Le Professeur Laurent Lantieri est à l’origine de la première greffe totale de visage. C’était il y a cinq ans. Le chirurgien fait l’objet d’un chapitre du livre Ces Français qui révolutionnent la médecine (éditions La Martinière) de Laurence et Jérôme Bourgine. Dans cet extrait que nous avons sélectionné, il détaille le déroulement de l’opération. “Un saut dans le vide” qui a duré 20 heures.
 

 

[…] Ayant révisé plusieurs fois notre dossier de 250 pages, nous obtenons finalement l’accord pour un protocole. Et à ce moment, quels que soient les problèmes administratifs considérables que rencontre un médecin qui veut innover, je dois dire que l’APHP a parfaitement joué son rôle, qui est, entre autres, d’assumer les risques permettant ce type d’avancée médicale. Il fallait un cadre public à notre recherche et l’APHP, à travers sa directrice de l’époque, s’en est portée promoteur. Ensuite, nous avons obtenu le feu vert du Comité de protection des personnes et mis notre patient en liste d’attente… Et la chance nous a immédiatement souri. J’avais fait une présentation aux coordinatrices de prélèvements d’Île-de-France et, dès le lendemain (le lendemain ! alors qu’il faut parfois attendre des mois, voire des années), l’une d’elles trouvait un donneur compatible et de la même couleur de peau (noire en l’occurrence) dont la famille était consentante.

 

Vingt-cinq personnes, dont chacune a choisi d’être dans ce bloc

Je suivais Pascal depuis des années et il savait bien sûr qu’il était le premier sur qui on tentait cette greffe.Comme tout candidat à ce type d’opération, il avait été interrogé des mois durant par une équipe de psychiatres. Il était d’accord ; il voulait recevoir le meilleur traitement. Et le seul possible était celui que nous étions en train de mettre au point.

Alors, un beau matin de janvier 2007, on s’est retrouvé aux aurores dans une salle d’opération à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil. Je commence l’intervention dans une première salle du bloc sur le donneur puis, après avoir laissé mes instructions : “Vous commencez de bas en haut, vous repérez les nerfs puis vous allez sur le cou pour les vaisseaux”, je passe dans la salle voisine où est installé Pascal. C’était également nouveau pour moi de travailler avec une deuxième équipe à laquelle il me fallait faire totalement confiance, la durée de conservation du greffon devant être inférieure à quatre heures.

L’intervention sur Pascal démarre. L’équipe est composée de vingt-cinq personnes dont chacune a choisi d’être dans ce bloc. Pascal saigne beaucoup. Un corps adulte contient l’équivalent de trente culots de sang. Il en perdra trente-huit durant l’opération, soit la totalité du sang contenu dans son organisme plus une partie de celui que nous lui transfusions en permanence. On dépasse le moment où l’on peut revenir en arrière ; à présent, c’estle saut dans le vide et chacun espère que le parachute va s’ouvrir comme prévu. Je retourne à côté achever le prélèvement du greffon, nous le rinçons et venons le poser sur la face de Pascal…

 

Après l’adrénaline, les doutes

Nous avons commencé l’opération de bon matin et il est 15 heures quand nous rebranchons artères et veines ; le visage reprend des couleurs… On éponge, on recoud, encore et encore… Il est presque 2 heures du matin quand nous finissons enfin, à bout de forces. L’opération a duré presque vingt heures, mais à ma question : “Comment ça va ?”, Pascal qui sort peu à peu de l’anesthésie me fait un petit signe de tête.

Toute l’opération s’est déroulée comme prévu : vingt heures de concentration maximale, plus rien d’autre n’existe ; c’est un stimulus incroyable. On est entraîné bien sûr, on s’est longuement préparé, et puis il y a l’adrénaline qui ne retombe tout à fait que plusieurs heures après, laissant la place aux doutes : Les drains ? Les doses ? Est-ce que tout va tenir ?… Et si un vaisseau lâchait ?… On a également une pensée reconnaissante pour ceux qui ont mis au point les immunosuppresseurs dont on dispose aujourd’hui. Jusque dans les années 1980 et l’apparition de la cyclosporine, les greffes couronnées de succès atteignaient à peine le chiffre de 20 %.

Et puis vient le moment où Pascal demande à se voir. On lui tend un miroir, il se contemple longuement et dit : “Je ne pensais pas que ce serait aussi bien…” Ensuite, l’attente, encore et encore, avant de se réjouir tout à fait puisque les nerfs mettent au minimum trois à quatre mois à repousser, se reconnecter. Mais au final, oui, on peut dire que ce fut une réussite.

 

Sept greffes réalisées à ce jour

Il y avait six mois de moratoire avant de pouvoir tenter une seconde opération. Il a fallu attendre deux ans faute de donneur. Ce fut d’abord Andres, une greffe partielle, puis Jean-Philippe, une greffe des deux mains et de la face. Et en 2010, il y eut Jérôme qui restera dans les annales comme la première greffe de face absolument complète, incluant les paupières, qui d’ailleurs fonctionnent parfaitement ! J’étais à un mariage à Saint-Tropez quand on m’a appelé pour me dire qu’on avait trouvé un donneur à… Lyon. Et Jérôme lui était à Paris. Vu l’urgence, une voiture avec chauffeur me conduit jusqu’à Lyon. Et là, de nouveau, durant tout le voyage, je gamberge, je revois le cas, je remets tout à plat avant de faire taire les derniers doutes et d’opérer.

Nous avons réalisé sept greffes à ce jour. Sur les sept, un seul patient est mort, un grand brûlé à qui nous greffions la face et les deux mains, une première mondiale : vingt-quatre heures d’opération.

 

Source :
www.egora.fr