Alors que la Cour européenne des Droits de l’Homme s’est penché, mercredi, sur le sort de Vincent Lambert, le médecin qui l’a suivi pendant 5 ans publie “sa vérité”. Dans un entretien avec Philippe Demenet, il raconte comment les évènements se sont enchaînés autour de ce jeune homme victime d’un grave accident de la route. Dans cet extrait, il évoque comment la décision a été prise, une première fois, de cesser d’alimenter Vincent Lambert, puis la réaction des parents qui ont porté l’affaire en justice.

 

Retrouvez l’interview du Dr Kariger : Médecin de Vincent Lambert : “Ca m’envahissait jour et nuit”

 

Egora.fr : Aviez-vous déjà auparavant appliqué la loi Leonetti ?

Eric Kariger : Nous la connaissions bien. Mais s’il nous était arrivé de prendre des décisions d’arrêt de traitements dans des situations palliatives terminales, cela avait rarement été le cas pour des jeunes patients. Et pour un cérébro-lésé, c’était la première fois. L’absence d’information initiale des parents fut une sorte de poker menteur qui arrangeait tout le monde. L’équipe pouvait dire aux parents : “Comment ? Rachel ne vous a pas prévenus ?” Et Rachel Lambert : “Mais vous ne m’aviez pas dit de les prévenir !” Or, au printemps 2013, cela fait plusieurs mois qu’ils ne se parlent plus. C’est moi qui vais mettre “les pieds dans le plat”.

Début avril, j’ai pris connaissance des résultats des collégiales et je dis à mes deux consœurs et à mes équipes : “Je ne vois pas de faille dans votre analyse. J’assumerai votre décision en tant que patron.” J’ajoute, simplement : “Où en êtes-vous dans l’information des parents ?” Ils me répondent en substance : “Ils n’ont jamais été réellement présents. Ils ne viennent que quatre fois par an au chevet de leur fils. De toute façon, ils ne seront pas d’accord ! Ce sont des cathos intégristes.” Je leur explique qu’en morale, en humanité, on n’a pas à les juger. Ce sont les parents. Ils ont le droit, eux aussi, de donner leur avis, comme le prévoit la loi, d’être présents au côté de leur fils, et d’être accompagnés. J’ajoute : “Je m’en occupe, mais ne faites rien tant que je ne les ai pas contactés.” Ils habitent dans la Drôme.

Le 4 avril 2013, j’appelle la mère sur son portable : “Depuis le début de l’année, une réflexion a été lancée concernant l’état de votre fils. J’aurais besoin de vous voir rapidement avec votre mari.” Elle est dans le train. Elle m’apprend que son mari vient de subir une grosse opération, et qu’elle viendra seule à Reims. Je la reçois le vendredi 5 avril, en présence de ma consœur, le Dr Daniela Simon, et de la psychologue du service : “Depuis plusieurs mois, mon équipe est amenée à se poser des questions sur certaines manifestations qui évoquent de la souffrance chez Vincent. L’interprétation est difficile, mais il est clair que son corps souffre. Il semble aussi s’opposer aux soins, vouloir y renoncer. Je ne vous cache pas que conformément à la loi, nous avons lancé une procédure de réflexion pour savoir s’il était raisonnable de poursuivre ou non la réhydratation et la renutrition, et s’il ne faudrait pas plutôt le laisser partir avec le savoir-faire palliatif de mon équipe, en l’accompagnant tous ensemble jusqu’au bout.” Mme Lambert comprend parfaitement le sens de mes propos, même si je ne lui dis pas à cet instant que la décision est prise.

C’est un demi-mensonge. Je veux laisser aux parents le temps de la réflexion, de l’analyse, afin qu’ils puissent s’exprimer, même si c’est moi, au final, qui prendrai la responsabilité de la décision. Mme Lambert me répond : “J’ai bien entendu ce que vous m’avez dit. C’est au-dessus de mes forces et de mes valeurs. Je ne peux pas être d’accord.” Je lui précise : “Je ne suis pas en train de vous demander votre accord, madame Lambert, mais je vous remercie d’intégrer la possibilité que, dans les semaines qui viennent, nous pourrions être amenés à laisser partir Vincent. Réfléchissez-y, rentrez chez vous, parlez-en avec votre mari. Puis on se revoit.”

Nous fixons un nouveau rendez-vous pour le 15 mai 2013. Je ne veux pas agir “dans le dos” des parents et de toute la fratrie. Il se trouve que je suis absent le week-end suivant du 13 avril. Le lundi, c’est le début des vacances de Pâques. En l’absence de mes consœurs, je les remplace. En réunion d’équipe, j’évoque la situation de Vincent, mon rendez-vous du 15 mai avec les parents. Je leur dis aussi que j’ai réfléchi durant le week-end, que – le moment venu – ce sera à moi d’indiquer, sur le cahier, la décision d’arrêt de soins. Ce sera aussi à moi de “débrancher” sa dernière poche de nutrition et d’hydratation. Non pas pour jouer les héros, mais pour exercer mon rôle de patron. J’ai, en effet, plus de recul que mon équipe et moins de liens affectifs avec Vincent. Ma déclaration est accueillie par un grand blanc, un silence pesant. Quelqu’un alors prend la parole : “Monsieur, c’est fait.” De leur propre initiative, le 10 avril 2013, mes consœurs ont décidé d’arrêter la nutrition artificielle. Elles sont entrées dans un processus d’accompagnement de Rachel qui, elle-même, accompagne son mari. L’aumônier de l’hôpital est de la partie, car Rachel manifeste une forte spiritualité. […]

 

Comment réagissez-vous à cette annonce surprenante de l’équipe ?

Mes médecins n’étant pas présents, et étant respectueux de leur liberté d’exercice, je n’ai pas voulu “casser du sucre” sur le dos des absents. J’ai donc dit à l’équipe : “Ce n’est pas grave. Je vais gérer.” Je me trouvais un peu dans la situation d’un père qui se culpabiliserait de n’avoir pas été présent au moment où ses enfants commettent une bêtise. Or, je savais pertinemment que l’affaire était grave.

Plus tard, quand je me suis repassé le film, je me suis dit que j’avais trois possibilités. La première, c’était de leur dire : “On rebranche Vincent, car j’ai un engagement moral envers ses parents. Je les vois le 15 mai. Bien sûr, je leur confirmerai notre décision, mais je tiens à les entendre”, bien que leur avis nous soit connu d’avance. Deuxième option : appeler les parents, leur présenter mes excuses et leur demander de venir accompagner leur fils. C’est la décision qui m’aurait le mieux convenu, mais je ne l’ai pas prise, par manque de courage, de lucidité. Au contraire, je me suis mis la tête dans le sable et le pire est arrivé.

Le 20 avril 2013, David est passé voir Vincent. C’est par lui que ses parents ont appris que leur fils ne recevait plus d’alimentation artificielle. La confiance était rompue avec les parents et avec l’ensemble des frères et sœurs. C’est pour cela que je n’ai jamais reproché à personne ce qui a pu arriver par la suite, même si les parents de Vincent Lambert se sont beaucoup servis de cette faille.

 

Avez-vous tenté de renouer avec eux ?

J’avais beau essayer de me mentir à moi-même, je savais qu’un conflit devait éclater. Je m’y étais donc préparé. J’ai pris mon bâton de pèlerin, et j’ai reçu les parents, tous les frères et sœurs, les demi-frères et demi-sœurs, ensemble ou individuellement, pendant des heures, avec transparence et honnêteté. Je me suis excusé auprès d’eux, j’ai expliqué les circonstances, mais j’ai aussi souligné que notre décision avait été mûrement réfléchie, qu’elle était solide. Six des frères et sœurs m’ont accordé leur pardon et leur confiance. Ils m’ont dit : “Connaissant Vincent, vous avez fait une bonne analyse. C’est la bonne décision. Nous la respectons. Nous accompagnerons Vincent. Nous nous y préparons.” Pendant toutes ces journées, j’ai donné le meilleur de moi-même. Je croyais encore à un dialogue possible avec les parents. Je leur ai dit : “Ce n’est pas tuer votre fils que de le laisser partir ! C’est le fruit d’une décision médicale, légale, éthique. Nous essaierons de donner du sens à cet instant.” Et j’ai ajouté, sur la foi de valeurs chrétiennes que je croyais encore partagées : “Du fond du cœur, en mon nom et au nom de l’équipe, je vous demande pardon.”

 

Qu’ont-ils répondu ?

“Non, c’est impardonnable”. Les parents, David et sa sœur Anne m’ont menacé de poursuites. Je les ai prévenus : “Si vous portez l’affaire devant les tribunaux, nos relations deviendront odieuses. Vous ferez éclater votre famille sur l’autel de la justice. Vincent ne mérite pas ça. Ce serait le trahir que de ne pas le laisser partir !” Malgré cela, ils sont allés jusqu’au bout de leurs menaces : ils ont porté plainte contre moi, au commissariat, pour tentative d’assassinat avec circonstances aggravantes puisque commise contre un être particulièrement vulnérable. Ils ont aussi fait un signalement au Conseil de l’ordre des médecins. Je n’ai pas été auditionné au commissariat, mais Rachel Lambert l’a été. En revanche, un huissier a débarqué tout de suite chez moi et m’a sommé de “rebrancher” Vincent. Je ne sais pas comment, mais j’ai tenu bon.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Kariger