Le docteur Eric Kariger, ancien chef de service des soins palliatifs au CHU de Reims, a suivi, entre 2008 et 2014, Vincent Lambert, jeune patient en état végétatif après un grave accident de la route. Pendant dix-huit mois il s’est battu pour qu’on laisse partir ce patient, alors qu’une partie de sa famille s’y opposait. Un combat qui l’a épuisé moralement. Aujourd’hui, alors qu’il n’est plus le médecin de Vincent Lambert, il confie “sa vérité” dans un livre.

 

Retrouvez les bonnes feuilles du livre du Dr Kariger Je me suis mis la tête dans le sable et le pire est arrivé.

 

Egora.fr : Jeudi, la Cour européenne des Droits de l’Homme a examiné la situation de Vincent Lambert. Elle doit rendre prochainement sa décision qui doit mettre un point final à cette affaire judicaire. Qu’en attendez-vous ?

Eric Kariger : Par essence, je n’ai pas l’habitude de préjuger du travail des autres. Mais je peux émettre quelques hypothèses. La moins favorable, mais je n’ose même pas l’imaginer, c’est qu’ils viennent déjuger en disant que la loi Leonetti n’est pas conforme aux Droits de l’Homme. Mais pour bien connaître le droit européen en matière de fin de vie, je ne comprendrais pas.

La seconde hypothèse serait qu’ils viennent donner avis passif en disant que cela reste de l’autonomie des Etats. Je serais aussi un peu dessus.

J’espère, parce qu’on en a besoin, qu’à partir de la singularité de mon patient ils offrent une jurisprudence sur la problématique de ce qu’on appelle en France l’obstination déraisonnable. J’attends qu’on dise que la loi Leonetti est bien respectueuse des Droits de l’Homme. Car un des enjeux de fond, c’est aujourd’hui que nos contemporains retrouvent confiance en les médecins. Qu’on leur donne toutes les garanties procédurales pour leur assurer que le droit à la vie est respecté, mais aussi qu’ils aient la garantie que lorsqu’on entreprend un traitement actif qui maintient en vie inutilement ou de manière déraisonnable, alors l’arrêt ne sera pas arbitraire. Il faut absolument lever cette ambiguïté d’arbitraire. J’ai le sentiment que les médecins, sous réserve de la loi française, respecteront ce principe de la proportionnalité de ce droit à la vie versus ce droit à ne pas subir d’obstination déraisonnable. C’est la meilleure garantie pour nous tous.

Enfin, cette décision devra garantir que le médecin n’est pas au-dessus des lois.

 

Vous avez démissionné de votre poste de chef de pôle au CHU de Reims. Avez-vous aujourd’hui des nouvelles de Vincent Lambert ? Etes-vous en contact avec sa femme ?

Non. J’ai assumé tout ce que j’avais à assumer lorsque j’étais patron. Je n’ai plus été en relation directe avec aucun membre de la famille. Je n’ai pas revu mon ancien patient depuis que j’ai quitté l’hôpital. Cela ne veut pas dire qu’il ne reste pas dans mon cœur, que je ne suis pas les choses avec peut-être encore un peu trop d’attachement. Cela ne m’envahit certes plus comme lorsque j’étais en responsabilité, mais je serai totalement apaisé et je ne pourrai tourner la page que lorsque ce patient sera libéré de la situation dans laquelle il est aujourd’hui et qu’il refusait à tout prix. Aujourd’hui ça va mieux, je me reconstruis. Ça a été une grosse épreuve.

 

Vous avez été insulté, menacé, poursuivi en justice. Comment avez-vous réussi à gérer cette situation ?

J’ai le sentiment de l’avoir géré au moins mal, dans cette affaire on pouvait difficilement faire mieux. Moi, j’ai regretté la judiciarisation, peut-être que si c’était à refaire je referai certaines choses différemment. Mais avec l’équipe on a géré au mieux, on a mouillé le maillot. Moi j’ai donné jusqu’à ma personne, jusqu’à ma vie privée, parce que ça m’envahissait jour et nuit. Le système est ubuesque. Ce qu’on a dû affronter, la plupart des médecins ne pourraient pas le faire. Ce temps d’accompagnement, de concertation, ce temps à être obligé de se défendre, de démontrer tout y compris les évidences. Cette obligation d’enquêter… Quand j’ai vu l’avocat des parents qui plaidait en parlant de médecine sans rien y connaitre, qui sortait sottises sur sottises, et face auquel on ne peut pas se défendre… c’était lourd. C’est allé loin, trop loin. Et à moment j’ai su que malgré tout mon dévouement, celui de l’équipe, toute notre ambition à défendre ce malade, on n’y arriverait plus. On était confronté à un mur d’idéologie de mauvaise foi. A un moment donné il fallait dire stop. Les plus intelligents cèdent, j’espère avoir été assez intelligent en tournant cette page et en donnant le maximum. Je ne pouvais pas donner plus.

 

Vous avez pourtant toujours défendu votre conviction qu’il fallait laisser partir ce patient.

En janvier dernier, quand je rends mon relevé de conclusions qui aboutit à la décision d’arrêter de manière définitive l’hydratation et la nutrition, j’ai la certitude que Vincent Lambert ne voulait pas vivre dans ces conditions-là. On a suffisamment de preuves, argumentées qui se croisent avec des témoignages différents qui s’appuient sur la personnalité de cet homme, sur ses valeurs spirituelles et personnelles. Le principe d’autonomie est revendiqué par nos pays occidentaux, c’est la colonne vertébrale. C’est fini le temps où le médecin était paternaliste et décidait de tout pour son patient. Aujourd’hui le médecin est un accompagnateur.

En janvier 2014, je suis bien convaincu que c’est la seule issue possible. Donc re-procès, avec un avis du tribunal administratif qui est catastrophique. C’est là que je suis au plus mal. Quand les juges commencent à jouer au médecin, j’ai trop de respect pour la justice pour accepter ça. J’ai retrouvé espérance à travers le jugement du Conseil d’Etat le 14 février, parce que les juges ont pris le temps dont ils avaient besoin. Ils avaient besoin d’éléments supplémentaires, ils ont demandé à des experts, nommés par les sociétés savantes qui viennent confirmer l’obstination déraisonnable.

Et malgré l’indépendance des experts, leurs qualifications, aujourd’hui, les parents viennent remettre en cause le diagnostic et le pronostic. Et à les écouter mercredi dernier à la Cour européenne des Droits de l’Homme, c’est à peine si ce patient n’est pas en train de tenir une conférence, de marcher et de boire en parfaite autonomie.

 

En tant que catholique pratiquant, qu’avez-vous pensé de la réaction des parents de Vincent Lambert ?

Je pensais naïvement qu’il n’y avait pas d’intégrisme religieux chrétien en France. Je pensais que ceux qu’on pouvait qualifier d’intégristes avaient simplement une pratique traditionnaliste de la religion. Mais je me suis aperçu qu’on n’avait pas le même Dieu, et pas la même religion. Le Dieu qu’on m’a enseigné, qui m’accompagne tous les jours, c’est un Dieu qui est aimant, aidant, miséricordieux, qui nous aide à pardonner, à tendre la main à l’autre. Et je suis tombé très haut de ma chaise. Nous les chrétiens, on n’a pas peur de la mort. La religion catholique ne défend pas d’obstination déraisonnable. Elle nous apprend que la vie des êtres les plus chers, y compris nos propres enfants et parents, ne nous appartient pas, qu’il faut savoir aussi les laisser partir. Le temps de la fin de vie est un temps du pardon, de la réconciliation, pas de la violence.

 

Vous êtes attaché à la loi Leonetti. Cette affaire en montre-t-elle les limites ?

Je crois qu’on est en train d’arriver à maturité de la loi Leonetti qui est une belle et grande loi éthique. C’est une loi du droit des patients à ne pas subir d’obstination déraisonnable. La jurisprudence Vincent Lambert permettra en plus de confirmer des questions que d’autres n’auront plus à se poser. Elle confirmera que la nutrition et l’hydratation sont bien des traitements, ce qui faisait débat, car il n’y avait pas de jurisprudence là-dessus. Si l’hydratation et la nutrition artificielle était classée dans les soins de base, ceux qu’on ne peut pas interrompre, imaginez le nombre de personnes qui subiraient des acharnements. Quand un corps n’a plus faim, plus soif, et que le patient ne peux plus boire ou manger c’est tout à fait raisonnable de ne pas continuer à l’hydrater et le nourrir. Cela ne veut pas dire qu’on arrête les soins. On poursuit les soins de confort, de bouche, d’hygiène… C’est juste l’arrêt d’un traitement actif. S’il n’y avait pas eu d’affaire Vincent Lambert, avec cette maturation de la réflexion collective, avec cette jurisprudence des plus grandes instances judiciaires françaises et peut-être bientôt européennes, il y aurait peut-être eu une légalisation de l’euthanasie en France. J’espère que tout cela va permettre d’éviter une légalisation de l’euthanasie en France.

 

Ne craignez-vous pas justement que Vincent Lambert devienne un symbole pour les défenseurs de l’euthanasie ?

Non. Aujourd’hui sur la question de Vincent Lambert, l’euthanasie n’est pas le problème. Cela n’a rien à voir. Elle serait dépénalisée en France, elle n’aurait pas permis de respecter mieux Vincent Lambert. J’aurais d’ailleurs certainement été du côté des parents si cela avait été une demande d’euthanasie. Il faut absolument aujourd’hui que la profession médicale donne toutes les garanties à nos patients de ne pas subir des soins devenus déraisonnables. Nos contemporains ont énormément peur de cela. Ils doivent avoir la garantie que leurs volontés soient respectées, mais sans tomber dans la facilité. Parce que derrière un arrêt de traitement, c’est clair qu’on pourrait très bien faire de l’euthanasie déguisée. L’arrêt de traitement renvoie à une situation qualifiée d’obstination déraisonnable qui renvoie à une procédure rigoureuse en France guidée par la loi Léonetti, qui nous oblige à tout un tas de choses très précises.

 

Les députés Jean Leonetti et Alain Claeys ont remis au Président de la République un rapport dans lequel ils évoquent des possibilités de “sédation profonde”. Cela doit servir de base à une prochaine loi sur la fin de vie. Qu’en pensez-vous ?

Dans les soins palliatifs, la sédation fait déjà partie de nos armes thérapeutiques pour soulager les patients. Ce qui est intéressant dans ces propos, c’est qu’ils viennent mieux structurer les questions de sédation profonde terminale avec les trois situations bien qualifiantes de façon très pratique. C’est très structurant. Et les personnes qui y voient une euthanasie déguisée, c’est de la mauvaise foi pure et dure. Ce n’est pas la même chose que d’endormir un patient et le laisser partir de sa maladie que de donner délibérément la mort. C’est l’équilibre le plus avancé qu’on trouvera dans la loi française.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu