Bientôt une médecine sans médecins ? C’est la question que pose le professeur Guy Vallancien. Dans son dernier livre*, il annonce la mort de la clinique et décrit les médecins de demain, assistés par les nouvelles technologies. Ainsi, c’est toute la profession et le système de santé qu’il faut revoir. Avec des médecins moins nombreux mais formés différemment, avec la création de nouveaux métiers, de nouveaux modes de rémunérations… Et tout cela, assure le chirurgien, pour le plus grand bien des malades.

 

Egora.fr : Dans votre livre, vous expliquez que tout le système de santé va être modifié par l’avènement de la média-médecine. De quoi s’agit-il ?

Pr Guy Vallancien : Au début, la médecine était pratiquée avec les mains, les yeux, les oreilles… Aujourd’hui ce sont des instruments qui font le diagnostic avant même que les symptômes ne parlent. J’ai repris ce que disait Laennec quand il a créé son stéthoscope en 1816. Il a parlé d’auscultation médiate par rapport à l’auscultation immédiate, c’est-à-dire quand on colle l’oreille sur la poitrine d’une personne. Et un beau jour, il a voulu examiner une grosse dondon, il a pris des feuilles de papier qu’il a roulées et les a mises entre son oreille et la malade. Et il a trouvé que les sons étaient bien plus audibles. Ces instruments de la médecine nouvelle, que ce soit la biologie, l’imagerie ou la génomique, nous permettent de prévoir des diagnostics avant même que les malades ne se plaignent. On est dans une médecine qui devient muette. Et ça nous permettra de mieux soigner sans les effets collatéraux nocifs.

Vous annoncez donc la mort de la clinique ?

Oui. C’était une période extraordinaire. Mais aujourd’hui, concrètement, dans le cas du cancer du sein, on sait bien que ce n’est pas la palpation de la petite boule, mais la mammographie ; le cancer de la prostate, ce n’est pas le toucher rectal, mais le PSA qui alerte ; pour le diabète c’est le taux de glycémie, avant même que les complications n’arrivent ; le cancer du poumon, ce n’est pas en crachant qu’on le trouve, mais en faisant des radios systématiques chez les fumeurs… On peut multiplier à l’infini les diagnostics qui ne sont plus des diagnostics cliniques. Alors elle n’est pas amenée à disparaitre dans toutes les spécialités, le dermatologue par exemple aura toujours besoin de regarder le bouton. Mais, de plus en plus, ce sont la biologie et l’imagerie qui sont les éléments premiers du diagnostic.

Et l’ordinateur, lui, va nous donner les hypothèses de diagnostic et les bonnes options thérapeutiques, pour une personne donnée. Car, dans les années qui viennent, les gens seront chez eux, devant leur ordinateur, et rempliront une carte santé où il y aura tous les éléments les concernant : leur taille, leur poids, la couleur de leurs yeux, s’ils aiment Wagner ou Verdi, s’ils ont 50 000 rapports par an ou zéro, s’ils mangent du foie gras ou du poisson…. Ils pourront tout mettre. A partir de là, seront envoyés des questionnaires sur les symptômes, et cela permettra d’établir les diagnostics. En médecine, on fonctionne par algorithme, on prend les signes cliniques, les signes biologiques, puis on les case, on voit s’ils vont ensemble, etc. On fonctionne comme un ordinateur. Mais la machine fera mieux que nous, elle nous donnera des hypothèses auxquelles on ne pense pas. Et tout cela avance vite, beaucoup plus vite qu’on ne le croit. Je ne parle pas de 2050, mais des mois qui viennent.

Quelle sera la place du médecin dans cette toute nouvelle médecine ?

Dans ce système de plus en plus complexe, avec des instruments de plus en plus sophistiqués, il va falloir injecter une nouvelle catégorie de professionnels qui nous manquent. Car entre l’infirmière à bac + 3 et le médecin à bac + 10 ou 12, il n’y a personne. Sauf les sages-femmes qui sont l’exemple emblématique de ce qu’il faudrait multiplier. C’est-à-dire un personnel à niveau master (bac + 4 ou 5) qui pourrait prendre en charge la quasi-totalité des techniques nouvelles, ce seront des ingénieurs opérateurs, des ingénieurs radioscopiques. Ils feront le travail technique. Le médecin est celui qui fait le diagnostic, avec la machine, et qui conseille la personne, car il la connaît. Le généraliste, non seulement connait le malade mais connait aussi ses enfants, ses petits enfants, il connait le village, il rentre dans la maison, il sait comment la famille vit, connait son statut socio-professionnel. On a là une prise en charge globale. Et c’est ça qu’il faut impulser. Aujourd’hui le médecin fait tout. Il est l’homme à tout faire et ce n’est plus possible, dans notre monde de plus en plus complexe. Grâce aux éléments de la technologie, le médecin devient le conseiller intime du malade.

Le généraliste occupe une place essentielle dans ce nouveau système…

C’est une tendance lourde en Europe de retourner au médecin généraliste. Mais il faudra qu’il soit formé à la media médecine, c’est-à-dire au contact. Il faudra des media training dans les universités, il faudra étudier la jurisprudence. Il faut former les carabins à toutes ces nouveautés et il faudra des consultations lentes. Car, le médecin ne fera que de s’occuper des malades qui ne rentrent pas dans les normes. On est dans un système très banalisé aujourd’hui. On nous dit : dans tel cas, il faut faire telle chose. Désormais, la machine pourra nous aider à ça. Le rôle du médecin ne sera donc plus de faire ça, mais d’aider les malades, ils sont 10 à 15%, qui ne rentrent pas dans les protocoles pour des raisons variées, qu’elles soient personnelles, familiales, professionnelles ou religieuses. C’est cela, le vrai travail du médecin, c’est de prendre la liberté de déroger aux règles établies pour transgresser le parcours du malade et lui proposer quelque chose de très personnel. Et c’est un rôle superbe, c’est un rôle de confiance, et c’est ce que recherche le malade. Moi, dans mes consultations, cela arrive si souvent qu’à la fin les patients me disent : “Et vous professeur, vous feriez quoi ?” Ils se remettent entièrement à nous. Je trouve que c’est très sain de retrouver cette notion de confiance qui s’allie à la responsabilité.

Votre livre est titré “Une médecine sans médecin ?”. Or, vous ne décrivez pas du tout une médecine déshumanisée…

C’est tout le contraire. C’est la médecine détachée de tout le quotidien administratif et technique, pour s’intéresser à l’humain pur. C’est ce que les patients veulent. C’est pour cela que les médecins de ville sont très appréciés des Français. En revanche, ils aiment moins l’hôpital et la clinique, parce que les spécialistes sont moins branchés sur la vie réelle, les difficultés des gens. Et c’est bien pour cela que les gens vont voir tous ces voyants, tous ceux qui vont leur faire des papouilles à prix d’or sans être remboursés, c’est parce qu’ils sont déçus d’une médecine qui ne s’occupe que de l’organe.

Pour accompagner l’avènement de cette média-médecine, il faut revoir tout le système de santé. Vous dîtes qu’il faut 30% de médecins en moins, une formation totalement différentes, de nouveaux métiers… Ce sont de gros changements.

Quand on pose ces prémices-là, on tire le fil de la pelote. Donc on passe forcément à une refonte de la formation, à une modification du type de rémunération, à un autre type de responsabilisation, à une autre organisation des soins et de la santé. Et le politique ne voit pas ça. Les lois de santé sont faites de patchwork de petites mesurettes, il n’y a pas de vision à dix ans de ce qu’il faut faire.

Pensez-vous que les médecins sont conscients des changements que vous décrivez ?

Non, c’est pour cela que j’écris le livre. Un certain nombre le pense, mais personne ne le porte vraiment. Il faudra le porter, notamment pour 2017, et apporter des propositions concrètes et efficaces. C’est faisable et ça ne coute rien ! C’est un problème de volonté et de pensée d’organisation du système autrement.

Mais les médecins sont-ils prêts à envisager de tels chamboulements ?

Un médecin, s’il a du boulot, il est content. Alors soit on continue à injecter 7 500 gamins dans un système en perdition où ils risquent d’être déçus car ils vont être de plus en plus nombreux et de moins en moins bien utilisés. Soit on réduit le nombre de médecins. Dans ce système, il faut moins de médecins mais plus de personnels intermédiaires. Là, alors, le médecin retrouvera toute sa place. Il faudra en parler, discuter de tout cela et faire des choix.

Vous êtes très optimiste sur l’avènement de la technologie dans le milieu de la santé alors que c’est souvent très décrié. Pourquoi cette média-médecine fait-elle si peur à votre avis ?

On est dans un monde où les antisciences ont pris le pouvoir. On dit que la science n’a pas tout gagné, que les scientifiques sont des tricheurs, qu’ils veulent le pouvoir, etc… Mais il y a quelque chose en science qui s’appelle la vérité. Les antisciences sont en train de refuser la vérité des données parce qu’ils mélangent tout : l’industrie, le profit, la science… Le problème, c’est qu’ils sont relayés par les médias et les gens sont perdus. J’en suis désolé. Aujourd’hui, quand on ouvre un journal, on se dit qu’on va mourir, qu’on ne peut plus rien manger, plus prendre de médicament… Or, on n’a jamais été aussi vieux. C’est insupportable. Pour les pays émergeants, nous sommes l’eldorado. Nous les nantis, on veut revenir à la bonne nature, revenir à l’âge primitif quand des peuples entiers sont là, à rêver de ce qu’on a. On se frappe la coulpe à vouloir penser qu’on vit aujourd’hui moins bien qu’hier. C’est complétement faux.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu

 

* La médecine sans médecin ? Le numérique au service du malade, Guy Vallancien, Editions Gallimard.