Il y a des moments qui restent gravées à jamais dans la mémoire d’un médecin. Que ce soit un patient pas comme les autres, une toute première fois, une erreur que l’on regrette… Aujourd’hui, six médecins évoquent sur Egora ces journées si particulières, qui ont marqué leur carrière et leur vie.

 

La pire erreur de ma carrière

Caussines

Je pourrais évoquer quelques prouesses médicales, auxquelles j’ai assisté et qui m’ont marqué. Pourtant mon souvenir le plus aigu, et le plus constant, celui avec lequel je m’éveille parfois la nuit, est un acte manqué.

J’avais vingt-trois ans, j’étais externe en service de pneumologie. Je commençais ma garde en service de réanimation pneumologique à la Pitié Salpetrière. Le tour de l’externe consistait à relever les constantes et les inscrire sur les pancartes, parfois à aspirer la canule d’un patient intubé. J’exécutais ma tâche avec un zèle résigné depuis vingt minutes. Et puis, au lit d’après, une toute jeune fille, très blonde, au teint diaphane. Elle me fixe. Elle me sourit. Que fait-elle là, au milieu des vieux bronchitiques chroniques intubés ? Une canule d’oxygène débite dans sa narine, une perfusion irrigue son bras, rien de plus. Que fait-elle là ? Bien sûr, elle respire un peu vite, mais le saturomètre indique un chiffre rassurant.

Devant mon air ahuri, son sourire s’élargit : “Je m’appelle Estelle, j’ai la mucoviscidose, j’attends une double greffe pancréas/ poumon”. Puis elle me dit qu’elle avait vingt ans, me demanda mon âge, en quelle année de médecine j’étais. Estelle ne dormait pas. La veille de son opération, elle ne trouvait pas le sommeil. Je compris vite qu’elle ne s’adressait pas au médecin en herbe, mais qu’elle souhait échanger avec un garçon de sa génération, dire son angoisse, vaincre sa peur, penser à autre chose. Au bout de dix minutes, je m’excusais : “Désolé Estelle, je dois poursuivre ma tournée.” “Mais tu reviens me voir après ?” Elle était désemparée, charmante, je promis.

Je ne sais plus quelle urgence nous tomba dessus cette nuit-là, j’ai oublié le visage de cet homme, je crois, qu’il fallut intuber en position assise. Je finis à une heure du matin. J’étais debout depuis sept heures, vanné, et vaguement épouvanté par le stress de l’urgence. Je m’assoupis.

Le lendemain matin, au réveil, ma première pensée fut pour Estelle : “Merde, je l’ai oubliée”. Pas le temps de descendre la voir, déjà en retard pour les cours, il me fallait courir.

Estelle dut passer une mauvaise nuit. Elle est morte surement des suites de sa greffe. Et moi, pauvre imbécile, je n’ai pas su lui apporter cette chaleur humaine, cette écoute empathique qu’elle réclamait… je crois que c’est la pire erreur de ma carrière.

 

Le jour où j’ai compris pourquoi j’avais fait médecine

Dominique Megglé

J’ai fait médecine comme tous les autres, en travaillant, mais cela ne me passionnait guère : les “grandes visites” m’ennuyaient (j’avais faim), les chirurgiens me paraissaient des cow-boys souvent insupportables au bloc (pardon à eux !). J’ai été reçu à l’internat des hôpitaux de Bordeaux en 1978 et eu enfin le droit de prescrire. Un matin, au début de cet internat, un patient a frappé à la porte de mon bureau. Il venait me dire qu’il allait bien mieux et me remercier pour mes soins. J’ai été ébloui et su alors, instantanément, pourquoi j’avais fait toutes ces années d’études austères. Il n’a pas bien compris pourquoi je lui ai répondu : “C’est moi qui vous remercie”. Depuis 37 ans, la passion de la thérapeutique ne m’a plus jamais quitté. J’ai aujourd’hui 61 ans et je le remercie encore. Quel métier merveilleux que celui de soulager la souffrance, voire de la guérir !

 

“Je n’étais plus la seule à éprouver des émotions en soignant”

Adèle

Quand, grâce à Egora, j’ai découvert ce blog d’un jeune interne, le choc émotionnel a été violent. Tout-à-coup je n’étais plus seule, je n’étais plus la seule à éprouver des émotions en soignant. Bouleversée, j’ai écrit quelques mots de commentaires : “… Des histoires, j’en connais des tas, celles que je raconte pour faire rigoler ou faire la maligne ou pour avoir moins peur, et puis celles que je ne raconte pas, parce que je ne suis pas vraiment fière, parce que rien qu’à y penser j’ai déjà envie de pleurer, et puis celles que j’ai vécu de l’autre côté du miroir et qui sont les pires et les meilleures tout-à-la fois, qui écrasent et font grandir… J’ai envie de te serrer dans mes bras pour te consoler de ce métier terrible et admirable…”

Et toutes ces histoires, que je croyais avoir oubliées, et qui remontaient éclater à la surface, comme les paliers de décompression d’un plongeur, moi qui sais à peine nager ! J’ai ressenti la nécessité et l’urgence de les mettre par écrit, une bulle c’est si fragile, choisir les mots avant que la mémoire ne s’envole. Le plaisir est venu, entrelacer des phrases, pour emprisonner les émotions et les souvenirs.

A vingt ans je pensais que si je ratais médecine, je tenterais écrivain. J’ai réussi le concours, alors ça a été études, mariage, enfants, installation. Pas assez faim d’écrire pour continuer.

Maintenant j’ai du temps, et l’envie est là, juste sous les doigts. Cette année, je suis encore tout étonnée d’avoir mené à bien un roman. Aussi des nouvelles, des ateliers d’écriture. Quelques instants de bonheur.

 

Une jeune femme de 32 ans qui se plaint de douleurs lombaires

Dr Martinaud

Il y a quelques années, un lundi matin à 9h (je m’en souviens) je vois pour la première fois une jeune femme de 32 ans qui se plaint de douleurs lombaires. Elle a été suivie pour cela pendant 6 mois par un ostéopathe chiropracteur, à raison de 2 séances par semaine ! Il lui a dit qu’elle avait un blocage énergétique important. A l’examen, je constate des douleurs exquises à la palpation des apophyses des 3 dernières lombaires. Je l’envoie illico à la radio. Elle revient à 11h : métastases osseuses dans les 3 dernières lombaires. Evacuée vers Paris, on apprend qu’il s’agissait en fait d’un cancer de l’ovaire métastasé. Elle est décédée trois mois plus tard ! Qu’on ne me parle plus des divers ostéopathes et autres chiropracteurs !!!

 

Ma thèse, tout simplement

Dr Titus

Le jour, resté gravé à jamais dans ma mémoire et qui a fait basculer ma vie est le jour de la soutenance de ma thèse de médecine générale où il y avait ma famille et mes amis devant un jury composé de grands professeur auxquels j’ai pris un plaisir à développer le sujet de ma thèse que j’avais préparé pendant une année. Je me suis même surpris à développer des sujets que je n’avais pas préparés. Cela m’a permis d’exercer mon métier de médecin. Tout simplement.

 

“Mon fils a la leucémie”

Fred Scheiber

Il y a quelques années, un enfant est décédé d’une leucémie foudroyante et beaucoup de mères étaient inquiètes. L’une d’entre elles vient me voir avec son fils de 13 ans, enfant unique et décrète : “mon fils a la leucémie”. Le gamin proteste alléguant sa bonne santé. Je l’emmène dans un local d’examen et je lui propose de faire une prise de sang pour pouvoir prouver à sa maman qu’elle avait tort. Le soir, le laboratoire d’analyses me téléphone : “leucémie aiguë”. Hospitalisation en urgence dans un service spécialisé. Trois jours plus tard, appel du CHU pour me prévenir du décès du garçon. 45 ans plus tard, le souvenir est resté intact.

 

Source :
www.egora.fr