Emilie Montfort, 34 ans, est médecin généraliste dans le Nord de la France. En colère et inquiète de la mise en place du tiers-payant généralisé, elle a décidé de prendre la plume pour expliquer à Marisol Touraine comment sa réforme va bouleverser son métier au quotidien. Cette lettre d’une “futur ex-médecin généraliste” fait déjà le buzz sur les réseaux sociaux.
 
A lire : Cinq questions au docteur Emilie Montfort

 

“A Mme Touraine, Ministre de la Santé,

 

Voici concrètement ce qui se passera lors de mes consultations quand votre loi de Santé sera effective.

Tout d’abord, je vous informe que, si j’ai fait médecine, c’est parce qu’à la base, je suis nulle en maths, et qu’en plus, je suis phobique administrative (je paie quand même mon URSAFF, ma CARMF, mon assurance prévoyance, ma mutuelle, mon assurance retraite, ma Responsabilité Civile Professionnelle, le secrétariat, le loyer, l’eau, l’électricité, le gaz, la femme de ménage, les frais de ma voiture, mon assurance auto, mon gasoil, mes timbres,… et plus personnellement ma nourrice, mon prêt habitation…mais pas mon kiné puisque c’est mon mari, contrairement à certains de vos ex collègues).

Il y a donc tromperie sur les études, j’ai fait 10 ans d’études de médecine pour être médecin généraliste, puis un Diplôme universitaire d’Homéopathie (2 ans), puis un Diplôme inter-universitaire de Formation Complémentaire en Gynécologie-Obstétrique (1 an), mais je n’ai fait aucune année de comptabilité, aucune année de droit.

Aujourd’hui, lorsque mon patient vient au cabinet, la consultation dure 15 minutes en moyenne. Durant ces 15 minutes, j’écoute d’abord la plainte du patient, j’examine, je diagnostique, je prescris un traitement adapté à sa situation, je prends sa carte vitale et s’il n’est pas en ALD, CMU, AT, AME, MP, il me règle. Je remplis ma comptabilité.

Demain, après le passage en force de votre loi santé, lorsque je recevrai mon patient, je ne lui demanderai plus : “qu’est-ce qui vous amène”, mais “avez-vous votre carte vitale, votre attestation de mutuelle et votre attestation de sécurité sociale”, ce qui fait déjà 2 papiers à demander en plus de la carte vitale. Si le patient possède tous ces documents (je serai déjà ennuyée pour 1/3 des patients, qui auront perdu/oublié ces papiers, ou qui, puisque ce sera gratuit, viendront sans, car ce ne sera plus leur problème).

Puis, je vérifierai sur mon ordinateur que les données administratives du patient sont à jour, si pas à jour, je complèterai les informations administratives dans leur dossier médical informatisé, je scannerai ces documents, puis je vérifierai quand même sur le site améli.fr, site de la sécurité sociale souvent en panne (pléonasme), si le patient a bien envoyé sa déclaration de médecin traitant (encore embêtée pour 1/8e des patients), sachant que s’il ne l’a pas fait, je pourrai m’asseoir sur mes 23 euros brut, puisque je serai punie par la sécurité sociale de ne pas avoir forcé le patient à envoyer sa feuille de déclaration à sa caisse auparavant. Car oui Mme Touraine, lorsque le patient ne déclare pas de médecin traitant et que je suis payée par la sécurité sociale, je suis réglée environ 6 euros brut au lieu des 23.

Donc, si le patient n’est pas arrivé en retard (3/4 de mes patients sont à l’heure), s’il a ramené tous ses papiers et sa carte vitale, si ses informations sont complètes et son dossier correctement rempli, si améli.fr n’est pas en panne, si mon patient a bien déclaré son médecin traitant, 10 à 12 minutes sont déjà écoulées, il me reste donc 3 à 4 minutes pour l’interroger, l’examiner et à lui prescrire un traitement médicamenteux ou autre. Comment vais-je donc faire correctement mon métier de soignant en si peu de temps ? A quel moment vais-je pouvoir être à leur écoute ? Je les entends me dire déjà : “Docteur, té passes trop de tin devin t’n’ordi !” Et ils auront totalement raison.

Vient enfin le paiement de 23 euros, enfin plutôt le non-paiement du patient, mais le paiement de 16.10 euros que la caisse me devra non pas le jour même mais plus tard, et 6.90 euros que sa mutuelle me devra aussi, non pas le jour même, mais plus tard.

Ça, c’est pour UN SEUL patient qui a TOUS ses papiers. Que faire pour ceux qui n’auront pas tous les documents ? Pas de carte vitale ?

Cela je vais le faire 25 à 40 fois par jour, 5 jours et demi par semaine, donc moins de soins, et plus de paperasses. Je ne sais pas encore comment il faudra faire pour les visites, puisque je n’emmène pas mon ordinateur avec moi, ni mon scanner. Ça, c’est la partie administrative la plus facile.

Vient ensuite le soir où, après être rentrée chez moi, après avoir fait un bisou à mes enfants qui dorment déjà, je n’aurai plus le temps de manger, juste une douche rapide, et ensuite je passerai au plus compliqué : les réclamations des non payés, qui seront peut-être des retards de paiements, ou des impayés.

Vous me dîtes que la caisse me paiera dans les 7 jours, veuillez préciser Mme Touraine si ce sont les 7 jours de la semaine, ou 7 jours ouvrés…, car 7 jours de la semaine ne sont pas 7 jours ouvrés, mais 9 ou 10 ! Vous avez une fois de plus expliqué aux français une situation qui ne sera pas appliquée en réalité. Et ce sera pour ma pomme.

En effet, voici que 16,10 euros des 23 euros d’une seule consultation n’a pas été payée au bout de 7 jours ouvrés, donc 9 ? Que dois-je faire pour les réclamer ? Ecrire un courrier papier ou un mail ? L’envoyer par recommandé (je vais donc perdre environ 5 euros pour essayer de bénéficier des 16,10 euros brut…) ou le donner en mains propres (ce qui suppose que je prenne une demi-journée de temps libre pour passer mon temps à la caisse) ? Soyez plus concrète Mme Touraine, je ne vois pas ce qu’il faut faire.

Ensuite, vient également la part mutuelle, les 6.90 euros brut. Imaginons dans le pire des cas, que la mutuelle ne m’a pas versé cette somme, à partir de quand vais-je devoir m’en inquiéter, réclamer, et de quelle manière ?

Ma mère, infirmière, qui fait parfois le tiers payant sur des sommes élevées, m’a expliqué, qu’il fallait que je les réclame durant la journée (au lieu de soigner), car le soir, les mutuelles sont fermées. Il me faudra les appeler, au bout de plusieurs dizaines de minutes payantes, et plusieurs interlocuteurs au téléphone, ils me diront qu’ils n’ont pas reçu la télétransmission, qu’il faudra que je recommence, mais comme je n’ai pas la carte vitale du patient sous la main, il faudra donc que je remplisse un formulaire qu’ils m’enverront par e-mail dans plusieurs jours. 15 jours après, après avoir à nouveau réclamé par téléphone (10 interlocuteurs/30 minutes payantes), je recevrai ce formulaire que j’imprimerai, puis remplierai les informations à l’encre noire car le bleu n’est pas possible, et je l’enverrai par recommandé (encore 5 euros de perdu), en espérant obtenir mes 6.90 euros brut.

Et que dire des 15% de mutuelles qui ne me paieront jamais APRES réclamation et contre lesquelles je n’engagerai pas de poursuites, longues, coûteuses et fastidieuses. A ce stade, non seulement, je n’aurai pas gagné mon dû, mais j’aurais dépensé de l’argent, du temps non consacré aux soins ou à la famille, et beaucoup d’énervement.

Et ça c’est pour UN seul patient ! Que faire des patients qui viendront sans leurs documents, ni carte vitale ?

Alors, Mme Touraine, si je comprends bien, il faudra que :

– Je prenne une journée de repos dans ma semaine pour régler tous les problèmes administratifs durant les heures d’ouverture des caisses et mutuelles, donc perte d’une journée de travail pour essayer de récupérer de l’argent.

– Que je passe mes soirées, mes week-ends à vérifier les impayés.

– Mais que je paye toutes les cotisations que j’ai citées ci-dessus en temps et en heure, sous peine de majoration de 10%.

Et comment vais-je gérer ma trésorerie si tous mes actes sont payés avec plusieurs semaines de retard, voire plusieurs mois ? Vais-je devoir payer mes charges en empruntant ? Ou aurai-je la possibilité de les payer en différé ? (ce dont je doute).

Vous qui m’assurez des garanties de paiement, comment expliquez-vous que les pharmaciens, les opticiens qui pratiquent le TPG, ont des impayés gigantesques ? Pourquoi me promettez-vous la simplicité alors que c’est très compliqué chez ces professionnels ?

En conclusion, le but de cette réforme n’est pas de soigner tout en gagnant ma vie, mais de passer mon temps à vérifier et réclamer des petites sommes.

Vous appelez pourtant cela « une avancée en France », alors que nous deviendrons des professions pour lesquelles nous travaillerons tout en perdant notre vie, qu’il faudra donc travailler bénévolement en plus sur notre temps libre pour espérer ne pas la perdre.

Sans compter que nous croulerons sous les paperasses, alors qu’au départ notre travail était de SOIGNER ! C’était donc ça le choc de simplification de notre président !

Et que dire des mutuelles, si ce n’est que ce sera le début d’une médecine à 2 vitesses, puisque les personnes à faible revenu ne pourront se payer les super mutuelles qui remboursent le maximum de soins !

Pour toutes ces complications administratives et quoique vous puissiez déclamer aux français sur toutes les chaînes de télévision et stations de radios de France sur la simplicité supposée de votre projet, je ne peux pas vous remercier, Mme Touraine. Vos idées et gesticulations politiciennes sont contre-productives pour la population que vous prétendez défendre, et viennent saccager mon rêve et celui de nombreux autres jeunes médecins, celui de soigner et d’en vivre. C’est un mauvais message que vous envoyez aux jeunes générations.”

 

Dr Emilie Montfort
Futur ex-médecin généraliste homéopathe

 


Cinq questions au docteur Emilie Montfort

Par Aline Brillu

Vous signez votre lettre “future ex-médecin généraliste homéopathe”. Songez-vous sincèrement à renoncer d’exercer ?

Je suis généraliste remplaçante. Pour l’instant, j’ai mis entre parenthèses ma carrière pour m’occuper de mes enfants. Je ne travaille donc que deux journées par semaine. Mais je dois en principe m’installer dans quelques temps. Mais, comme beaucoup de médecins, j’ai des doutes. Le fait qu’on rajoute beaucoup de paperasserie à un emploi du temps qui est déjà débordé… Est-ce que cela va encourager les médecins à continuer ? Est-ce qu’ils ne vont pas être très nombreux à dévisser pour aller vers le salariat ? Moi, je suis en campagne, je suis un peu isolée et je me pose sincèrement la question de savoir si je vais m’installer ou pas. On a déjà de gros horaires pour soigner les gens et s’il faut en plus passer du temps pour réclamer les impayés. Mon projet est une installation dans un cabinet de trois médecins avec deux secrétaires. Mais je ne pense pas que ce soit à elles de faire ce travail. Elles sont déjà débordées, elles font le ménage, classent les dossiers…

Pourquoi avoir décidé d’écrire cette lettre ?

On entend souvent madame Touraine parler et, dans sa bouche, j’ai le sentiment que les médecins sont responsables de tous les maux de la santé. Par ailleurs, les syndicats de médecins expliquent que la loi de santé, c’est mal, que c’est compliqué. Marisol Touraine, elle, dit que ça va être simple. C’est un dialogue de sourds. Un jour, j’étais vraiment en colère alors j’ai voulu écrire concrètement qu’est-ce qui allait se passer pour nous, petits médecins. Parce que moi, je ne pense pas le tiers-payant généralisé soit simple. J’ai voulu montrer comment cela va changer notre manière de travailler. Il va désormais falloir qu’on vérifie les droits des patients, parce que si un patient n’est pas à jour, nous on s’assoit sur notre consultation. C’est ce qui va se faire et ce n’est pas normal.

Le succès de cette lettre a été impressionnant, sur les réseaux sociaux notamment…

Cela a fait un gros buzz. J’en ai été surprise moi-même. Pourtant j’ai beaucoup hésité avant de diffuser cette lettre. Je ne suis pas quelqu’un qui met en avant mes opinions, je suis assez timide. Mais cette lettre a été partagée plus de 3000 fois. J’ai eu beaucoup de retours, presque une centaine, de personnes qui m’ont dit : “oui c’est ça”. Les gens se sont reconnus.

Qu’attendez-vous de la ministre ?

Je pense qu’elle est déterminée à faire cette loi. Mais j’aimerais quand même qu’elle comprenne que oui, ça va être compliqué. On va avoir tout d’un fonctionnaire sans les avantages… Mais on a une ministre qui n’a jamais écouté les médecins qui sont sur le terrain.

Participez-vous au mouvement de mobilisation des médecins ?

Oui, je participe à ce mouvement, même si je ne suis pas membre d’un syndicat. C’est la première fois que je me mobilise, parce que je suis en colère de ne pas être entendue, de ne pas être écoutée.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Emilie Montfort