“Supervirus”, “Frankenvirus” et “furets de l’apocalypse”. Il ne s’agit pas de science-fiction, mais des expériences conduites depuis plusieurs années sur les virus de la grippe aviaire H5N1 et H7N9. Des chercheurs, se demandant ce qui pourrait rendre ces virus transmissibles entre hommes et donc créer une pandémie, les ont inoculés à des furets, qui ont la particularité d’éternuer. Ils sont parvenus à rendre ces virus très pathogènes transmissibles entre mammifères, donc entre hommes, dans des laboratoires dont le niveau de sécurité n’est pas maximal. Ces expériences, conduites en toute légalité, inquiètent un grand nombre de chercheurs. Parmi eux, Simon Wain-Hobson*, professeur de virologie à l’Institut Pasteur.

 

Egora.fr : Comment évoluent les virus H5N1 et H7N9 ?

Simon Wain-Hobson : Ces virus sont habituellement présents chez les oiseaux qui aiment l’eau, avec des dizaines de combinaisons possibles. Ils peuvent infecter à chaque fois d’autres animaux, comme les baleines, les chiens, etc., et il peut arriver que le virus touche l’homme de temps en temps, par exemple les familles d’éleveurs de volaille, mais il ne se transmet pas entre hommes. Seulement trois combinaisons ont créé des pandémies chez l’homme : H1N1, responsable de la grippe espagnole de 1918 ; H2N2, qui a causé la grippe asiatique de 1957 ; et H3N2, la grippe de Hong Kong de 1968. On a trouvé très peu de personnes infectées par H5N1 ou H7N9, qui se trouve actuellement en Chine. Ce sont des dead-end infections, comme on dit en anglais, des infections cul-de-sac qui ne vont nulle part. En revanche, elles peuvent tuer les quelques personnes qui l’attrapent. Pour H5N1, on est entre 50 et 60% de mortalité, mais on ne parle que de mille cas. Les virus pandémiques, eux, beaucoup plus transmissibles, comme H1N1, sont beaucoup moins virulents. La grande grippe espagnole n’a tué que 2% des gens infectés.

Que se passe-t-il dans les laboratoires qui les étudient ?

On revient à H5N1, qui a sévi en Asie à partir du milieu des années 1990. Les chercheurs se sont demandés si on pouvait prédire expérimentalement les mutations nécessaires au virus pour qu’il devienne extrêmement transmissible entre hommes, et ainsi imaginer un vaccin contre cette souche. On a la technologie pour faire muter ce virus, sans aucun problème. L’expérience consiste à infecter un furet, on le met dans une cage, séparé d’un autre furet par une grille, de manière à ce qu’il ne puisse pas y avoir d’échange de salive par exemple; ensuite, on fait courir un courant d’air de gauche à droite. Quand le premier furet éternue, le courant d’air emmène les aérosols vers la cage du deuxième furet et on voit ensuite s’il est infecté. On l’utilise, lui en particulier, parmi les mammifères, parce qu’il éternue, alors que tous les animaux infectés n’éternuent pas. Les scientifiques qui réalisent ces expériences ont donc trouvé une combinaison de mutation du virus où il est transmis au deuxième furet.

Pourquoi ces expériences vous laissent-elles sceptique ?

Rien ne dit que cette combinaison se produirait de cette manière dans la nature. D’autant que tout dépend du fond génétique des individus contaminés. Le virus ne pourra jamais être inoculé volontairement à l’homme, on ne pourra jamais le tester. On est donc dans une bagarre entre experts : eux ne peuvent pas affirmer qu’ils ont trouvé LA combinaison qu’ils cherchaient, mais qu’elle n’est pas très pathogène, et nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que cette combinaison est très pathogène. On est dans l’impossibilité de trancher avec une expérience. Je ne suis pas favorable au principe de précaution, mais je ne suis pas persuadé que ces expériences soient utiles ou puissent prouver quoi que ce soit, alors qu’un tel vaccin coûterait 400 millions d’euros.

C’est pour cela qu’en 2013, avec cinquante-cinq autres scientifiques, dont trois Prix Nobel, nous avons adressé une lettre à monsieur Barroso, qui présidait alors la Commission européenne, pour demander l’arrêt de ces expérimentations. Les gens qui ont signé cette lettre ne sont pas des quidams, ce sont tous des professeurs, des infectiologues, ils sont reconnus. Et malgré cela ces recherches se poursuivent. Apparemment, ce travail a été voté, de l’argent leur a été accordé. Et de ce fait, ils auraient le droit de publier leurs travaux. Depuis le début de ces discussions, les choses ont un peu changé.

Le virus H7N9 sévit encore en Chine. On a remarqué principalement des infections uniques, avec très très peu de transmissions homme-homme, sauf que, dans à peine un an, il y aura eu plus de cas de H7N9 que de H5N1 en quinze ans. Aucun individu dans la communauté des spécialistes de la grippe n’avait prédit H7N9, absolument personne. Monsieur Kawaoka, l’un des chercheurs qui conduisent les expériences sur H5N1, a aussi commencé à travailler sur des mutations du virus H1N1, celui de la grippe espagnole…

Est-il possible de quantifier les risques ?

Nous savons que les fuites existent. Par exemple au printemps dernier, l’Institut Pasteur a annoncé avoir perdu des échantillons contenant des fragments de virus du Sras. Comme ce sont des fragments, ce n’est pas dangereux pour l’homme. L’expérience montre qu’il y a peu d’accidents, mais le risque zéro n’existe pas. Je ne suis pas le seul de cet avis. J’ai consulté un collègue, qui a beaucoup plus d’expérience que moi puisqu’il a longtemps dirigé l’un des plus grands laboratoires américains. Selon lui, cela n’aboutira pas à un virus qui puisse être utile aux fabricants de vaccins. Ce virus peut s’échapper, et nous n’avons aucune idée des bénéfices qu’on peut en attendre.

Il faut donc renforcer les contrôles autour de ces expériences, en les stoppant pour avoir le temps de réfléchir, de trouver un consensus sur la question. Ces virus de la grippe sont codés génétiquement, donc s’il y avait une fuite, on serait capable d’identifier le laboratoire de provenance. S’il y avait un jour une fuite, et si elle provoquait 100000 morts, avec tous les procès qui s’ensuivront, une université ou un institut ne serait jamais capable de résister, cela tuerait l’université. Les assureurs ne peuvent pas faire face à ce type de catastrophe. Ces virus ne tueraient pas seulement des hommes mais aussi des universités, des instituts en entier ; la science et la société en souffriraient. Il faut voir plus large que ces seules recherches.

Quelles sont les motivations de ces chercheurs ?

Ces sujets sont attractifs. Pas grand monde ne s’en est emparé, donc c’est attirant. On peut toujours se tromper quand on attribue des ambitions à quelqu’un. Ce que je pense, c’est qu’ils manquent de connaissance en virologie, même s’ils veulent aider à fabriquer des vaccins et que c’est louable. Peut-être veulent-ils faire parler d’eux, c’est un autre problème.

Qu’est-ce que cette polémique dit de la biologie actuelle ?

Il y a beaucoup plus de compétition que lorsque j’étais jeune, et j’ai bientôt 61 ans. La technologie et la puissance de ce que nous expérimentons ont été multipliées par 1000, si ce n’est pas 10000, et nos réflexes – j’essaye de ne pas utiliser le mot “éthique” –, nos réflexes de bon sens, eux, n’ont même pas été multipliés par 10.

Vous pensez que le politique peut/doit interférer avec la science ?

En écrivant cette lettre à la Commission européenne, c’est ce que vous espériez ? L’homme est toujours en avance sur les politiques, c’est lui qui soumet les problèmes aux politiques. C’est ce qui est arrivé pour l’avortement et la pilule, idem pour le clonage. Dolly a été clonée, puis on a discuté du clonage, et on a décidé de ne pas cloner l’homme. Prenons l’exemple de la variole. On a éradiqué le virus, plus personne n’est infecté depuis 1976, et seuls deux labos au monde en possèdent un échantillon. Si quelqu’un décidait, à l’Institut Pasteur, de travailler sur la variole, on l’en empêcherait immédiatement, et c’est normal. Il y a des choses, une toute petite liste au total, qu’on ne peut pas faire. Et cette seule petite liste fait des mécontents. Les microbiologistes ont l’interdiction de faire un certain nombre d’expériences. En virologie, nous n’avons malheureusement pas ce réflexe, sauf pour la variole.

Faudrait-il redéfinir des outils d’autorégulation scientifique ?

Je pense que c’est inévitable. Sur ce point, les Allemands sont en avance sur nous. Ils sont en train de s’aligner sur une série de règles émises en 2010 par la société Max-Planck, une institution privée de recherche fondamentale (en chimie, physique, biologie…). Les Allemands, au regard de l’histoire du nazisme, sont très sensibles aux abus de pouvoir scientifique. Ils ont donc rédigé un texte sur les expériences qui ne peuvent pas/ne doivent pas être menées, et c’est bourré de bon sens. Dès le deuxième paragraphe, le texte fait référence aux nazis. Et il dit, en gros, “si vous voulez réaliser une expérience qui semble problématique, parlez-en, à vos collègues, à vos supérieurs, ne cachez rien ; il faut des responsabilités partagées, un individu seul ne peut pas décider de telles choses”. Le texte donne le droit aux présidents des instituts Max- Planck (il y en a plusieurs dizaines) de refuser la publication d’un papier ou d’un manuscrit issu de son institut s’il considère qu’il dépasse les bornes admises.

Ces bornes sont simplement du bon sens, elles ne sont pas écrites comme un texte législatif, elles sont plus fines : si quelque chose menace les hommes, les animaux, les plantes, l’écosystème, la planète, le président, après enquête et discussions, peut bloquer les travaux, même si les crédits ont été votés. L’Allemagne est sur le point d’appliquer ce texte à l’ensemble du pays, et c’est tant mieux, parce qu’il est flexible, responsable.

Mon fils est cardiologue, quand il a passé sa thèse il y a un an, il a prêté serment, et j’ai été surpris par tout ce qu’interdit le serment d’Hippocrate. Je me suis dit que, dans mon labo, j’aurais de quoi faire 100000 fois plus de mal que lui et, pourtant, sans aucun serment. Cela ne ferait pas de mal de faire prêter serment aux biologistes. En fait, ça a été discuté, et l’Académie des sciences française a ratifié un texte européen qui dit que le chercheur a pour obligation de ne pas faire de mal, mais personne n’a été informé de l’existence de ce texte !

Dans une interview au journal Le Monde vous comparez le risque présenté par ces recherches à celui de la bombe atomique. Pourquoi ce parallèle ?

En 1945, nous étions en pleine guerre atomique, tous les journaux parlaient de la bombe atomique, les gens manifestaient, et un grand nombre de physiciens, dégoûtés, ont démissionné et se sont tournés vers la biologie parce qu’ils étaient traumatisés.

Maintenant, nous vivons une guerre biologique. Nous sommes tout à fait capables aujourd’hui de créer un virus pandémique, nous avons la technologie nécessaire, les gens doivent le savoir. Et pourtant j’ai du mal à convaincre. Une bombe, quand elle tombe, tue des milliers de gens, à cause de l’explosion, puis des radiations, puis des cancers qui se développent. Mais un virus peut ne jamais être stoppé, c’est une bombe biologique. On me dit que j’exagère, avec cette comparaison, mais moi je maintiens mes propos. Les garage scientists, ça existe, c’est la mode aux États-Unis: on peut louer un labo entier. Et ça peut être formidable, comme l’histoire de ce Canadien de 17 ans qui a trouvé une nouvelle façon de dépister le cancer du sein. Mais c’est incontrôlable.

 

* Simon Wain-Hobson est virologue. Directeur de l’unité de rétrovirologie moléculaire à l’Institut Pasteur, il est également président de la Fondation pour la recherche vaccinale. Spécialiste du sida, il a notamment cloné le VIH et permis de réaliser les premiers tests de dépistage.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove