Généraliste retraité, Jean-Marc Geidel vient de publier C’est vous qui voyez docteur…* Il y raconte le quotidien de deux médecins en banlieue parisienne. Dans les années 80, ils créent La Maison médicale, dans laquelle ils espèrent prodiguer une médecine “différente”, plus à l’écoute du patient. 35 ans plus tard, ils cherchent le successeur idéal. Une fiction largement inspirée de la carrière l’auteur. Rencontre.

 

Egora.fr : C’est vous qui voyez docteur… raconte le quotidien de deux médecins généralistes, les docteurs Jonathan Forget et Aymé Mory, installés depuis la fin des années 70 dans une Maison médicale dans une ville ouvrière de banlieue parisienne. C’est un peu votre propre histoire, non ?

Dr Jean-Marc Geidel : Oui. Mais tous les noms sont inventés. Et toutes les situations décrivent des personnages qui sont inventés. Je n’ai pas voulu trahir le secret médical, donc il n’y a aucun personnage qui peut se reconnaître. A part un seul, celui qui s’appelle “Le Butor” (un patient toxicomane, qui intervient plusieurs fois dans le livre, NDLR), mais il est toujours question de lui en dehors d’une consultation médicale, c’est un perturbateur extérieur. Il se trouve que c’est un de mes patients qui s’est beaucoup rangé et calmé au fil des années et quand je lui ai dit que j’allais parler de lui dans un livre, il était extrêmement content. Je lui ai fait lire tous les passages qui le concernaient, avant de publier et il était d’accord. Sinon pour toutes les consultations qui sont racontées, personne ne peut se reconnaître. Et en même temps j’espère que tous les patients pourront, ici ou là, se reconnaitre.

Qu’est-ce qui vous a incité à raconter votre quotidien de généraliste ?

J’ai compris au fil des années qu’il se passait des choses merveilleuses dans la consultation, mais que c’était subliminal. Ce n’était pas clairement exprimé, pas explicite. Et cela, je ne pouvais en rendre compte que par écrit et sous une forme adaptée. Et la forme la plus adaptée m’a semblé être celle du récit romancé où j’essaie de décrire les situations à travers le “non-dit”, c’est-à-dire à travers les différentes expressions du visage, les silences et le second degré. Par exemple le titre C’est vous qui voyez docteur, peut être interprété de nombreuses manières différentes. Il est d’ailleurs utilisé de manières très différentes dans le livre. C’est exactement ce que j’ai voulu faire dans ce roman. Je décris le premier niveau de la consultation, ce qui est dit de façon ouverte, et le deuxième niveau, qui est tout ce qui est sous-entendu. Ce sont ces “non-dits” qui sont au final le plus thérapeutique. Ce qui moi m’a toujours surpris, c’est quand des patients me parlaient, des années après, d’une de leurs guérisons. Pour eux, j’étais l’auteur de leur guérison. En réalité, ils s’étaient juste appuyés sur moi pour aller mieux. Et je trouve que c’est magique et extraordinaire. Moi, j’ai voulu parler de ce qui est magique et extraordinaire.

Justement, votre personnage, le Dr Forget, dit que la médecine c’est 10% de scientifique, 90% de merveilleux. Qu’est-ce que cela signifie ?

Ces 10% de scientifique sont un socle sur lequel on s’appuie et sans lequel on serait des charlatans. C’est fondamental. Sans ces 10%, vous n’êtes pas à l’abri de faire une erreur, de passer à côté d’un cas grave que vous avez sous-estimé. Ces 10% vous permettent de faire profiter vos patients de ce que la science a fait de mieux. Mais tout cela doit être médié par un relationnel, par une écoute du patient, de ses propres choix de ses propres décisions. Cela représente 90% du travail. C’est 90% de la solution, mais c’est aussi 90% des résultats thérapeutiques. Car, très souvent on donne des médicaments, des examens à faire, etc… Mais 9 fois sur 10, soit le patient n’a pas pris le médicament, soit il agit comme placebo, soit il a fait l’examen, qui s’est avéré normal. Tout ça n’était finalement que pour rassurer le patient et le médecin.

Vous êtes aussi très critique sur les médicaments. Vous aimeriez en prescrire moins ?

Le patient a ses croyances et son chemin pour guérir. Vous ne pouvez pas ne pas tenir compte de son chemin pour guérir même si cela signifie utiliser du médical superflu et des médicaments inutiles. Vous devez toujours être dans un subtil dialogue avec le patient. Parfois, dans la perception que vous avez de ce que le patient ressent, vous allez prescrire un médicament que vous estimez scientifiquement inutile. Mais, on ne peut pas abandonner son patient sur le chemin, on est obligé de l’accompagner. Ce qu’on peut faire de mieux c’est l’informer. Vous allez lui suggérer votre sentiment à vous de préférence en utilisant l’humour. Par exemple, vous allez prescrire en lui disant : “Mais ne vous inquiétez pas, si vous oubliez de le prendre, vous n’allez pas mourir”. Cela lui permet de faire un chemin pour comprendre que ses propres ressources sont en lui. Pour autant vous ne pouvez pas vous dresser de façon trop autoritaire comme celui qui sait. Vous devez tout le temps être dans un dialogue avec l’idée qui est pour moi très importante, celle de co-thérapeute.

Ces deux médecins ont créé à la fin des années 70, la “Maison médicale”, avec l’objectif de faire de la médecine autrement. Quelle est cette médecine que vous défendiez ?

On ne voulait ne pas ressembler à des mandarins. On voulait être très proches des patients et qu’ils nous perçoivent comme très proches d’eux. On voulait être à l’écoute. On était dans un quartier ouvrier, qui est aujourd’hui devenu un quartier de chômage, et on était à l’écoute de la souffrance de leur corps, comme écho de leur souffrance au travail. On était proches des femmes battues, des jeunes filles qui avaient des problèmes de contraception et d’IVG. On travaillait en réseau avec le planning familial, la médecine du travail. On faisait régulièrement des réunions autour de tous ces thèmes.

Et 35 ans après, quel bilan en tirez-vous ?

Très franchement je pense que j’ai noué une relation très particulière avec mes patients et ils savent qu’ils peuvent tout me dire. Ils me parlent de leurs réticences. J’ai eu des patients avec des croyances particulières qui m’ont expliqué que quelqu’un leur avait jeté le mauvais œil et qu’il fallait purifier l’appartement. Ils pouvaient me parler de tout sans problème, je n’allais pas ricaner. A sa manière chaque médecin tissera une relation particulière avec ses patients, moi j’ai réussi à tisser celle que je voulais.

En fil rouge de ce livre, il y a une quête du successeur idéal pour reprendre le cabinet. Les drs Forget et Mory reçoivent beaucoup d’internes et de remplaçants, mais aucun de reste au final. Une a même dévissé après seulement trois jours. Est-ce quelque-chose que vous avez vécu aussi ?

Les successeurs putatifs décrits dans le livre sont une sorte de mélange de ceux que nous avons rencontrés. Certains pourraient se reconnaître car je décris un trait de caractère d’une nouvelle génération de médecin. Par exemple, je fais dire à l’une des médecins : “Je n’ai pas fait 10 ans d’études pour être mal considéré, ou pour qu’on nous parle mal.” (lire l’extrait). Il y a une espèce de supériorité du médecin que, moi, j’ai essayé de gommer tout au long de ma carrière et que malheureusement je retrouve chez beaucoup de confrères.

Vous cherchez justement un profil idéal, un médecin qui serait engagé comme vous, avec la même vision que vous de la médecine. Que pensez-vous du fait que les jeunes ne partagent pas cette vision ?

Je pense que ce n’est pas particulièrement les jeunes, mais plutôt les médecins en général. Moi je n’ai pas de conflit de génération, j’ai eu un conflit de génération avec ceux qui m’ont précédé, mais avec pas avec les jeunes qui nous succèdent. Je ne crois pas qu’ils sont forcément moins engagés ou moins prêts à donner de leur vie, ou de ce qu’ils sont eux-mêmes en profondeur. Ce n’est pas un problème de génération, c’est une question de vision de la société et de la place que le médecin occupe dans la société. Nous, nous n’avons pas une vision essentiellement corporatiste, et malheureusement, en médecine, mais c’est le cas aussi dans d’autres professions, le corporatisme est très présent. Quand je vois la mobilisation qu’il y a eu contre le tiers payant, ce ne sont pas seulement les jeunes qui se sont mobilisés, c’est le corps médical.

Comment avez-vous vécu cette mobilisation des médecins contre le tiers payant ?

Je pratique le tiers payant depuis déjà très longtemps et je voyais que la plupart des médecins, même ceux qui étaient a priori favorables au principe, avaient peur du travail en plus. Or, c’était une avancée souhaitée par les patients qui permettrait de diminuer les retards de soins qui sont de plus en plus fréquents. C’est difficile de dire qu’on ne se sent pas concerné par ce problème. Je comprends les réticences face à l’alourdissement des tâches administratives qui pèsent sur le temps de consultation. Mais quand même, la médecine n’est pas faite pour les médecins, elle est faite pour les patients.

Où en êtes-vous aujourd’hui de votre succession ?

Il se trouve que j’avais trouvé une associée qui, je le pensais, convenait bien. Mais cela ne s’est pas fait. J’ai donc décidé de supprimer tous les chapitres qui lui étaient consacrés, dans le livre. Finalement, aujourd’hui, on a trouvé trois médecins pour reprendre le cabinet. Mais j’ai quand même la sensation de ne pas avoir vraiment trouvé de successeur. Le médecin qui va me remplacer me l’a dit elle-même : “On n’est pas là pour reprendre votre flambeau.” Je voulais aussi lui vendre ma patientèle pour 1 euro symbolique, elle n’a pas voulu la reprendre. Pour moi, le problème de la succession reste entier, je n’ai pas trouvé de personne pour prendre ma suite. Je recherchais l’objet-rare. Mais, nous, en banlieue, avec une patientèle difficile trouver quelqu’un qui réunissait toutes nos conditions c’était très compliqué.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu

 

* C’est vous qui voyez, docteur… par Jean Marc Geidel, éd. Publibook, 256 pp., 17,95 €.