Il y a encore quelques mois, l’installation du Dr Virginie Thierry tenait du conte de fée. Passionnée de médecine générale, elle exerce depuis sept ans dans un cabinet de groupe en zone sous-dotée avec des confrères et des patients remarquables. Mais, en juin dernier, elle a reçu un courrier qui a tout fait basculer. La CPAM lançait une procédure pour prescription abusive d’arrêts de travail. Dégoûtée, elle déplaque en décembre.
 

 

“Je me suis installée en avril 2009, après un an de remplacement, dans un cabinet de la Marne, à 20 minutes d’une petite ville. J’ai eu un vrai coup de cœur professionnel, tant sur l’organisation que sur les cinq collègues.

Assez rapidement j’ai eu une activité qui me plaisait, avec des jeunes, des parents, des enfants. Des patients bien éduqués. En plus, on a une super organisation, un vrai secrétariat. Une jolie histoire, le rêve quoi. C’est un peu bisounours, mais je n’ai vraiment eu aucun regret sur l’installation.

J’ai fait le choix de conserver mon habitation sur une grande ville, même si je mets une heure et quart porte à porte. Comme l’organisation au cabinet était bonne, ça me convenait. Les contraintes personnelles que j’avais étaient largement compensées par les bons côtés professionnels. J’avais une activité vraiment idéale, comme j’en rêvais.

 

“Le courrier était très violent”

Et puis un jour, sans crier gare, est arrivé un courrier en recommandé de la CPAM. C’était en juin de cette année. Je l’ai lu une première fois rapidement en arrivant au cabinet. Je n’ai pas bien compris sur le coup. Je l’ai laissé sur le bureau et j’ai fait mes consults. J’ai repris le courrier un peu plus tard.

Je l’ai relu trois fois. Je me suis dit que ce n’était pas possible, je ne comprenais pas. On me disait que je prescrivais trop d’arrêts de travail. Le courrier est très violent. Il annonce d’un coup la mise en route d’une procédure. Je ne suis pas une prescriptrice excessive. Certains parlent de délinquance statistique, c’est vraiment ça. Je pense que si j’avais tué quelqu’un, et qu’on m’avait envoyé un courrier à ce propos, je me serais sentie tout aussi mal.

Je suis rentrée chez moi, j’ai pleuré pendant deux heures. Je me demandais ce que j’avais fait de mal pour mériter ça et qu’on mette en doute mon intégrité médicale, parce qu’in fine c’était ça. Me dire que je prescris trop d’arrêts de travail, ça veut dire que je prescris n’importe comment. Pour moi, c’est une prescription comme une autre. Je ne donne pas des arrêts de travail. Je prends garde à faire toutes mes prescriptions avec tact et mesure. Je n’ai vraiment pas compris. Je me suis dit que ce n’était pas possible, qu’ils allaient se rendre compte que leur chiffre était complètement idiot. Le taux est calculé en fonction du nombre d’indemnités journalières prescrites divisées par le nombre de consultation. Ce qui ne veut donc rien dire. Je suis dans une zone très ouvrière, beaucoup de gens travaillent à l’usine, ils sont pétés de partout, des épaules, des genoux, du dos. J’ai beaucoup de maladies professionnelles liées à ça. Et leur taux n’en tient pas compte. Le courrier parle d’un écart type par rapport à une moyenne de médecins ayant une activité comparable. J’ai essayé de savoir par rapport à qui j’étais comparée. Je n’ai pas eu de réponse. Ça reste un grand mystère. Je pense qu’ils font la moyenne tout court, c’est tout.

 

“Colère, énervement, j’ai crié…”

Ce premier courrier me donnait un mois pour apporter mes observations, par le biais d’un courrier ou d’un rendez-vous. J’avoue que je n’ai pas eu particulièrement envie d’aller m’expliquer. Si on voulait m’entendre, il fallait peut-être le faire avant de lancer une procédure. Donc j’ai envoyé un courrier mais je n’ai pas cherché à m’expliquer. J’ai bien compris que le temps de l’explication était passé.

Le médecin conseil chef de ma caisse m’a rappelé un mois après. C’était le premier contact humain que j’avais avec quelqu’un. Je me suis fait un peu enguirlander parce que je n’étais pas venue à l’entretien. Ensuite, je suis passée par toutes les phases. Colère, énervement, j’ai crié… puis j’ai compris que ça ne servait à rien. En face, elle était très correcte. Mais entendre : “Vous allez être mise sous objectif, mais ne vous inquiétez pas, vous allez juste faire quelques efforts, pendant quelques mois. Il va falloir être juste un peu raisonnable et tout se passera bien”, ce n’était pas possible. Elle ne me connaît pas ! Elle ne sait pas comment je travaille ! Je veille à faire des consultations espacées, à prendre le temps avec les patients, j’essaye de gérer des patients par téléphone pour éviter les consultations inutiles… J’essaye de bien faire mon boulot, mais je suis trop bête en fait !

Donc je me suis un peu fâchée, je lui ai dit que c’était un peu fort de me dire ça alors qu’elle n’était pas venue voir comment je travaillais. Ce à quoi elle a répondu “Ouh là là, votre village, c’est très loin, je ne vais quand même pas me déplacer.” J’ai apprécié.

Je lui ai dit aussi que j’avais été très affectée, que j’avais des troubles du sommeil, que c’était compliqué pour moi d’aller travailler depuis que j’avais reçu ce courrier. Elle m’a répondu que j’étais beaucoup trop sensible, qu’il fallait que je prenne du recul. J’ai vraiment eu l’impression de parler à un robot.

Elle m’a poussé à accepter la MSO, en me disant que j’allais être suivie par un médecin conseil qui allait m’apprendre à bien prescrire. Partant donc du postulat que je prescrivais mal et que je ne savais pas faire. J’ai raccroché tout à fait désabusée. Je n’en ai pas dormi pendant deux nuits. Je ressassais ce qu’elle m’avait dit. C’était un cauchemar.

 

“6 500 euros d’amende”

J’ai attendu mon petit courrier suivant, qui me proposait la mise sous objectif. Je l’ai reçu au mois d’août. On m’incitait très fortement à accepter pendant quatre mois un objectif de prescription d’arrêt de travail de -25%. Et si je ne le respectais pas, c’est 6 500 euros d’amende.

Je ne peux pas travailler avec une épée de Damoclès sur la tête, en comptant. S’il y a besoin j’arrêterais une femme enceinte, quelqu’un qui est harcelé au travail et qui n’en peut plus… Je ne vais pas penser à ma moyenne et à mes chiffres. Donc j’ai décidé de refuser. Ce refus implique une mise sous entente préalable. Chacun de mes arrêts de travail doit être validé par un médecin conseil. Je suis mise sous tutelle.

Les dés sont jetés pour ma carrière professionnelle. Déjà, après le premier courrier, j’étais très affectée. Je suis peut-être sensible, mais je fais mon travail avec cœur. Je suis une vraie convaincue de la médecine générale. J’ai toujours voulu faire ça. J’ai fait partie des syndicats étudiants, j’ai toujours essayé de valoriser notre spécialité. J’adore ce que je fais, j’adore mes patients. Après ce courrier, j’ai totalement perdu la foi. Vraiment. Je n’ai pas compris pourquoi je faisais ce travail pour mériter ça. J’habite loin, j’ai des horaires de dingue, je fais des sacrifices personnels, je vois moins ma fille. Si c’est pour être traitée comme une délinquante, comme une moins que rien qui ne sait pas faire son boulot, ça ne vaut pas le coup.

Voilà à quel point des gens motivés peuvent être désabusés. C’est con, mais je vais arrêter.

 

“Si leur objectif c’est de faire peur aux autres, ça marche très bien”

Je commence à en parler à mes patients. C’est super dur, c’est horrible. Ils sont hallucinés. Quelques-uns sont prêts à écrire au médecin conseil. Ils étaient en colère qu’on puisse me traiter de la sorte.

Au 1er janvier, je serai donc sans activité. C’est acté auprès de mes associés, je ne reviendrai pas en arrière. J’apprécie la pédiatrie, j’aimerais pouvoir travailler dans ce domaine mais je ne sais pas encore de quelle façon. Le libéral, ça me paraît un peu difficile psychologiquement. Je crois que je vais flipper. Même si j’aime l’activité libérale, je ne me sens pas prête. Je me dis qu’après, ils trouveront autre chose à nous reprocher.

Si leur objectif c’est de faire peur aux autres, ça marche très bien. Tous mes confrères qui sont au courant y pensent quand ils font des arrêts de travail. Quand vous voulez qu’une foule se tienne à carreau, vous en fusillez un. En général, les autres se tiennent tranquilles. J’ai un peu l’impression d’être sacrifiée.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier