C’était il y a 20 ans, mais ses souvenirs sont intacts. Ce jour de l’été 1995, le Dr Jacques Hascoët, urgentiste à la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris, est appelé pour un feu à la station St Michel. Il s’engouffre dans les profondeurs de la station, silencieuse. Il découvre les premiers corps déchiquetés sur le quai, la rame éventrée. Il est le premier à comprendre : ce n’est pas un incendie, c’est une bombe.

 

“C’est le 25 juillet 1995. Je suis de garde à l’ambulance de réanimation des pompiers du centre de secours de Massena. Il fait beau, c’est les vacances. On n’a pas eu tellement de travail. J’ai dû faire deux ou trois sorties dans la journée. Et puis, vers 17 heures, on part, comme souvent dans ce genre d’attentat, pour un motif qui est : “Feu dans le métro à St Michel”. Point. Rendez-vous Place St Michel. On s’attend donc à un feu. Mais ça peut être tout ou rien. Très souvent, pour un problème dans le métro, dans les parties souterraines, c’est l’artillerie lourde qui part. On envoie en masse, et les premiers arrivés stoppent les autres s’il n’y a rien. La plupart du temps, ça se passe comme ça. Et puis de temps en temps, il y a un vrai feu. Alors on ne sait jamais à quoi s’attendre.

Le trajet qui m’amène sur la Place St Michel me fait passer par les quais. J’arrive donc à l’angle du Boulevard St Jacques et du Quai St Michel. Là, il y a une petite entrée de métro, du côté de Notre-Dame. La Place St Michel est 200 mètres plus loin. Et je vois par terre, déjà, huit ou neuf personnes allongées, assises pour certaines. Je fais arrêter l’ambulance. On descend avec le conducteur et l’infirmer. La première chose qui me surprend, ce sont les gens noircis. Bon, ce n’est pas incompatible avec l’incendie. Mais surtout, ils sont criblés. Ils ont plein de petits points noirs, ils saignent par endroit. Et ils sont complètement hébétés. La situation m’interpelle.

 

“Une quinzaine de personnes complètement déchiquetées”

Je demande à l’infirmier et au conducteur de les prendre en charge, et moi je descends dans cette toute petite entrée de métro. Là, il y a quelques fumerolles blanchâtres qui sortent. Quelques années plus tard, j’aurais peut-être hésité à rentrer comme ça, mais bon, là j’y suis allé. J’arrive dans une grande salle où je vois un truc étonnant. On m’en avait parlé, mais c’était la première fois que je voyais un défilé processionnaire. Il y avait une vingtaine de personnes qui marchaient à la queue-leu-leu comme des fourmis, sans savoir où elles allaient vraiment. Certaines étaient à moitié déshabillées, noircies, brûlées. Je demande aux deux policiers qui étaient là de les faire monter à la surface. Le policier commence à leur dire ’Allez, Monsieur Dame, montez”. Je lui dis ’Non, non. Prenez le premier et faites le monter, les autres vont suivre.’ C’est ce qui s’est passé.

Moi j’ai continué à descendre. C’est une station extrêmement profonde, il faut le savoir. C’est un bazar, St Michel. Vous avez le RER B, le C qui passe au-dessus, et une ligne de métro. Je continue de descendre à la verticale. Tous les secours sont de l’autre côté, vers la Place St Michel. Je suis un peu perturbé, mais je fonce. Je ne réfléchis pas trop. Je suis arrivé en bas. Il y a un grand escalier mécanique arrêté qui arrive sur une espèce de rotonde. Et là, je reste stupéfait. Il y a une quinzaine de personnes, complètement déchiquetées, des gens amputés de jambes… Je ne sais même pas comment ils ont pu arriver là. Une dizaine de mètres les séparent du quai, par un petit couloir. Et surtout pas un bruit. Pas un cri. C’était angoissant. Il y a un seul policier là, qui tremble comme une feuille morte, qui essaye de téléphoner. Je vais sur le quai. Puis, je vois la rame avec une énorme brèche. Alors, ça fait tilt. S’il y avait vraiment eu un feu dans le métro, je ne serais pas arrivé jusque-là. Si les gens avaient été noircis comme je les ai vus par des flammes, il y aurait eu une fumée terrible. Donc je me dis c’est une bombe.

 

“Un grand moment de solitude”

Quand je suis revenu, j’ai poussé le policier. J’ai pris le taxiphone. J’ai prévenu mon état-major. Je leur ai demandé s’ils avaient déclenché le Plan rouge. Ils m’ont dit non, on a déclenché le Plan Interfer. Ce sont les plans liés au rail. Le Plan rouge permet d’acheminer des moyens médicaux et para médicaux très rapidement. Ils me disent ’Bon, on le déclenche’. Alors, j’attends. Je suis tout seul au milieu de tous ces gens. Je commence à faire un tri, une catégorisation rapide des victimes. Je n’ai rien, pas de matériel. Je n’ai que mes mains. Et je vis un grand moment de solitude qui va durer cinq, six minutes. Voir ces gens qui vous regardent, et qui ne disent rien. Et vous, vous ne pouvez rien faire…

Dans le Plan Interfer, vous avez la station concernée par l’accident. Mais les gens ont tendance à fuir systématiquement le lieu de l’accident dans n’importe quelle direction et peuvent s’engager dans les tunnels. Donc on envoie systématiquement un fourgon de pompiers dans chaque station encadrante, avec pour mission d’aller dans les tunnels et de revenir vers la station de l’accident. Le premier pompier que je croise arrive d’une des stations encadrantes et a ratissé le tunnel. Il est avec deux de ses hommes. Je lui dis ’Cours chercher les secours, c’est par ici que ça se passe’.

 

“117 blessés et 8 morts”

Les premiers pompiers sont donc arrivés, et puis le Samu de Paris. Il y avait un médecin et pas mal d’externes, des infirmiers. Ils avaient un truc très bien, un petit sac à dos dans lequel il y avait juste de quoi poser une perf. Ils ne se sont pas posés de questions. Ils ont posé des perfusions à tout le monde. Ensuite, j’ai vu arriver les premières ambulances de réanimation. Le Plan rouge s’est mis en place, au niveau de la rotonde, à l’intérieur de la station. Le premier poste médical avancé (PMA) s’est mis en place à cet endroit. On a traité les victimes graves sur place. J’avais donné des ordres de priorité, au fur et à mesure que les médecins arrivaient. Les victimes sont polycriblées, amputées, déchiquetées. Dans le coma pour certaines. Elles étaient une quinzaine.

Ensuite, le directeur des secours médicaux de la brigade des pompiers est arrivé. Il m’a dit ’Je n’ai plus besoin de toi en bas, on monte un PMA dans un café en haut. Tu vas l’organiser.’ Alors bon, ça m’a fait un petit peu mal. C’est comme si on demandait à un chien de lâcher son os. J’avais commencé un travail, et d’un coup on n’avait plus besoin de moi. C’était la première fois dans l’histoire du Plan rouge qu’on allait monter un second PMA. Et très rapidement, il a été saturé. Tous les gens qui avaient fui, sont revenus en voyant les engins de secours arriver. Il y a aussi des gens qui ont assisté à l’accident, qui sont choqués par ce qu’ils sont vus, mais qui ne sont pas blessés. Et il y a des blessés plus légers, des brûlés plus ou moins blastés par l’explosion. Je vais donc confier ce PMA à un collègue et je vais en monter un troisième dans le bistro d’à côté. Il y avait quand même 117 blessés et 8 morts.

 

“Les pompiers étaient exténués”

St Michel a eu un autre impact important. Tous ces gens qui étaient revenus, qui avaient assisté à l’accident, on les appelle les “impliqués au départ”. Ils sont en fait des traumatisés psychologiques. Pour la première fois, on a pris en compte cette notion de traumatisme psychologique. On a créé les premières cellules d’urgences psychologiques. C’est la première fois où on s’est dit qu’il fallait prendre en charge ces gens-là. On a vu arriver des psychiatres. Et nous, ça nous arrangeait à double titre. Premièrement, il fallait les prendre en charge, c’est sûr. Encore aujourd’hui, certains ne peuvent pas prendre le métro, aller travailler… Et deuxièmement, ils perturbaient le PMA en cherchant des amis, leur famille. Et ça nous empoisonnait la vie. Le fait de les regrouper, nous a facilité le travail.

L’appel s’est fait à 17h25. J’ai dû arriver 6 minutes plus tard sur les lieux. Et la dernière victime a été évacuée à 20 heures. N’oublions pas que nous sommes le 25 juillet. Il fait très beau, mais aussi très chaud. Dans le métro, en bas, ça doit approcher les 35°. La remontée à la surface a été extrêmement pénible. Pour les brancardiers, il fallait remonter tous ces escaliers mécaniques qui ne fonctionnaient plus. Les pompiers, arrivés en haut, étaient exténués. Depuis cet événement a été mis en place une relève des équipes de brancardage. Cet attentat-là a finalement apporté pas mal de choses.

Le premier attentat que j’ai vraiment vécu, et qui avait été le plus grave à mon avis, était l’attentat d’Orly en 1982. C’est à ce moment-là que le premier Plan rouge a été déclenché. Il y avait 50 brûlés graves. Là, c’était encore plus artisanal. Celui-là m’a marqué particulièrement. Après, il y a eu tous les attentats de 1987 avec la Rue de Rennes, la Préfecture de police, etc… J’ai le triste record de France de Plan rouge. J’en ai fait 28. Pas que des attentats. Il y a eu des feux, des accidents de chemin de fer… Bien sûr, que ça marque. Je peux vous dire que le soir, quand vous avez vécu quelque chose de cette importance là, vous le refaites dans votre tête avant de dormir. “

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier