Directeur du département santé à l’Institut CSA, Blaise Montfort analyse les bouleversements qui vont intervenir dans la médecine dès demain. Et il rassure les médecins : le Big Data les renforcera au contraire dans leur rôle et leur prestige, face aux objets connectés et aux patients acteurs de leur santé.

 

Egora.fr : Vous estimez que l’univers de la médecine connaît actuellement un alignement de planètes tout à fait extraordinaire en matière d’évolution technologique. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Blaise Montfort : Effectivement. D’une part, le temps d’innovation s’accélère de manière incroyable et d’autre part, on assiste à l’émergence d’innovations dans plusieurs domaines : le médical, la Data et les objets connectés avec leurs applications. Le bouleversement est tel que si l’on se recontacte dans dix ans, et même dans cinq ans, la médecine, les réseaux de soins et le parcours du soin du patient n’auront plus rien à voir avec ce qu’ils sont aujourd’hui.

Mais deux univers différentiés sont à prendre en compte. Il y a la partie “hôpital/recherche” tout d’abord. Là, effectivement, on arrive dans les prochaines années sur la chirurgie robotisée, la thérapie génique, la thérapie cellulaire. Des techniques de pointe qui ne sont pas du tout fantasmagoriques car dans certains pays, et dans certains services, ces technologies sont déjà en cours de développement. J’évoque souvent le cœur artificiel Carmat, c’est aussi le cas pour les patients diabétiques qui pourront bénéficier de pancréas artificiel. Tout cela fonctionne déjà d’un point de vue technologique et on est sur la voie de la miniaturisation. C’est plutôt sur la ville qu’il y a des inquiétudes.

Très récemment, vers 2010, on a vu arriver le Big Data, et cette innovation représente un changement de paradigme.

Comment cela ?

Jusqu’alors, dans la recherche clinique, pour répondre à une question sur un cas donné, il fallait constituer un échantillon le plus représentatif possible, observer les résultats et répondre à la question. Désormais, il faut modifier la manière de poser la question puisqu’on possède une multitude de données, et qu’il faut regarder ce qu’elles révèlent. La démarche est complètement différente. De cette démarche intellectuelle modifiée, découle une médecine prédictive puisqu’on sait que des individus qui ont telles caractéristiques, sont à risque de développer telle ou telle pathologie.

A partir du moment où on a été capable de générer ces données de santé et de les analyser avec des algorithmes spécifiques, s’est mis en place un foisonnement créatif qui a généré les objets connectés. On anticipe qu’il y en aura plusieurs dizaines de milliards en 2020 sur la planète, dont un tiers à peu près, concernera la santé.

La question qui se pose est effectivement de savoir où vont ces données de santé, et quel usage en sera fait.

Aujourd’hui, ces objets sont un peu un fourre-tout : on peut mesurer le nombre de pas produit par jour, mais il y en a d’autres plus techniques, qui se rapprochent plus du registre médical que de celui de la santé. C’est cette confusion des genres qui génère l’angoisse. Aujourd’hui, les domaines du bien-être et du médical ont des frontières confuses et s’inter pénètrent. D’autant plus que de célèbres acteurs tels Apple ou Google, investissent dans ce secteur. Et ils forgent déjà des partenariats avec de grands acteurs historiques du secteur médical, par exemple, Google et Sanofi ou Novartis, pour les lentilles connectées.

Nous sommes dans une phase de transition. Lorsque de nouvelles technologies traversent un marché, elles génèrent une phase créatrice. On est en plein dedans. Ce qui s’accompagne forcément d’un ensemble de fantasmagorie. Mais cela va retomber, et probablement très vite car encore une fois, le temps s’accélère dans ce secteur. De nombreuses interrogations sont relatives à l’éthique : à qui appartiennent ces données, et qu’est-ce qu’on en fait, qui y a accès et dans quelles conditions ?

Le secret professionnel est-il en danger ?

Il y a une crainte par rapport au secret professionnel, alors qu’on ne sait pas où vont toutes les données collectées par les objets connectés. Les médecins pratiquent aujourd’hui, une médecine très traditionnelle. Ils n’apprennent pas à la Faculté, à utiliser ces données, utiliser des objets connectés, ou discuter avec le patient, à partir des données qu’ils peuvent apporter.

Les médecins ne savent plus trop où se situer. Et ils ont peur de disparaître. Car parmi les fantasmagories, on imagine qu’un ordinateur ou une machine vont pouvoir poser un diagnostic. Certes, IBM a développé Watson, un ordinateur qui au départ, jouait aux échecs et qui a battu Kasparov. C’est de l’intelligence artificielle, qui peut avoir une puissance de diagnostic incomparable. On peut anticiper que demain, une partie du diagnostic sera fait à partir de ce type d’outil. Mais la question n’est pas de savoir si l’on pourra demain se passer de médecins, mais plutôt comment les médecins vont pouvoir utiliser et avoir accès, eux-mêmes, à tous ces outils ?

Demain, un médecin aura dans ses mains, non seulement toutes les data issues du patient lui-même, collectées par ses objets connectés mais aussi, l’accès à des bases de données européenne ou mondiale, qui pourront comparer les données de son patient avec de grandes cohortes de données. Dans ce procédé, le médecin ne disparait pas, bien au contraire. Il aura la possibilité de poser des diagnostics avec encore plus de précision, de bénéficier de données expertes. C’est plutôt une chance.

Ce discours pourrait faire sourire les médecins de ville, qui se débattent sans moyens avec des pathologies saisonnières, des virus, des affections de longue durés et des pathologies de personnes âgées…

Les faire sourire… Je ne pense pas que l’exercice de la médecine aujourd’hui, soit totalement satisfaisant pour tout le monde. Je ne suis pas certain que les médecins aient fait tant d’années de médecine pour soigner des rhumes. Toutes les possibilités que permettent ces avancées technologiques, c’est de rendre le patient beaucoup plus acteur de sa santé, plus participatif. Et de pouvoir, grâce à la télémédecine, aux objets connectés, diagnostiquer et orienter les patients à distance. Si les choses sont faites de façon correcte, les médecins pourront se concentrer sur les patients qui en ont le plus besoin. Les autres pourront être orientés vers des canaux plus efficaces et efficients pour traiter leurs pathologies légères.

Aujourd’hui, les médecins consacrent 10 minutes à chaque patient, cela ne satisfait personne, cela peut confiner à de l’abattage. Si la télémédecine se développe en France et si l’on ne considère pas qu’elle n’est là que pour pallier la désertification médicale, elle devient une médecine à part entière. Elle offre alors au médecin, la possibilité de consulter via une web cam avec le patient. Ce dernier pourra lui envoyer des données ou une imagerie avec son smart phone, ou une goutte de sang sur laquelle il pourra réfléchir. Tout cela permettra une gestion du flux de a patientèle des médecins.

Les praticiens pourront ainsi se recentrer sur les patients qui en ont besoin. SI les choses s’engagent dans cette direction- là, les médecins de ville pourront retrouver le versant humain, le soin, l’écoute et l’accompagnement, autant d’éléments qui ont suscité leur vocation et qu’ils ont pu perdre de vue au fil des années. Mais je considère que les craintes des médecins sont assez légitimes. Ils se demandent qui ils sont dans ce nouvel environnement.

Il y a aussi une méconnaissance de ces nouveaux outils technologiques, beaucoup de confusion, à laquelle les médias participent. Sur les 160 000 applications dédiées à la santé, il y a tout et rien dedans. Dans les années à venir, on sera en mesure de dire aux médecins quelles sont les applications fondamentales et les leur recommander. On peut s’attendre à ce qu’il y ait demain, un Vidal des applications et des objets connectés. Tout cela sera labellisé, avec des AMM. Et pourquoi pas, un remboursement par l’assurance maladie ? Là, les choses vont changer. La très grosse problématique, c’est la formation des médecins. Aujourd’hui, appréhender cet univers, cela signifie connaître la technique et savoir comment l’intégrer à sa pratique, ce qui n’est pas évident après 20 ou 30 ans de métier. Les choses vont se faire progressivement.

Qui doit impulser l’élan, les patients, le corps médical ?

Il serait tout à fait dommageable que l’élan vienne du patient car il y aurait une distorsion dans la perception de ce qu’est un médecin. Il appartient aux médecins d’impulser cela, et surtout pas de s’y opposer. Dans un pays de tradition jacobine comme le nôtre, il n’y a que l’Etat qui va pouvoir impulser cela de façon globale, repositionner la place du médecin dans cet univers et la revaloriser. Les médecins généralistes n’avaient pas la possibilité de faire de la prévention, il va donc falloir sérieusement penser à revaloriser leur fonction, réfléchir à la médecine à l’acte ou pas. Il faut vraiment que l’Etat fasse preuve de volontarisme et sache investir. Il y a des pays qui sont engagés très fortement dans ce registre là, ce qui est une chance car on peut les regarder : les Etats Unis, la Suisse, La Norvège. On a cette chance de pouvoir analyser cela, mais il ne faut pas se contenter d’observer, il faut vraiment se lancer.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne