Médecin de campagne, le Dr Pierre Frances est allé voir le dernier film de Thomas Lilti avec un regard particulier. Vivre en solitaire, voir grandir ses patients, savoir se débrouiller loin des centres hospitaliers, et même perdre un peu de son aura lorsqu’un successeur vient… Le Dr Frances a vu dans Médecin de campagne une certaine justesse vis-à-vis de son exercice quotidien.

 

Attention : ce qui va suivre révèle quelques scènes du film.

 

Souvent ignorée de nombreux collègues et d’une grande partie de la population, la médecine rurale présente certaines particularités mises en lumière dans un très réaliste film de Thomas Lilti, Médecin de campagne. Beaucoup vont s’identifier, s’ils visualisent le film, au Dr Werner, le héros du film.

 

Etre un médecin rural c’est avant tout un sacerdoce

Souvent le praticien a sacrifié sa vie privée au profit de son travail. Ainsi, nombreux sont ceux exerçant dans des campagnes qui ont fait vœu de célibat, ou ont divorcé (comme le héros de notre film).

D’autre part, contrairement aux collègues des villes proches d’une structure hospitalière, ils doivent faire face à certaines urgences ou à certains cas de conscience qui mettent en jeu leurs connaissances, mais aussi l’adaptation de ces acquis à la situation qui n’est pas forcément étudiée sur les bancs de l’université. Dans le film, le Dr Werner a été appelé sur une urgence vitale en un lieu très hostile pour ce type d’intervention. Ce cas de figure n’est pas rare, et reste très stressant pour tout praticien en milieu rural. Chaque jour apporte son lot de surprises, et de stress qui s’inscrit dans un même temps, et parfois de manière désordonnée. Cela reste le piment parfois trop fort de cette pratique.

Etre éloigné d’un grand centre hospitalier impose d’avoir une connaissance parfaite de tous les champs de la médecine, ce qui peut, parfois, pêcher et générer des remises en questions ou des interrogations. Cela conduit souvent à des insomnies.

Un autre chapitre a été abordé dans ce film : la disponibilité du médecin de campagne. Souvent il est possible de la joindre même en dehors des horaires de bureau. De plus, il participe au tour de garde qui le contraint à se rendre disponible 24 heures sur un secteur déterminé.

 

Le médecin de campagne n’est pas un ancêtre qui refuse le progrès

Nous le voyons très bien lorsque le sujet de l’informatisation du cabinet médical est mis sur la table. Le Dr Werner est tout à fait conscient de son utilité.

Accepter d’être informatisé, c’est un gage incontestable de progrès, mais cette intrusion en milieu rural réduit quelque peu les rapports sociaux, et doit se faire avec parcimonie. De plus, cet outil est à double tranchant : il peut conduire à plus de contrôle de nos instances administratives, mais donne aussi des informations aux patients pas forcément justes qui peuvent fausser la relation médecin-malade.

Le thème des maisons de santé a été abordé avec brio dans ce film. En effet, il est inconcevable de concevoir un système de santé conçu par des édiles sans avoir eu l’aval des professionnels de santé. Cette évolution est le propre de notre société actuelle qui a développé de manière exponentielle les millefeuilles administratifs. Cette emprise est telle que dans les hôpitaux le nombre d’agents administratifs est souvent supérieur à celui des médecins.

La féminisation de la profession entrouvre une autre porte : celle de la vie privée. Ces collègues refusent d’embrasser ce métier comme les prédécesseurs masculins ; cela étant d’autant plus vrai que leurs époux, ne travaillant pas dans cette branche le plus souvent, ne peuvent comprendre ce type de dévouement.

Etre dévoué, c’est aussi se couper des liens sociaux qui peuvent se développer au sein de son village. En effet, contrairement à ce qui est décrit dans le film, il est difficile pour un médecin de campagne de prendre part à la vie du village. En fait, dès qu’il met un pas dans son village il est constamment harcelé par des questions professionnelles ; élément qui dénote un changement dans les mentalités et le respect vis-à-vis du médecin.

De ce fait nombreux sont ceux qui décident d’avoir une « vie » privée en dehors du village, ou en recul par rapport au centre de leur lieu d’exercice.

Enfin, nous voyons également au travers d’une consultation de la remplaçante du Dr Werner les travers de la société actuelle : le mépris que peuvent avoir les patients vis-à-vis de notre profession. Ce comportement met à mal notre profession. Alors que, tout comme les instituteurs, le médecin avait une véritable position sociale au sein du village, on se rend compte que cette position a énormément changé, et qu’il est devenu l’objet de critiques parfois très acerbes.

 

Cependant la médecine de campagne reste un véritable bonheur

Connaître les patients depuis leur plus jeune âge, les voir grandir, les écouter (on a pu voir dans le film les conséquences induites par un manque d’écoute), être les confidents de leur vie ; c’est un véritable bonheur. Le médecin est avant tout une partie rapportée de la famille.

Cet état de fait vaut tout l’or du monde, et nous le voyons très bien dans ce film, cela le détache des biens matériels. Le Dr Werner a décidé de travailler dans un cabinet attenant à son lieu de vie. On remarque une absence totale de confort, et de rénovation de ce lieu qui nous démontre que contrairement aux idées reçues, nombreux sont les médecins de campagne qui se moquent éperdument d’amasser de l’argent.

En étant seul, le médecin se créé une carapace qui le rend plus inaccessible, mais aussi lui confère une idée (pas forcément bonne) de toute puissance. Cette dernière s’exprime le plus souvent en ce qui concerne le praticien lui-même (qui pense ne jamais devenir comme ses patients), mais aussi vis-à-vis du rapport avec ses confrères. Ainsi dans le film, nous voyons la tristesse du Dr Werner lorsqu’il apprend que des patients présents dans la salle d’attente sont venus voir sa collègue. Il a, en un certain sens, été dépossédé d’une valeur qui est la plus chère pour lui et sa vie : son aura sur les patients de sa commune.

Ce comportement, même s’il semble un peu ridicule, c’est un des éléments fort du métier du médecin rural qui tient à ses patients qu’il aime plus que tout.

D’ailleurs c’est cette raison qui pousse notre confrère (le Dr Werner) à garder à la maison un patient très âgé en soins palliatifs. Il connaît son parcours de vie, ses désirs, et fait tout pour y accéder (il n’a pas besoin de directives anticipées car la parole fait légion dans cette pratique rurale).

Pour permettre à son patient de rester à domicile, il a constitué une équipe pluriprofessionnelle sur laquelle il peut compter, et qu’il connaît pour son sérieux. Cela lui évite d’être seul, favorise la délégation des tâches (utile du fait d’un surcroit de travail), et lui permet également de communiquer. Il faut en effet ne pas oublier que les soins palliatifs sont l’affaire d’un groupe qui doit jouer de manière parfaite sa partition. C’est de cette façon que le médecin travaille : en pôle de santé. C’est de cette manière qu’il peut être contacté de jour comme de nuit ; une sécurité pour le patient. Cette prise en charge permet de créer un rapport humain incomparable.

Un confrère investi dans les soins palliatifs en milieu rural expliquait que cette pratique n’était pas automatique par crainte de la mort, et la méconnaissance de cette pratique. Cette réflexion reste quelque peu choquante, car le médecin de campagne est avant tout le médecin de famille, et il ne peut comprendre de manquer une étape dans la vie de son patient. Aussi, il met tout en œuvre pour poursuivre cette prise en charge ; la formation dans ce domaine n’étant pas le facteur limitant contrairement à ce qu’a pu énoncer notre confrère. En effet, se former et connaître les thérapeutiques utilisables dans ce domaine, ce n’est pas plus complexe que de savoir préparer un patient ayant une nécrose myocardique avant l’arrivée d’une unité d’urgence.

 

Au final

Ce film est excellent et juste, et représente notre vie de médecin de campagne. Les tracas dus à la lourdeur des tâches administratives ne sont pas abordées car le réalisateur a préféré montrer l’intérêt de ce regard humaniste qui est bien plus important que le reste.

La médecine rurale ne s’apprend pas. Elle colle progressivement à la peau de celui qui a décidé de la pratiquer, et tout comme une drogue, il est impossible de s’en défaire.

Aussi, à la suite de ce film qu’elle a visionné, notre ministre de tutelle pourrait quitter sa tour d’ivoire pour venir à notre rencontre pour nous écouter et comprendre nos difficultés.

Nous en avons, je suis sûr, besoin car nous nous sentons souvent seuls.

Contrairement au propos du réalisateur il semble difficile de voir une disparition de la médecine de campagne ; elle va s’adapter tout simplement…

Merci encore à Thomas Lilti pour avoir mis en lumière cette profession qui est souvent ignorée ou négligée.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Pierre Frances