Utilisée pendant des siècles pour ses vertus thérapeutiques, l’absinthe devint à la fin du XVIIIe siècle une liqueur apéritive qui va connaître, aussi bien dans la bohême que dans le peuple, un succès grandissant. Considérée comme le symbole de l’alcoolisme ravageur qui sévit en France à la fin du XIXe siècle, elle est interdite en 1915, sur la recommandation de l’Académie de médecine. Une interdiction qui a été levée en 2000.

 

Un mot sur la plante. Artemisia absinthium, consacrée à la déesse Artémis, pousse facilement à une altitude de 600 à 1 000 m sur des terrains propres, aérés, rocailleux. Elle est connue depuis la plus haute antiquité. Un papyrus égyptien datant de 1 500 avant J.-C. vante ses vertus tonique, stimulante, fébrifuge, vermifuge et emménagogue. Hippocrate l’a dite utile contre l’ictère, mentionne son effet aphrodisiaque et stimulateur de la création. L’école de médecine de Salerne en 1649 confirme ses vertus.

Galien la recommande contre la malaria. Les armées napoléoniennes l’utiliseront à ce titre dans leurs déplacements vers l’Europe de l’Est, et nos troupes coloniales en feront un fort usage en vertu de son action supposée contre Plasmodium falciparum (en réalité, c’est une autre variété d’Artemisia, Artemisia annua, qui est à l’origine en Chine d’un médicament efficace contre le paludisme).

 

Son amertume nourrit sa légende

Ses vertus antiseptiques et cicatrisantes conduiront Guy Crescent Fagon, un des médecins de Louis XIV, à panser les ulcérations ano-périnéales du roi à l’aide d’une solution d’absinthe, de feuilles de roses et de vin de Bourgogne. Mme de Coulanges, dans une lettre à Mme de Sévigné, vante ses effets digestifs mais déplore son amertume. L’absinthe est en effet amère. Elle tire son nom du grec apsinthion. “Elle est fâcheuse à boire”, dit Rabelais.

Son amertume nourrit la légende. Dans le Livre des Rois, Salomon invite à se méfier des lèvres de miel des belles étrangères qui peuvent laisser un goût d’absinthe au palais. On prétend que l’absinthe fut mêlée à la ciguë qui tua Socrate. On prétend aussi que l’éponge tendue au Christ par ses bourreaux était imbibée non de vinaigre mais d’absinthe, dernière coupe amère selon Matthieu alors que Jean y voyait un geste de réconfort.

Comment la potion médicinale va-t-elle devenir une boisson apéritive ? En Suisse, dans le Val-de-Travers à Couvet, près de Neuchâtel, l’absinthe pousse volontiers. Une femme alchimiste et un peu sorcière, la mère Henriod, en tire vers les années 1780 un élixir apprécié. Elle en aurait donné la formule à un exilé politique, le Dr Pierre Ordinaire, natif de Quingey dans le Doubs, herboriste et pharmacien à ses heures.

À la mort de la mère Henriod, ses filles vendent la formule au major Daniel-Henry Dubied, commerçant à Boveresse. La distillation industrielle commence. Puis la fille de Dubied épouse un certain Pernod, qui reprend l’affaire. La marque prend de l’essor. En 1802, pour échapper aux droits de douane, la distillerie Pernod fils et Dubied s’installe à Pontarlier au 73 de la Grand- Rue, aujourd’hui rue de la République, puis s’étend rue de l’Armée-de-l’Est au bord du Doubs.

 

Entre 68 et 72 degrés d’alcool

Un incendie s’y déclare le 11 août 1901. Un ouvrier a la présence d’esprit d’ouvrir les cuves qui se déversent dans la rivière voisine. Le lendemain, la Loue, chère à Courbet, se colorait à sa source d’absinthe et démontrait qu’elle était une résurgence du Doubs. À cette époque, la ville de Pontarlier comptait 26 distilleries ; Ornans, la patrie de Courbet, en comptait quatre. On en trouve bientôt à Paris, Marseille, Montpellier. La consommation se développe.

De quoi se compose cette liqueur ? Quelle est sa fabrication ? Elle procède dans un premier temps d’une macération dans l’alcool de la grande absinthe desséchée à laquelle sont associées d’autres plantes locales en variétés et en proportions variables selon les distillateurs (petite absinthe, hysope, mélisse, sauge, génépi, coriandre, camomille, angélique d’origine locale associées à l’anis vert et au fenouil venu du midi de la France ou d’Espagne). L’alcool est d’origine végétale, provenant de la distillation du vin ou de la betterave.

Ces alcools d’origine végétale feront place dans des distilleries clandestines à des alcools frelatés qui accentuent la toxicité de la boisson. Au terme de la macération, la liqueur est obtenue par distillation après double passage dans l’alambic. Elle titre entre 68 et 72 degrés d’alcool. L’addition d’eau lui donne son opalescence particulière.

Durant plus d’un siècle, l’apéritif à base d’absinthe va connaître un succès considérable. En effet, le cérémonial de sa préparation dans le verre, la belle opalescence qui en résulte, la douce griserie qui naît de son absorption attirent les artistes, la bourgeoisie puis, par imitation, le peuple. Sa consommation est habituelle dans les régions productrices. Elle est de 2,4 L par an et par habitant en 1900 à Pontarlier, mais c’est à Paris que l’effet culmine. D’abord au Quartier latin et place du Palais-Royal (au Procope, à la Régence) où l’on rencontre Alfred de Musset, Nadar, Daumier, Verlaine, Rimbaud et bien d’autres, puis sur les Grands Boulevards, vers 5 heures “à l’heure du persil” chez Riche, au Tortoni, à la Caverne du Bagne que fréquentent de Nerval, Daudet mais aussi dandys et élégantes, mondaines et demi-mondaines, bourgeois prêts à s’encanailler, enfin au Helder, fief des militaires galonnés.

 

D’abord les écrivains, les artistes… puis le peuple

La fièvre gagne la butte Montmartre où s’ouvrent le Chat noir, refuge des hydropathes, le Rat mort, tous lieux où l’on va “étouffer un perroquet”, “tuer le verre”, “goûter une hydre verte”. Renoir, Daumier, Manet, Vallotton, Picasso témoigneront dans leurs toiles de cette coutume de café, laissant apparaître déjà sur le visage de certains de leurs personnages les premières traces de la déchéance que Raffeli, Adler, Ilhy à la fin du XIXe porteront au paroxysme dans des scènes sociales cruelles et bouleversantes, tandis que Zola, Edmond de Goncourt en font d’affreux récits.

Car il n’y a pas que les écrivains, les artistes, certains bourgeois qui s’alcoolisent. Il y a le peuple qui, dans les caboulots de banlieue, “tue le verre” à coup d’absinthe frelatée, de cette absinthe portée aux nues d’une “boisson nationale” et qui laisse tant de gens dans le ruisseau, y compris ces pauvres filles raillées par Maurice Rollinat : “Oh, cette jupe déchirée, qui se bombait chaque hiver, pauvre buveuse d’absinthe, sa voix n’était qu’une plainte, son estomac qu’un cancer, elle était toujours enceinte”. […]

Cette boisson apéritive n’est pas la seule à concourir au développement de l’alcoolisme en France à la fin du XIXe et au début du XXe, car en 1900, elle ne représente que 3% de la consommation d’alcool. Mais sa réputation est sulfureuse car l’absinthe contient une cétone aromatique, la thuyone, réputée toxique pour le système nerveux, à l’origine de crises d’épilepsie, de delirium tremens, d’altérations des fonctions cérébrales, capable de conduire au crime, comme le montrera l’affaire Lanfrey, du nom de l’ouvrier agricole qui, en Suisse, en août 1905, tua sa femme et ses deux enfants dans une crise alcoolique.

Les ravages de l’alcoolisme vont alors susciter la création d’une Ligue antialcoolique nationale à l’origine de ligues locales. Affiches, tracts, brochures en vers ou en prose, revues, pétitions, discours mobilisent la France entière, école, armée, milieu ouvrier, élites scientifiques et intellectuelles. Elles vont se heurter aux partisans de la “fée verte”. Le conflit se complique, car les viticulteurs du Midi voient dans l’absinthe une redoutable concurrente et font pression sur les hommes politiques pour en obtenir l’interdiction.

Ce combat est symbolisé le 14 juin 1912 par un grand meeting au Trocadéro. Mais non loin de là, une contre-manifestation était organisée par Girod, député de Pontarlier, qui dénonçait en particulier l’affairisme des marchands de vin. La position de ce dernier était difficile car en 1896 le Dr Philippe Grenier, député de cette même ville, avait prôné devant la Chambre l’interdiction de la fabrication de l’absinthe.

 

Interdiction

Parallèlement à ce mouvement préoccupé de l’hygiène publique, le régime fiscal des boissons alcoolisées va intervenir. En effet, une loi de décembre 1900 crée une barrière fiscale ayant pour objet de réduire la consommation des “absinthoïdes”. De surcroît, l’article 13 de la loi stipule que “le gouvernement interdira par décrets la fabrication, la circulation et la vente de toute essence reconnue dangereuse par l’Académie de médecine”. C’est ainsi que le 10 novembre 1902 le ministre de l’Intérieur saisissait l’Académie de médecine en lui demandant de dresser la liste des essences dangereuses afin de mettre en application la loi.

La Commission contre l’alcoolisme présidée par Jean- Baptiste Laborde et composée de MM. Brouardel, Lancereaux, Magnan, Pouchet et Motet conduisit ses travaux de juin 1902 à février 1903. Les comptes rendus figurent dans le Bulletin de l’Académie, tome LVII, aux pages 685 à 712. Dans une première partie, ils dressent la liste des méfaits des essences regroupées sous le nom d’absinthisme : tuberculose, aliénation mentale, épilepsie, convulsions, paralysies périphériques. Puis le degré d’agressivité des 22 essences retenues est classé avec au premier rang Artemisia absinthium.

Ces études sur l’agressivité s’appuyaient sur les travaux de chimistes, de nombreux travaux expérimentaux qui s’efforçaient de faire la part respective des effets toxiques de la thuyone et des alcools associés. Toutefois, s’agissant de la thuyone dont l’action est convulsivante, les doses administrées aux animaux et à l’origine de détériorations cérébrales étaient plus de 10 fois celles d’une consommation ordinaire chez l’homme.

Ce biais expérimental ne manqua pas d’être relevé. D’autre part, le Pr Chauffard remarquait, comme le rappelle Émile Aron, qu’”il est difficile de déterminer la part exacte de l’absinthe dans les phénomènes cliniques en raison du cumul des boissons alcooliques diverses ingérées par les buveurs d’absinthe”. C’est ainsi que Toulouse- Lautrec sirotait un mélange d’absinthe et de cognac qu’il appelait “un tremblement de terre” et qu’Alfred Jarry commençait sa matinée par 2 litres de vin suivis à l’apéritif de trois absinthes.

 

Boissons “nuisibles ou dangereuses” selon l’Académie

Le 23 mars 1903, l’Académie déposait ses conclusions. Elle déclarait que “toutes les essences naturelles ou artificielles sans exception, ainsi que les substances extraites incorporées à l’alcool ou au vin, constituent des boissons nuisibles ou dangereuses”. La loi interdisant la fabrication, la vente et la consommation de l’absinthe attendra cependant le 8 mars 1915, en dépit ou en raison d’une grande activité parlementaire. Il fallut modifier la loi de finances en 1907, car l’interdiction privait l’État d’importantes ressources.

Clemenceau figura parmi les plus actifs adversaires de l’absinthe. Il suscita une enquête nationale cherchant à évaluer le pourcentage d’aliénés mentaux selon les régions les plus consommatrices. Contrairement à son attente, c’est dans le canton de Pontarlier, capitale de la production, qu’il était le plus faible. Les tergiversations parlementaires se prolongeant, le général Lyautey prit d’autorité l’initiative d’interdire l’absinthe au Maroc.

L’entrée en guerre avec l’Allemagne en août 1914 accéléra l’application de la loi précédée d’un décret du 2 août qui en interdisait la vente. Curieusement, son application fut évitée au vermouth et à la grande chartreuse, pourtant riches en thuyone…

 

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Source :
www.egora.fr
Auteur : Yves Chapuis