Interniste à l’Hôpital américain, le Dr Philippe Siou publie son premier roman baptisé Propofol. Il y raconte des bribes de sa vie de médecin de célébrités, tout en prenant soin de mêler fiction et réalité afin de ne pas compromettre le secret professionnel. Dans cet extrait, il raconte ses quelques jours passés en compagnie de Michael Jackson à faire “la nounou” de la star.

Retrouvez l’interview du Dr Siou : « Les patients VIP veulent vous dominer ».

 

“Le ciel était bleu et la colonne Vendôme trônait sur la place lorsque la voiture s’arrêta devant les arcades. M. Jackson sortit avec son secrétaire d’une Mercedes classe S rallongée, vêtu d’un pantalon noir, de souliers vernis, d’une chemise blanche immaculée sous son blouson et de tous ces accessoires qui constituaient son personnage : chapeau, masque et gants blancs, pendant que ses fans scandaient : « Michael ! Michael ! Michael ! »

Tout se passa très vite. Pressé par la foule qui criait, le directeur le conduisit dans le hall où je le rencontrai. La précipitation l’avait projeté dans l’hôtel et il ne me reconnut pas. Nous nous dirigeâmes directement vers l’ascenseur, et je me retrouvai parmi le petit groupe de privilégiés qui empruntait la cabine pour nous transporter au premier étage. Nos corps se touchaient presque et, lors de ce tête-à-tête émouvant (qui peut se vanter de l’avoir approché d’aussi près ?), furent échangées les incontournables banalités d’usage : Avait-il fait bon voyage ? La météo était très changeante en cette saison – et quelques mots, bien entendu, sur l’éternelle beauté de Paris. En quelques secondes, nous nous retrouvâmes dans la suite 102 et 103, sans même nous être fait enregistrer à la réception. L’appartement donnait sur la place Vendôme. Le directeur ayant plus précisément procédé aux présentations, le chanteur, cette fois, lâcha un :

– Oh yeah ! Of course, I remember you. How nice to see you again. How are you ? A long time I didn’t see you.

Ce même directeur l’informa que le boss lui offrait un service très spécial : son médecin personnel (moi) était chargé de l’accompagner durant toute la durée de son séjour. Après une introduction aussi favorable (que j’aurais bien aimé pouvoir mentionner sur mes cartes de visite), mon pouls se ralentit. Je n’avais plus le trac et, cette fois, j’eus un sourire très présentable à offrir à mon « protégé ». Puis on lui fit faire le tour de l’appartement pour lui expliquer les différents services auquel il avait droit et, après quelques instants, le personnel se retira. Nous nous retrouvâmes seuls, face à face. Il sourit, haussa les épaules d’un air de dire : « C’est comme cela, il faut s’y faire, c’est l’ordre du patron », et il tourna les talons pour aller prendre un bain qui dura au moins une heure. Je me retrouvai seul à attendre qu’il en sorte, épiant le moindre bruit. Puisque le cours du temps avait pris un sérieux coup de frein et que je n’avais vraiment rien d’autre à faire, je m’installai dans une méridienne où je pus allonger mes jambes et, promenant les yeux autour de moi, je m’offris une visite détaillée des lieux, tout en me remémorant les passages que j’avais pu faire dans cette même chambre avec Sharon Stone. Si à l’époque, trop concentré sur mon interlocutrice, je n’avais pas eu le loisir de m’attarder sur la poésie de l’endroit, cette fois, j’en avais tout le temps, en attendant que M. Jackson ait fini de macérer dans son bain.

Un majestueux lit de style empire trônait au centre de la chambre, parmi de lourdes soieries pourpres qui s’affalaient nonchalamment sur le sol recouvert d’une épaisse moquette vert amande. Ces lieux où régnait l’harmonie semblaient avoir été conçus pour que les grands de ce monde, y trouvant une image de leur propre majesté, s’y sentent dans leur élément. Quant aux petits, conscients du privilège que constituait le seul fait de pénétrer en pareil endroit, ils ne pouvaient qu’adopter une démarche et un ton empreints d’une infinie déférence.

Pour M. Jackson, on avait inondé la suite de ballons, de cotillons, de paillettes argentées, comme on l’aurait fait pour un anniversaire d’enfant. On y avait aussi installé un des tout premiers écrans plasma de grande taille, dont la nouveauté pour l’époque me fit l’effet d’une révélation, ainsi qu’une collection de cassettes VHS de Walt Disney. Sur une table juponnée, étaient disposés une profusion de bouteilles d’eau minérale, jus de fruit, boîtes de chocolats et marrons glacés. Je plongeai un œil intéressé sur une imposante corbeille où étaient réunis les meilleurs fruits de la planète, au mépris de toutes les saisons comme de toutes les latitudes. Suivant les demandes de la star, les rideaux étaient tirés pour protéger les occupants du lieu de la trop agressive lumière du jour. Je flottais dans cette ambiance tamisée, soudain transporté hors du temps.

Il finit par s’extraire de la baignoire et passa de longs instants dans la salle de bains. De mon côté, je m’efforçais de ne pas psychoter pour savoir comment me comporter avec ce Martien. Tout le séjour serait un examen de passage. Si je le réussissais, on ne me critiquerait pas, on considérerait juste que j’avais accompli ma tâche, mais je savais qu’au moindre faux pas, je ne serais pas épargné. Pour ne pas me faire débarquer de cette entreprise délicate et pouvoir espérer l’apprivoiser, une seule attitude s’imposait : je devais rester moi-même, tout en faisant toujours preuve d’une certaine retenue. C’était sans doute l’unique condition pour poursuivre l’aventure dans ce cadre digne des appartements de Napoléon Bonaparte, aux côtés de cet androgyne à la blancheur laiteuse, la star mondiale qui avait inventé le moonwalk. Il était silencieux, mais de tout son être émanait une intensité presque palpable, malgré son regard de biche, ses grands yeux marron soulignés d’eye-liner, ses coquetteries de femme, son maquillage et le morceau de Micropore sur le nez qui protégeait la plaie de sa dernière chirurgie esthétique. Et puis, il y avait cette odeur forte, chimique, acre, qui accrochait la muqueuse de mes narines dès que j’entrais dans son sillage. Peut-être les produits utilisés pour le blanchir, pensais-je. Ça changeait du parfum d’intérieur cossu qui régnait dans la chambre.

Le soir, on dîna dans le salon. Il absorba lentement une alimentation hyperétudiée, équipé de ses couverts personnels. Puis nous restâmes prostrés à regarder des films, Blanche-Neige, Cendrillon, Les 101 Dalmatiens, Mary Poppins. Tout Walt Disney était au rendez-vous. Il les connaissait par cœur et semblait incapable de s’en passer. Il voyait et revoyait chaque film, et moi je suivais vaguement ces chefs-d’œuvre pour enfants tout en espérant que, le sommeil venant, il finirait par me laisser aller me coucher. La nuit s’avançait et il restait les yeux rivés sur l’écran, toujours avec le même intérêt, poussant de temps à autre de petits grognements de satisfaction. Je lui faisais alors écho, avec un hochement de tête faussement intéressé.

Avec Michael, pas d’alcool, pas de drogue, la soirée avait commencé comme une fête au milieu des ballons roses, bleus et blancs ; mais les choses se compliquèrent pour moi aux alentours des 5 heures du matin. Les dessins animés continuaient de le passionner et j’avais terriblement sommeil. Les muscles de mon cou ne tenaient plus ma tête, que je soutenais avec mes mains, les coudes bien calés, et détournant le regard pour pouvoir fermer les yeux sans être vu.

Il ne dormit pas une seconde, et au matin, je ne pus voir la moindre crispation de fatigue sur son visage : il était identique à lui-même, impassible. Quant à moi, le corps engourdi après ces longues heures passées dans un fauteuil – fût-ce un fauteuil du Ritz –, j’étais de très mauvaise humeur. La journée s’étira lentement et il continua de se passer les mêmes dessins animés en boucle – une animation qui, pour lui, devait être rassurante, et qu’il devait répéter quel que fût le lieu où il posait ses valises.

Nous nous installâmes dans une cohabitation silencieuse. Je l’observais du coin de l’œil, me répétant, sans parvenir à y croire, que j’avais devant moi un monstre sacré. Il n’était pas grand, pas impressionnant – une poupée aux cheveux longs, teints très noirs, qu’il remontait derrière les oreilles comme le font certaines filles. Je m’abandonnai au flux du temps et à son apparente lenteur. On faisait monter des plats qu’il grignotait comme un oiseau tandis que je crevais de faim sans oser me jeter sur le room-service, éducation oblige.

Quand vint le soir, il retourna dans son bain. Je pénétrai dans la salle de bains sur son invitation pendant qu’il se déshabillait, et il me demanda d’examiner ses pieds qui le faisaient souffrir. Ils étaient massacrés par la danse, et rien ne semblait avoir été fait pour le soulager, la raison en étant sans doute qu’il ne demandait rien. Lui, si discret et qui n’avait presque rien dit depuis notre rencontre, commença à s’exprimer, et je découvris un être qui souffrait considérablement. Je lui promis de trouver une solution et le laissai macérer dans son bain tout en le contemplant. Les vêtements construisent un personnage, peuvent lui apporter une élégance, dissimulent la crudité d’un corps, et le découvrir ainsi, nu, me donna un aperçu brutal de ce qu’il était vraiment. Il n’y avait plus guère de place pour l’imagination, devant cette anatomie qui flottait dans la baignoire. Il avait un corps de danseur, maigre, imberbe et musclé, aux attaches fines. J’avais longtemps cru qu’il était blanc sur les zones découvertes et que le reste de son corps avait gardé sa couleur d’origine. C’était faux, il était blanc partout, et d’un blanc de nacre. Grâce à cette transformation, Michael Jackson avait réalisé le rêve de toute une communauté tégumentaire qui jalousait ces diables de Blancs – car même s’il avait la réputation de dégager une écœurante odeur de cadavre, le Blanc était considéré comme un être supérieur, et un certain nombre d’Afro-américains étaient prêts à tout pour faire blanchir ou éclaircir leur peau. Quant à lui, il avait même fait modifier les traits de son visage pour qu’on ne retrouve pas la moindre trace du moule initial. Cela en faisait un être atypique, qui ne ressemblait à rien de connu ou de terrestre.

De retour dans le salon pendant qu’il poursuivait ses ablutions, j’aurais pu me laisser aller à somnoler mais, à cause de ma nuit sans dormir, j’allais de coups de fatigue en phases d’énervement, et à cet instant, j’étais très énervé. Aussi laissai-je errer mon regard sur ce nouvel univers. Le soir était tombé. Je m’approchai machinalement de la fenêtre pour admirer la colonne Vendôme qui devait être illuminée. J’écartai discrètement les rideaux pour constater que de nombreux fans campaient toujours devant l’hôtel dans l’espoir d’apercevoir leur idole, et ce fut à cet instant qu’une envie irrépressible et saugrenue me traversa l’esprit, une de ces idées que j’étais l’un des seuls à pouvoir concevoir et mettre en œuvre.

Ma vie était ainsi, pleine d’imprévus et d’imprudences. Lorsque je vis la veste, les gants blancs et le chapeau qui traînaient sur le fauteuil, je ne pus m’empêcher de m’en revêtir, poussant même l’audace jusqu’à enfiler son masque. Puis, tirant d’un coup sec sur le rideau, je fis une apparition, ainsi accoutré, à la fenêtre. La rumeur ne se fit pas attendre et aussitôt la foule scanda un « Michael ! Michael ! Michael ! » qui raisonna puissamment sur la place. Submergé par ce déferlement, assailli par la sensation étrange d’être un autre, je ne me sentais plus vraiment moi-même, tandis que l’on s’adressait à moi et pas à moi. Pour le vérifier, je fis un signe de la main et la rumeur monta d’un cran. Lorsque je levai les doigts en formant un V, mes fans (je rentrai vite dans la peau du personnage) se mirent à hurler. Grisé par ma popularité, je continuai de leur faire des signes et l’agitation monta encore sur la place.

J’aurais voulu entretenir un peu plus l’illusion, mais on sonna à la porte et je refermai prestement les rideaux, déposai en hâte mon accoutrement sur un fauteuil et me précipitai pour ouvrir la porte au responsable de la sécurité. Il s’inquiétait de ce qui se passait dans la suite impériale. Il aurait bien voulu rentrer et inspecter les lieux, mais il n’osa pas franchir le seuil de la porte et se déhancha pour apercevoir par-dessus mon épaule une quelconque anomalie dans le salon. Je pris un air ahuri et l’informai que Michael Jackson était dans son bain et que nous étions étrangers à tout ce vacarme. Mon explication ne dut le convaincre qu’à moitié et, perplexe, il lâcha prise. En retournant m’allonger dans la méridienne, j’entendis la voix de Michael Jackson me demander ce qui se passait.

– Rien, rien, fis-je, tout va bien, vous pouvez vous reposer.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Philippe Siou