réseau pour bénéficier de remboursements satisfaisants. Le réseau, c’est une stratégie de gestion du risque purement assurantielle et court-termiste.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Véronique Hunsinger