A l’occasion de la publication d’un ouvrage sur les politiques de santé*, l’économiste Jean de Kervasdoué, titulaire de la Chaire d’économie et de gestion des services de santé du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a organisé fin octobre un débat avec ses confrères économistes, autour de trois thématiques – le rationnement, l’hôpital et l’innovation – alors que notre système s’apprête à vivre la révolution du big data.
 

 

“Le rationnement s’impose dans un système de couverture universelle comme celui de la France, puisqu’il est financé par les prélèvements obligatoires et que la quantité de ressources est limitée”, a lancé en guise d’introduction Gérard de Pouvourville, titulaire de la Chaire Santé à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec).

Selon lui, ce ne sont pas les solutions techniques qui s’avèrent les plus difficiles à mettre en œuvre. Le problème viendrait de l’appropriation politique. A commencer par cette question : qu’est ce que cela signifie pour le “rationneur” ? “Qu’il doit être capable de faire une analyse et de se projeter en terme de besoins de santé”, poursuit l’économiste. Aussi la quantité de produits remboursés est-elle limitée, car le “rationneur” considère qu’au-delà, la demande non satisfaite concerne des besoins superflus qui n’ont pas grand intérêt en termes de solidarité.

Pour déterminer ce qui est superflu de ce qui ne l’est pas, et ainsi composer le panier de biens et de services remboursés, il doit définir ce qui est efficace, efficient ainsi que les frontières de la solidarité nationale.

Mais la France aurait “le rationnement honteux” d’après Jean de Kervasdoué, “pourtant, nous ne faisons que cela”. D’abord au travers de l’Objectif national des dépenses de l’assurance maladie (Ondam), mais aussi avec le numerus clausus, les lits d’hôpitaux, et les médicaments qui nécessitent une autorisation de mise sur le marché pour être commercialisés. En revanche, du côté de la demande, il n’y a que peu d’outils de régulation en dehors du ticket modérateur.

“Nous ne sommes pas très bons sur l’efficience systématique en raison de notre mode de financement, estime Gérard de Pouvourville. Nous ne réduisons pas la demande, nous privilégions l’action sur les tarifs.” Ce système de tarif soulève d’autres débats : ceux de l’équité et de la liberté. “En France, on se passionne pour les questions d’égalité au droit, mais pas pour les questions d’égalité de fait”, regrette Jean de Kervasdoué. Or, il y a des variations de dépenses de santé allant jusqu’à 40 %. Il met d’ailleurs en garde contre notre système de santé “extrêmement hétérogène et inégalitaire” et considère que la priorité, contrairement à ce que soutient la ministre de la Santé, ne devrait pas être la lutte contre l’inégalité de l’accès aux soins, mais contre l’inégalité aux soins “car en fonction du territoire où l’on vit, on ne reçoit pas le même type de soins”. Pour Gérard de Pouvourville, “il faut laisser faire le terrain et les initiatives locales”. “Je veux plaider pour les Agences régionales de santé qui cherchent à stimuler les innovations organisationnelles. Il faut s’inspirer de la constitution, au niveau local, de systèmes d’offre de soins où l’hôpital ne serait pas le pivot mais l’exécutant.”

 

Hôpital contre médecine de ville

Qu’en est-il justement de l’hôpital ? Didier Sicard, professeur émérite à l’université Paris Descartes, ancien président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), s’interroge sur l’incapacité de la France à changer : “Nous avons 30 milliards de dette d’hôpital aujourd’hui, nous en étions à 10 milliards en 2005. Nous faisons trois fois plus que les Anglais et deux fois plus que les Allemands.” En cause ? Le schéma maintes fois dénoncé de l’automatisme qu’ont les Français à se rendre systématiquement à l’hôpital au moindre problème de santé. “Cet hospitalo-centrisme assèche les autres structures comme les centres de santé qui pourraient être plus techniques mais qui donnent l’impression d’être misérables face aux grands hôpitaux”, dénonce Didier Sicard.

Pour René Caillet, adjoint au délégué général et responsable du Pôle organisation sanitaire et médico-sociale de la Fédération hospitalière de France (FHF), si le système français libéral dysfonctionne, c’est à cause de la médecine de ville, “qui est toujours à 3 % d’augmentation par an”. “Nous avons un système avec un hyper-régulateur qu’est l’hôpital, et un hypo-régulateur avec la médecine de ville, ajoute Didier Tabuteau, responsable de la Chaire Santé de Sciences politiques (Paris) et co-directeur de l’Institut Droit et Santé. On peut s’interroger sur cette dichotomie car l’hôpital est excessivement régulé contrairement à la médecine de ville.”

Didier Sicard s’inquiète également du fait que la France, contrairement à l’étranger, “travaille sans donnée santé”. “Ce caractère aveugle de la prise en charge empêche une réflexion en profondeur” et génère selon lui des réformes surprenantes notamment celle de la chirurgie ambulatoire avec une prise en charge des patients sur maximum 12 heures. “L’hôpital se doit donc d’être la tête de pont de structures capables de prendre en charge les complications, fait-il savoir, car actuellement, il y a une réelle inquiétude de la part des chirurgiens pour le suivi des patients.”

 

L’importance de l’innovation organisationnelle

Dans le domaine de l’innovation, “il faut avoir une approche différenciée car nous sommes dans un système de santé qui n’a pas de retard majeur dans l’intervention de nouvelles techniques chirurgicales ou d’innovations thérapeutiques classiques, considère Didier Tabuteau. Mais il existe des innovations sociales qui sont toutes aussi importantes comme le big data, les applications mobiles, les données de santé qui vont impacter considérablement notre système de santé.”

Le coût de ces innovations est considérable et difficilement tenable avec un Ondam à 1,75 %. Se pose alors la question du financement de l’innovation “car le système a pendant longtemps reposé sur un financement collectif, indique-t-il. En revanche, si l’entrée dans les thérapeutiques est mal négociée, on pourrait voir un certain nombre d’assureurs élaborer des contrats particuliers pour des personnes ayant les moyens. La médecine personnalisée conduirait à des coûts personnalisés. Aujourd’hui, les systèmes de protection sociale résistent.”

Guy Vallancien, chirurgien, professeur d’urologie à l’université Paris Descartes, membre de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie nationale de chirurgie, considère également que la vraie question est celle de l’innovation organisationnelle. Selon lui, les territoires de santé et l’organisation des professions de santé, vont exploser sous la pression des Technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles vont générer un regroupement des professionnels qu’il faut d’ailleurs encourager.

“La jeune génération a compris et va travailler dans les maisons de santé qui vont se multiplier, soutient-il. Nous allons passer de l’artisanat médical à l’industrie du soin. C’est cette organisation qui est l’avenir et qui va constituer le relais avec les CHU. Il faut libérer des terrains et donc libérer des ’zones d’activité sanitaire’ gratuitement. La médecine de demain doit s’organiser à partir de la médecine de proximité.” Didier Tabuteau partage cette idée que le système doit se mettre en place localement et territorialement car “la même démarche ne va pas forcément fonctionner d’un territoire à un autre. La réforme doit se faire par le terrain”. Il va même plus loin en estimant que la régulation de la médecine de ville et les négociations conventionnelles devraient se dérouler à l’échelon régional. L’article 41 du projet de loi de modernisation de notre système de santé marque une très légère avancée dans ce domaine car il est prévu une déclinaison régionale des modèles conventionnels. Mais elle ne pourra avoir lieu qu’avec des contrats types définis au niveau national…

“Nous sommes dans une absurdité complète, estime Guy Vallancien. On ne prend plus de risque dans ce pays. Les expérimentations marchent à petite échelle. Laissons les faire, et régionalisons !” Mais le problème est qu’en France, “nous avons du mal à accepter des offres de soins différenciées”, pointe du doigt Gérard de Pouvourville. “Ce n’est pas un blocage juridique mais psychologique”, conclut Didier Tabuteau.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine le Borgne

 

* Politiques de santé, Idées, innovations et illusions, Mélanges en l’honneur de Jean de Kervasdoué, Ed. Economica, octobre 2015.