Soit au départ un paradoxe et une ambiguïté récurrents : la dévalorisation des coutumes et usages des marges de l’apprentissage médical, ce “folklore carabin” que pourtant nombre de médecins, notamment spécialistes, revendiquent et associent à un “art” d’être interne. Histoires, anecdotes et blagues se déroulant à l’hôpital, en marge du cursus “officiel” de formation, au contenu plutôt obscène et parfois macabre, constituent la partie émergée de ce folklore que chacun croit connaître et qui participe de la construction du stéréotype du “carabin”, du futur médecin, du moins en France. Quelle est la place, dans l’apprentissage médical, de ces pratiques marginales sur lesquelles tous les internes et anciens ont à dire? Quelles sont-elles vraiment ? Quel rôle jouent-elles dans la construction du personnage du médecin hospitalier français ?
Ceci est un extrait d’un article publié dans le rubrique “Mémoire de médecins” de La Revue du Praticien. Retrouvez cette rubrique en ligne.
[…] Les analyses résumées ici reposent sur plus d’une centaine de témoignages : internes et anciens, libéraux et hospitaliers, jeunes étudiants et grands patrons, débutants et retraités. Quelques conjoints, frères, soeurs ou mères, des personnels d’internat, des garçons d’anatomie et même un directeur d’hôpital ; rencontrés partout en France, dans leurs bureaux, leurs cabinets, au restaurant, chez eux… J’ai également assisté à une revue de l’internat, pris de nombreux repas en salle de garde, visionné des cassettes et écouté des enregistrements… Dans la mesure du possible, j’ai confronté entretiens et observations à d’autres sources : témoignages écrits de médecins, récits historiques, travaux de chercheurs.
Un parcours coutumier
Devant l’hétérogénéité des pratiques étudiées, dans le temps comme dans l’espace, j’ai choisi de reconstruire un parcours complet, dont toutes les étapes auraient été franchies dans leur forme aboutie, mais mises en perspectives avec des pratiques d’internats ou d’époques différents. On peut ainsi voir les coutumes circuler et se modifier et mieux comprendre la globalité d’une formation dont nous allons pour commencer reprendre les principales étapes. Elle est inaugurée par les travaux pratiques d’anatomie et leurs dissections, épreuve qui concerne tous les étudiants en médecine, en France comme ailleurs, à des degrés divers, et que j’ai déjà analysés comme un temps d’apprentissage de gestes et usages coutumiers qui va aider le néophyte à changer à jamais sa perception du monde et inaugurer sa professionnalisation des sens.
La deuxième étape de cette formation concerne les seuls hospitaliers, objet principal de cet article. Ce choix renvoie à une spécificité française, le concours de l’internat, institué par Napoléon en 1802, en même temps que les grandes écoles et les lycées d’excellence. Pendant la durée de leur internat, les internes vont non seulement apprendre leur profession au contact des malades et de leurs supérieurs hiérarchiques mais aussi les manières de faire et d’être du personnage de l’hospitalier, cette fois en fréquentant les internes et l’internat, lieu qui leur est dévolu au sein de l’hôpital. L’internat est donc un concours très sélectif, un temps spécifique de formation et le lieu réservé à ceux qui ont été reçus. Il a longtemps renvoyé à une notion d’élite, très intériorisée par les étudiants en médecine français et associée à une dévalorisation de la médecine générale. On notera que les entretiens et analyses présentés ci-après concernent des médecins qui ont passé le concours de l’internat avant qu’il ne devienne un examen classant et validant pour tous les étudiants en médecine de sixième année.
Le Baptême
Le parcours coutumier des internes est inauguré par un baptême qui vient redoubler leur réussite au concours et leur première prise de fonction dans les services hospitaliers. Tout comme son éponyme religieux, cette cérémonie vient témoigner de l’entrée du nouveau dans la communauté qui l’accueille. Auparavant, épreuves et gages se succèdent, visant à renvoyer les promus à leur statut de néophyte à travers diverses humiliations que l’on retrouve dans d’autres bizutages, notamment un usage très discriminant de l’alcool et l’ivresse.
Toutefois pour les internes, le baptême met d’emblée en place, parfois de manière très saisissante, les champs de la coutume centrés sur le corps et la sexualité, dont l’apprentissage se fera ensuite au quotidien entre soi. On peut voir le paradigme de cette épreuve dans la cérémonie de l’accouchement à travers le passe-plat de l’internat de Nîmes, où la symbolique commune à nombre d’initiations (le passage par un orifice étroit suivi de l’accueil par les membres de la communauté de l’autre côté), en d’autres termes la référence à la naissance biologique, bénéficie ici d’une étonnante surcharge rituelle en étant littéralisée, dans une fresque très réaliste, comme si elle témoignait à son tour de la compétence propre aux médecins, en l’occurrence leur savoir anatomique…
Passé le baptême, les manières de salle de garde vont s’acquérir petit à petit, autour de la table où le repas est pris en commun, tous les midis ou lors d’occasions plus extraordinaires, fêtes ou tonus comme on les appelle à Paris. Pendant quatre ans, les internes, sous la férule de l’économe ou du président qui les dirige devant des fresques emblématiques, à travers l’apprentissage de règles, parfois très contraignantes et souvent paradoxales, de savoir-dire et de savoir-faire, autrement dit de “savoir-être”, propres au groupe, vont acquérir une compétence spécifique, cet “art d’être interne”, comme le qualifiaient les anciens.
De fait, en salle de garde, les internes s’initient à un nouveau calendrier, une nouvelle langue, un nouveau code comportemental, une nouvelle hiérarchie, de nouveaux devoirs, etc., dont le non respect est sanctionné par des gages extrêmement codifiés, les taxes. La mise en place de rituels collectifs fondant une communauté, l’application de codes très précis, la mise à disposition de modèles identificatoires permettent à chacun de trouver une place en fonction de son degré d’implication, de donner un sens aux expériences en cours en les intégrant dans une logique qui fait sens dans le nouveau contexte, ici comme dans toute initiation. Mais le fait que cet apprentissage se fasse dans le temps même où les carabins ont également à acquérir un langage médical parfois fort complexe, des attitudes professionnelles très codifiées, un sens de la hiérarchie aiguisé, un code de déontologie plutôt strict, etc., bref autant de dimensions caractéristiques du monde hospitalier, singularise encore une fois le cursus analysé.
Enterrement
L’enterrement en constitue l’apothéose, en venant, dans la plupart des internats de France, clôturer la vie des internes les plus actifs, en écho au baptême qui l’avait inaugurée. Qu’il implique une procession funéraire spectaculaire avec un authentique corbillard à cheval (Montpellier) ; qu’il se réfère à la symbolique du jugement dernier, avec éventuelle mise en bière (Toulouse) ; qu’il mette en scène une opposition parfois très réaliste et éprouvante entre des bons et des méchants devant subir le pire (Marseille), auxquels rien n’est épargné (lapidation, séjour dans des immondices diverses, douche de sang, rasage, simulation de sodomie par des prostituées…) ou qu’il se résume à une simple joute oratoire (Paris), l’enterrement permet aux internes les plus actifs de mettre en avant leur totale maîtrise des registres propres à la profession centrés autour de la mort et du corps sexué, tant en paroles (déclamées ou chantées) qu’en actions, et de témoigner ainsi de leur suprématie sur leurs cadets. Lesquels, en organisant à leur tour un bel enterrement pour leurs aînés, vont progresser dans la hiérarchie et devenir dignes d’être enterrés. Pour autant, la fin de cette période de formation, à l’issue de laquelle les médecins, leur thèse soutenue, s’installent dans le privé ou continuent leur carrière à l’hôpital, ne signifie pas la disparition de toute vie coutumière. […]
Transgression répétée de tabous
Quelques points méritent maintenant d’être soulignés. L’analyse des différentes étapes du cursus permet d’affirmer que savoirs officiel et traditionnel se mettent en place ensemble. Plus exactement, dans deux mondes parallèles ou plutôt en miroir, les usages de l’internat inversant terme à terme les dogmes fondamentaux du monde hospitalier. Face à la désexualisation du rapport au corps qu’ils ont à mettre en oeuvre pour prendre en charge leurs patients, les internes mettent en scène une hyperérotisation du corps.
Au calme, au silence et à la décence prônés à l’hôpital, ils opposent bruits, vociférations et exhibitions ; à la propreté et l’hygiène hospitalières, saleté et désordre ; au vocabulaire technique et spécialisé caractéristique de leur profession, trivialité et obscénité ; au sacro-saint respect des hiérarchies, égalitarisme revendiqué… Ainsi, en salle de garde, au coeur même de l’institution hospitalière, se déroule une sorte de carnaval permanent à travers une inversion systématique et ritualisée des fondements de l’hôpital.
Pendant quatre ans, les internes, s’arrogeant les prérogatives traditionnelles du groupe des jeunes hommes depuis le Moyen Âge, mènent charivari, critiquant les tenants du pouvoir et le poids des règles de l’institution, pour mieux y prendre place à l’issue de leurs années d’internat. Les revues semblent particulièrement emblématiques de ce processus, témoignant de la nécessité pour les internes de bénéficier d’une soupape de sécurité face aux pressions de leurs aînés, tant la hiérarchie hospitalière (celle critiquée dans les revues) exerce une dictature féroce sur ceux qui sont en bas de la pyramide, tout en leur donnant l’espoir d’arriver à en gravir les échelons. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les revues sont centrées sur les travers des patrons alors qu’aux États- Unis, dans les spectacles équivalents, ce sont les patients qui sont caricaturés avant tout.
Un autre parallèle permet de comprendre les enjeux de la formation médicale : celui que l’on peut établir avec les apprentissages modernes de corps professionnels comparables du moins dans leurs modalités de formation en France (ingénieurs, énarques, officiers…). Les médecins partagent en effet avec eux certaines composantes de leur parcours initiatique, puisque c’est bien en ces termes que l’on peutmaintenant qualifier leur cursus. On retrouve ainsi vie communautaire, rites imposés, mystifications, paradoxes, vocabulaire particulier, esprit de corps, élitisme…
Pour autant, la complète spécificité de l’initiation des carabins, liée à son objet même, demeure. Ils sont les seuls dont la formation entraîne la transgression répétée de tabous aussi forts et universels que ceux liés à la mort et la sexualité, les marquant à jamais d’une différence les qualifiant comme tels. Au point qu’ils sont les seuls àmettre avec un tel éclat sur la place publique cette “invisible initiation” analysée par l’ethnologue de l’Europe Daniel Fabre comme propre à nos sociétés contemporaines, souvent pensées comme sans rites initiatiques.
Ainsi peut-on avancer que la fabrication du personnage du médecin hospitalier n’est pas seulement gouvernée par une logique hospitalo-universitaire centrée sur des savoirs médicaux et techniques, qu’il ne s’agit bien évidemment pas de nier pour autant. Dans les marges de l’institution mais avec son accord tacite, d’autres pratiques, de l’ordre de la coutume et dotées de l’efficacité symbolique propre à toute initiation, contribuent à leur tour à cette construction, à travers l’acquisition d’un système de valeurs et de références propres à ce corps très fermé.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Emmanuelle Godeau
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