Rendre systématique le don d’organe si le défunt n’a pas déclaré son refus auprès d’un registre dédié. C’était l’idée de Michèle Delaunay, cancérologue, et de Jean-Louis Touraine, immunologue, quand ils ont présenté leur amendement à la loi de santé. Le texte a été modifié, mais, pour Michèle Delaunay la question de fond demeure : dans une logique de fraternité, il faut passer au principe de présomption de générosité.

 

Egora.fr : Etait-il nécessaire de légiférer sur cette question ? N’aurait-il pas fallu plutôt être dans la pédagogie, la discussion ?

Michèle Delaunay : Il est vrai que nous aurions pu faire plus de concertation. Mais dans le texte initial qu’on a signé et qui est aussi à l’initiative de Jean-Louis Touraine, nous prévoyions deux ans de concertation. Cet amendement n’aurait pris effet que dans deux ans, pour pouvoir expliquer, expliquer, expliquer. En fait, personne ne s’est aperçu de ce délai et je le regrette.

Il s’agit de vraiment faire évoluer les mentalités et faire prendre conscience de l’importance du don d’organe. Pratiquement 80% des Français, de tous âges, qui sont interrogés disent spontanément et sans réserve, qu’en cas de décès, ils sont d’accord pour un prélèvement d’organe sur leur personne. Ils s’expriment bien sûr pour eux-mêmes. Et c’est l’un des points essentiels, puisque notre corps n’appartient qu’à nous-même.

 

Si 80% des Français sont favorables au don d’organe, n’aurait-il pas suffit de faire de la pédagogie et de les inciter à prendre leur carte de donneur ?

Le problème, c’est que cette pédagogie, ça fait 20 ans qu’on la fait. On a une Agence de biomédecine qui fait ça très bien, avec beaucoup de foi et d’engagement, et on voit le refus augmenter chaque année. Non seulement ça ne suffit pas, mais nous reculons. On s’aperçoit qu’aujourd’hui 30% des familles qui sont consultées disent non. A cela, il y a deux explications. Il faut avoir été proche de ces situations pour les comprendre.

La première est liée à la sidération dramatique d’un deuil brutal. Imaginez que vous perdez un enfant de 18 ans, plein d’avenir, qui s’est cassé la figure en moto. Dans les heures qui viennent, on vient vous demander si vous acceptez le prélèvement d’un organe. Dans cette sidération du deuil, beaucoup de parents disent non. Au total 30%. Parce qu’ils ont l’impression de vivre un nouveau deuil, et qu’on fait porter la décision sur eux. Voilà le problème. Une de mes collègues à l’Assemblée, qui m’a demandé de ne pas dire son nom, mais qui est très connue et médecin, a perdu un enfant de 15 ans. Et sur le moment, dans ce drame atroce, elle a refusé un prélèvement. Et elle me dit qu’aujourd’hui encore, ça l’empêche de dormir d’avoir dit non. Parce qu’elle dit que si elle savait que son fils avait permis à un autre enfant de vivre, ça l’aiderait peut-être à un deuil qu’elle n’a toujours pas fait. Alors qu’elle est médecin, et totalement informée. Et elle porte encore la culpabilité d’avoir dit non.

Il y a aussi une raison annexe. Quand vous allez voir la famille, il y a le père, la mère, l’épouse, la belle-sœur… Il y en a toujours un qui a des réserves. Et on sait que quand il y a des réserves d’un membre de la famille, ça emporte la décision des autres. Parce que c’est plus facile de dire non, en termes de charge morale, que de dire oui. Si la maman du gamin de 18 ans, dit “je ne sais pas, je préfère pas”, et bien ce sera non. Ce que nous avons voulu, c’est décharger les familles de la responsabilité et de la culpabilité. Il ne s’agit pas de les mettre à l’écart, ni de leur dire qu’on se fout de ce qu’ils pensent.

Et je vais vous dire quelque chose qui ne peut pas être dans un texte de loi, mais aucun médecin ne prélèvera si la famille en entier, en pleurs, dit qu’elle n’a pas la force. Mais ça, ça ne peut bien sûr pas être dans le texte de loi.

 

Vous dites que votre texte permet de ne plus faire porter la responsabilité à la famille, et dans le même temps qu’aucun médecin ne prélèvera si une famille est radicalement opposée. C’est alors au médecin de trancher et de porter la responsabilité ?

Non, parce que c’est une manière très différente d’aller voir la famille. Le médecin leur dit que la personne ne s’est pas opposée. Elle n’était pas Témoin de Jehova, elle n’avait pas de raison culturelle de s’y opposer. Mais on dit à la famille que par principe de présomption de générosité, la personne n’ayant pas dit non, c’est qu’elle y consentait. Comme 80% des Français. C’est une manière très différente d’aborder la famille. Ensuite, il faut dire la chose suivante, qui est peu connue. C’est que prélever un organe, ce n’est pas ouvrir le corps de quelqu’un et prendre ce dont on a besoin, et boucher le trou avec un torchon. Dans le terme de prélever, il y a quelque chose de violent. En réalité, c’est une intervention chirurgicale particulièrement minutieuse. Le respect du corps humain est une priorité de tous les médecins. Ça se solde, pour un rein, par une cicatrice de quelques centimètres. C’est très digne, et on ne le dit pas suffisamment.

Ce que nous voudrions faire passer, c’est ce principe de présomption de générosité. Je me fous d’être enterrée avec un rein en moins. On est 7 milliards et demi sur Terre. Demain, en 2050, on sera 10 milliards. Chaque année qui passe va montrer que si nous ne sommes pas des frères humains, et les évènements récents le démontrent, et bien on va dans le mur. Ce principe de présomption de générosité me paraît majeur.

Certains religieux, des vieux cardinaux, ont dit qu’ils avaient des réserves parce qu’on ne met pas assez en valeur les familles. Ma réponse est simple : et les familles de ceux qui attendent le greffon, vous ne croyez pas qu’il faut les mettre en valeur ? Parce qu’il y a des gens qui attendent jusqu’à leur mort et qui n’ont jamais le greffon compatible qu’ils attendent. Il y a des gens aujourd’hui qui meurent d’une métastase hépatite unique, faute de greffon compatible.

 

Il n’y a pas que des vieux cardinaux qui se sont élevés contre votre proposition. Ça vous a surpris cette opposition ?

Je dois dire que je ne m’y attendais pas vraiment. C’est pour moi une telle évidence. Mais pour autant, je ne traite personne d’idiot. Ca les a cueillis à froid, et je reconnais qu’on comptait sur une explication pendant deux ans, mais il aurait fallu qu’elle soit plus forte avant.

L’éthicien Emmanuel Hirsch* est un type que j’adore. Mais il a utilisé ce terme abominable et indigne de lui, de “nationalisation des corps”, qui laisse imaginer que l’Etat a un grand frigidaire dans chaque hôpital et qu’il a un choix de bons reins, de bons foies, et qu’il les vend au plus offrant. Parce qu’en parlant de nationalisation, on pense au champ économique, à la mainmise de l’Etat. Alors que ça coûte un bras, les greffes. Un bras pour le prélèvement, un bras pour tout ce qui est compatibilité d’organe, le transport des organes… Jean-Louis Touraine est immunologiste, donc il sait l’effort de l’Etat. Donc entendre ce mot de “nationalisation des corps” dans la bouche de quelqu’un que j’admire comme Emmanuel Hirsch, ça m’a fait tourner le sang.

 

Votre texte a été modifié à l’Assemblée. Que pensez-vous du nouvel amendement ?

Le sous-amendement gouvernemental modifie objectivement notre amendement. Il écrit que le registre du refus est la méthode principale pour exprimer son refus, mais que toute autre méthode peut-être opportune. Ça veut dire que si on a exprimé notre refus à un cousin, ça sera entendu. Ça suppose donc qu’on va toujours demander l’avis de la famille en lui laissant la décision.

 

Est-ce que ça ne vide pas complètement de son sens votre amendement ?

Si, complètement. Je voulais vous le dire plus gentiment, mais concrètement c’est ça. Je trouve qu’il fallait formaliser davantage le dialogue avec la famille. Mais ne pas changer le paradigme, qui est tout le sens de l’amendement.

 

Il n’y a donc plus matière à controverse…

Non. Mais ça n’aura pas servi à rien pour autant. Tout ce qui a été dit sur les conditions de prélèvement, le respect, la dignité, les religions… Tout ça fait comprendre aux gens qu’ils n’ont pas à avoir de réserve. Ca participe du dialogue, de la pédagogie. Plus on en parle, mieux c’est. D’autant que dans sa grande habilité, et je le dis sans aucune critique, Marisol Touraine a dit qu’on reverrait la question dans un an. Tel qu’il est rédigé, le sous-amendement du gouvernemental, pourra être modifié dans un an.

C’est un magnifique sujet. Mon ambition, vraiment, c’est que les gens portent ce changement comme une fierté, qu’ils se disent qu’une vie sauvée compte plus qu’une cicatrice sur un corps.

 

* Retrouvez sur Egora le point de vue d’Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier
Dessin : Aitch