Le docteur Anne Dulioust est généraliste à l’hôpital pénitentiaire de la prison de Fresnes. Depuis son arrivée en 2011, elle se bat pour que ses patients en fin de vie puissent mourir dans la dignité, auprès de leurs proches, et non entre les murs d’une prison. Si la loi est de son côté, la réalité du terrain est, elle, beaucoup plus difficile et les demandes de libération se transforment vite en parcours du combattant. Elle raconte son combat dans un livre, Médecin en prison (éditions First).
Egora.fr : Depuis 2011, vous êtes médecin généraliste à l’hôpital pénitentiaire de la prison de Fresnes. Vous dîtes que vous avez pris ce poste par choix. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Anne Dulioust : J’avais déjà eu à prendre en charge des patients détenus et j’avais travaillé comme médecin coordinateur dans une association qui s’appelle Arapège et qui en prend en charge des personnes à leur sortie de prison. J’ai aussi travaillé en infectiologie à l’hôpital Bicêtre. Là, je suivais des patients envoyés déjà par la prison qui étaient atteints de VIH ou d’hépatite C. J’étais en contact avec les médecins et le staff de Fresnes, je savais que ça ne marchait pas très bien, que le service était menacé de fermeture et que de plus en plus de détenus étaient gardés par des forces de police au sein même du service de médecine. Ce que je trouvais anormal. Donc quand le poste s’est libéré je me suis dit que ça allait être un beau challenge.
C’est compliqué de travailler dans ce type de structure quand on a été habitué à un hôpital comme Bicêtre ?
Non, ce n’est pas si compliqué. On a une équipe très motivée. On n’a pas moins de soignants qu’ailleurs, pas moins de moyens. Quand je suis arrivée, il n’y avait pas d’internes, l’ARS ne voulait pas les placer dans un établissement qui était menacé de fermeture. Moi, à mon arrivée j’ai monté le projet de former des internes. Aujourd’hui nous en avons deux qui vivent une expérience particulière, mais où ils apprennent de la médecine générale où ils sont confrontés à de l’infectiologie ou des problèmes cardiovasculaires.
Qu’est-ce qui diffère alors l’hôpital de Fresnes, d’un autre hôpital ?
Nos patients sont plus malades. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas eu accès aux soins avant. C’est une population très précaire qui cumule les risques de morbidité connus : la pauvreté, la malbouffe, l’alcoolisme, le tabagisme. Et finalement, une fois qu’ils sont en détention ils ne sont pas mal pris en charge.
Très vite, vous vous êtes lancée dans un combat pour libérer ces détenus gravement malades ou en fin de vie. Qu’est-ce qui a motivé ce combat ?
Je me suis rendu compte que ces malades-là n’intéressaient plus personne. Leur état est souvent incompatible avec la détention et si on ne s’y intéresse pas, ils meurent. J’ai trouvé que c’était indigne. Ces gens ont parfois de la famille. Je me souviens de l’un mes patients qui, à 68 ans, est arrivé dans mon service en état de forte démence. Personne n’avait fait la démarche de savoir s’il avait de la famille. Il suffisait simplement de regarder son lieu de naissance et de voir s’il y avait des gens qui avaient le même nom dans la région. Moi, ça m’a pris 3 minutes et ça m’a semblé évident de le faire. Mais il y a un manque de volonté de certains médecins ou assistantes sociales.
Vous trouvez qu’il y a une résignation de la part de certains médecins ou acteurs sociaux envers ces patients ?
Pour certains médecins oui, ceux qui sont là depuis longtemps sont surement un peu lassés. Sur les problèmes sociaux, c’est plus compliqué il n’y a peut-être pas assez d’acteurs sociaux pour le nombre de détenus.
Combien de détenus sont en situation de fin de vie ?
Entre 10 et 15 % des hospitalisés ne sont pas en état de ressortir. Pour eux, il faut qu’on les garde et qu’on trouve des solutions. Mais depuis que je suis arrivée, il y a eu peu de décès. On arrive quand même en général à les faire sortir.
Vous en avez quand même vu mourir certains ?
Trois sont morts à l’hôpital. Un, parce que la procureure a demandé une expertise psychiatrique alors qu’il était dans le coma… L’autre parce que la réponse à ma demande de liberté est arrivée trop tard. Le dernier avait demandé à mourir chez nous, parce qu’il n’avait aucune famille.
Vous pensez que trois, c’est déjà trop ?
Celui qui demande à mourir chez nous, moi je ne suis pas contre. J’avais proposé d’ouvrir à Fresnes un lit de soins palliatifs. Ça ne s’est pas fait parce que le service était contre. Mais une personne qui a fait 30 ans de détention et dont les seules relations sont dans l’enceinte de la prison, je ne vois pas pourquoi on l’obligerait à aller passer ses derniers jours ailleurs. Mais il faut vraiment savoir ce que veulent les personnes. En général, ils préfèrent mourir chez eux. Et quand on réussit à faire sortir quelqu’un c’est une grande satisfaction. Je me souviens par exemple d’un patient à qui on a diagnostiqué un cancer du poumon très grave qui atteignait le cœur. C’est quelqu’un qui m’a particulièrement touché. Il m’a raconté sa vie, on a fait ensemble un gros travail sur lui-même. Finalement, on a réussi à contacter son fils, ils ont repris contact et il a été libéré.
Qu’est-ce qu’il faut faire aujourd’hui pour faire sortir de prison un détenu malade ?
C’est difficile. Pour les condamnés c’est paradoxalement plus facile que pour les prévenus. Si c’est une petite peine, si le détenu a fait la moitié de sa peine et qu’il a un domicile, la procédure peut être rapide, avec un certificat au juge. Si c’est une lourde peine, il faut deux expertises somatiques, plus une expertise psychiatrique. Et là, c’est un travail de plusieurs mois, voire d’années. A Fresnes, j’ai un patient qui est hospitalisé depuis 4 ans.
Il y a pourtant la loi Kouchner, qui précise que les détenus doivent finir leurs jours en dehors de la prison. Pourquoi est-elle si compliquée à appliquer ?
Elle a été complexifiée par une série de textes qui se sont ajoutés. Souvent, sous l’effet d’une émotion nationale, les gouvernements successifs ont rendu plus difficile l’obtention d’une suspension de peine ou d’une conditionnelle. Aujourd’hui, il faut trois expertises au total pour faire sortir un détenu malade dont une expertise psychiatrique, qui est souvent très longue à avoir. Et puis c’est très fréquent que les psychiatres remarquent un comportement impulsif et n’excluent pas la récidive. Ça devient donc très compliqué d’avoir une libération. Le problème, c’est que l’avis psychiatrique fait foi même si l’état somatique empêche de lui-même la récidive. Comment voulez-vous qu’un patient qui ne peut pas se lever de son lit récidive, même s’il est psychiatriquement dangereux ? En fait, c’est aussi la médiatisation des récidives qui ont fait que les juges sont un peu timorés. Moi je voudrais que sur notre expertise de médecin, on puisse déclencher plus rapidement une suspension de peine.
Mais que se passe-t-il ensuite, lorsque ces détenus sortent. Où vont-ils ?
Si la fin de vie est très proche, on réussit presque toujours, avec l’accord du juge, à avoir une place en unité de soins palliatifs. C’est plus difficile pour les cas qui présentent une démence par exemple, quand on sait qu’ils vont vivre encore, mais dans un état de dépendance. Il faut trouver une place en structure adaptée et c’est très compliqué. Les structures choisissent qui elles prennent. C’est déjà difficile pour les personnes en liberté, alors pour un détenu…
Mais vous n’êtes pas tentée de garder vos malades en détention, là où au moins vous êtes sûre qu’ils seront parfaitement suivis et traités ?
Pour les personnes étrangères oui, c’est parfois le cas. Sur des maladies graves, on se dit que s’ils restent détenus, au moins on pourra les soigner. Mais s’ils sont à l’extérieur, sans les papiers d’aide médicale d’état ou sans logement, ce sera le parcours du combattant pour eux. Parfois, c’est un véritable état d’âme de se demander que faire : les faire sortir ou les soigner.
Vous en avez appelé aux pouvoirs publics, à Christiane Taubira notamment. Vous pensez que les choses sont sur le point de bouger ?
Je ne sais pas. En tout cas, j’ai eu deux cas très récemment, deux jeunes détenus qui avaient des pathologies très graves. Que j’ai voulu faire libérer. Comme d’habitude, dès le début on m’avait dit que ce ne serait pas possible… Ils ont finalement été libérés très rapidement. Il faut dire que, maintenant, j’appelle moi-même le procureur de la République. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Source :
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Auteur : Aline Brillu