Le Pr Maurice Mimoun, à la tête du service de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique et le centre des brûlés de l’hôpital Saint-Louis à Paris avait des certitudes sur la fin de vie. Puis tout a été bouleversé lorsque son ami, Jean-Michel, 40 ans, atteint d’un cancer de la mandibule lui a demandé de le tuer. Il raconte dans son livre “La mort peut attendre”(Albin Michel), ses doutes et ses difficultés, ses espoirs face à la maladie et face à la mort.

A lire : un extrait du livre

 

Egora.fr : Vous étiez parti pour écrire un livre sur l’euthanasie, puis le cancer de votre ami Jean-Michel, dont vous parlez dans le livre, a modifié vos projets. En quoi ce livre est-il différent de votre idée de départ ?

Maurice Mimoun : Lorsque l’on est médecin et d’abord étudiant, on apprend le contact des patients et on essaye de réfléchir sur les différentes situations qui peuvent se présenter chez un malade, notamment la fin de vie. Au début on a un avis théorique. Puis au fur et à mesure de la pratique, on se forge des nuances, une manière de raisonner différente. Au fur et à mesure des patients que l’on voit, on affine son point de vue. Je pense que les gens qui réfléchissent à cela et qui ne sont pas du métier n’ont qu’une expérience théorique du sujet.

 

Quel était votre point de vue au départ ?

J’étais dans un état d’esprit où l’euthanasie n’avait pas de raison d’être. J’évoluais dans mon métier avec cette conviction. Je ne dis pas que je suis contre l’euthanasie, ce qui n’a aucun sens mais je dis qu’elle n’a pas de raison d’être. Puis, je me suis retrouvé dans la situation d’avoir un ami qui souffre d’une maladie grave et qui me demande de le tuer. Quand il m’a fait le geste du piston qu’on pousse dans la seringue entre les doigts, j’ai reçu un coup de poing dans la figure. On se dit : que faire ? Puis on l’écoute, on discute… On évolue avec lui et cette évolution est l’objet du livre.

 

Comment aurait été le livre initial ?

Il aurait été beaucoup plus théorique. Beaucoup plus dogmatique. Le livre aurait été “On est pour ou contre”. Je pense qu’aujourd’hui, cette question n’a pas de raison d’être. Voilà la différence. Pour avancer dans ce débat, il ne faut plus qu’il y ait des grands discours très moralisateurs d’un côté ou de l’autre. Il faut plutôt rentrer dans le vif du récit et que les gens puissent définir par rapport à ces cas de figure.

 

Tous les soirs, Jean-Michel vous répétait “on verra bien demain”, preuve d’une volonté de continuer. Si cela n’avait pas été le cas, auriez-vous pu, par amitié, l’aider à en finir ?

Je n’en sais rien. Il m’a demandé de l’aider mais il n’a jamais voulu mourir. C’est exactement ce que je pense et c’est souvent le paradoxe des gens. Quand Jean-Michel me faisait le geste du piston de la seringue puis me disait, “on verra bien demain”, il me testait. Non je ne crois pas que je l’aurais aidé à mourir. Je n’en sais rien. Je dis dans le livre qu’il faut se méfier de sa compassion. Il peut y avoir des élans d’amour qui amènent à faire des gestes qui ne sont pas raisonnables une fois qu’ils sont analysés à froid.

C’est pourquoi avec ce livre, je voudrais faire comprendre aux gens toutes les difficultés de ces situations. Mais faire aussi expliquer aux gens ce qui se passe dans la tête du médecin, parce qu’on le dit rarement. Ce qui se passait dans ma tête, et c’était encore plus compliqué parce qu’il s’agissait d’un ami, bien que je raconte aussi d’autres récits de vie, n’était pas si simple. On a l’impression que le médecin met sa blouse et n’est plus médecin une fois qu’il l’enlève. Ce n’est pas vrai. On arrive un peu à faire le tri, mais il y a le brouhaha de toute la journée et de toutes les difficultés qui nous revient aux oreilles n’importe quand, au milieu d’un film, et on ne sait pas pourquoi. C’est difficile.

J’ai de la chance d’être hospitalier. En étant dans des équipes, on peut parler, échanger. Mais je pense aux généralistes ou aux médecins qui sont seuls et qui doivent résoudre ces cas-là. C’est très compliqué.

 

Vous dites dans le livre que, notamment pour les pathologies graves, être ami et médecin c’est être des deux côtés de la barrière…Soigner un proche, n’est-ce pas trop dur ?

Je ne l’ai pas fait.

 

Au début non, mais il finit dans votre service…

En tant que médecin, des amis ou des patients me demandent constamment des conseils et des orientations. C’est normal. C’est logique. Conseiller dans des domaines qui ne sont pas les siens, fait même presque partie du métier. Mais un ami console. Il ne dit pas obligatoirement la vérité. Il est là, en compassion totale avec l’autre. Le médecin est également en compassion mais il doit être un peu plus à distance, ce qui est souvent difficile mais qu’il faut faire. Lorsque l’on est ami et médecin en même temps, cette distance ne peut pas être prise.

Si je n’ai pas opéré mon ami, c’est pour pouvoir continuer à avoir des raisonnements logiques. Il avait un cancer de la mandibule, ce qui faisait partie de ma spécialité. Il m’a demandé conseil et je lui ai conseillé un autre chirurgien qui l’a opéré. Mais malheureusement, il a récidivé. Lorsque la maladie a évolué, que les possibilités thérapeutiques sont devenues floues, voire qu’il n’y en avait plus, il est revenu vers moi. Je m’étais toujours intéressé à son évolution mais là il est venu me voir en tant que médecin traitant. A ce moment donné, je n’avais pas envie et je ne pouvais pas dire non. Il était dans une situation telle que je lui ai alors dit de rentrer dans le service pour qu’on réfléchisse ensemble. Le livre est tout ce parcours-là. Cette période où il a oscillé entre me faire le geste de la seringue pour me demander de le tuer puis me dire immédiatement après, on verra bien demain. Cette phrase était le leitmotiv de mon livre.

 

Cela aurait pu en être le titre…

Effectivement et c’était d’ailleurs mon titre de départ. L’éditeur n’en n’a pas voulu. Il avait la crainte qu’on ne comprenne pas le sujet contrairement à “La mort peut attendre”. Mon livre est un message d’espoir et “On verra bien demain” est un message d’espoir… Le livre est une histoire d’amour. Entre ses filles et lui, les deux mois avant sa fin ont été très importants. Il me l’a dit.

 

En déjeunant avec ses filles tous les midis, n’aviez-vous pas le sentiment de de dépasser une limite entre privé et professionnel ?

Je ne leur donnais pas rendez-vous. Mais je déjeunais dans mon coin et elles étaient à côté dans le même café, en face de l’hôpital. C’était un point de rencontre. Une fois qu’elles étaient là, je ne pouvais pas les nier. On parlait. Mais sans doute qu’elles guettaient mon arrivée. C’est vrai que quand on connait les gens, c’est d’autant plus compliqué. Bien que cela arrive aussi avec d’autres patients. Dans les soins un peu longs, on s’attache, on connait la famille. La limite entre l’intime et le métier de médecin est difficile à trouver.

 

Justement, dans le livre vous semblez omniprésent dans le service qu’il soit 22h, minuit… Comment concilier vie personnelle et professionnelle ? Faut-il renoncer à l’un pour avoir l’autre ?

Non, mais je dis dans le livre que l’inconvénient de pratiquer un métier passionnant c’est qu’il est impossible de faire autre chose. J’ai envie de faire plein de choses que je ne peux pas faire parce que mon métier est extraordinaire, parce qu’il m’intéresse et aussi qu’il engendre des devoirs. C’est un peu un sacerdoce. Il faut aimer les gens.

 

Aimer les gens veut aussi dire aimer les siens. On a l’impression que vous vous donnez entièrement à votre métier…

Non, avec de l’organisation j’arrive à concilier. De toute façon, le métier fait partie de la vie. On peut avoir une vie épanouie malgré tout même si c’est difficile. Mais c’est vrai que mes journées sont longues. Il y a effectivement des sacrifices, pas de temps libre. C’est aussi difficile pour l’entourage mais c’est un choix.

Ce qui est difficile, c’est qu’une fois que ma journée était terminée, il était tard, j’allais voir Jean-Michel. Ce n’était pas le médecin qui était dans la pièce, c’était l’ami. C’est ce qui était épuisant. La vision était dure et je ne savais pas comment sortir de cette chambre. Je fuyais. Qu’il s’agisse d’un ami ou d’un patient dans cette situation, c’est extraordinaire, ce sont eux qui ont de la compassion pour nous et qui nous disent de partir. Jean-Michel me disait “on verra bien demain” pour me dire de rentrer.

Vous écrivez dans le livre qu’une semaine après la mort Jean-Michel, vous faites une méningite. Vous étiez allé trop loin ?

Je ne sais pas. J’ai fait une méningite virale. Ça m’a donné l’expérience de la douleur. J’ai compris encore plus que lorsqu’on a mal, plus rien n’a d’importance. On veut être soulagé, quitte à prendre n’importe quel risque. La conclusion à cela est que quand quelqu’un a mal, de toute façon il faut le soulager, quel que soit le risque. Un homme qui a mal peut dire des choses qui sont exactement le contraire de ce qu’il pense une fois soulagé. Si l’on veut entendre sa parole, il faut le soulager. Soulager c’est un soin. C’est pour cela que le débat sur l’euthanasie n’a pas de sens. Il n’y a pas d’arrêt de soin. Le médecin est là pour soigner, faire guérir quand il peut ou soulager. La question de l’euthanasie est une question morbide. Je ne sais pas pourquoi les gens veulent la poser comme ça car ce n’est pas le rôle du médecin.

Je voulais absolument écrire ce livre pour poser ma pierre dans le débat de manière différente. Pour que les gens qui n’ont pas l’habitude comprennent la difficulté du médecin et se mettent en situation, avant d’avoir un avis brutal, qu’il soit d’un côté ou de l’autre. J’ai aussi écrit ce livre pour les étudiants, les autres médecins, les équipes, les infirmiers pour faire une sorte d’enseignement. Ca ne s’enseigne pas, ça. C’est très difficile d’enseigner la psychologie à l’hôpital parce que l’attitude qu’on a avec le patient dépend de ce que l’on est nous-même au départ. Plusieurs styles peuvent être bons selon la nature même de chacun. Ce livre permet de donner une sensibilité.

Mes étudiants et les collègues qui l’ont lu m’ont dit que ça avait changé les lignes. Même moi, à chaque fois que j’en parle et que j’écris, j’avance toujours sur le sujet. C’est une décision très importante, où il y a énormément d’enjeux. Je pense vraiment qu’il ne faut pas légaliser la mort. On ne doit pas d’un point de vue sociétal, donner la possibilité à un homme, d’une manière ou d’une autre, d’en tuer un autre. Il faut soigner les gens. Des fois on les soigne en prenant une bifurcation qui fait que leur vie va s’éteindre doucement. C’est normal, c’est une évolution naturelle de la maladie. Je suis absolument hostile à l’expression suicide assisté.

 

Le Comité nationale consultatif d’éthique (CCNE) qui vient de rendre un rapport, recommande une sédation profonde et continue jusqu’à la mort. N’est-ce pas hypocrite ?

Il ne faut pas être hypocrite. Il faut soulager. Peu importe les mots que l’on emploie, on soigne. Si on légalise la mort, on ne saura plus mettre le curseur. Après on jugera les qualités de vie. Il y aura des gens dont on voudra la mort et qui auraient pu vivre, j’en suis certain.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi-Bonin