Augustin Cabanès (1862-1928) quitta le chemin tout tracé qui le destinait à la médecine pour emprunter celui de l’histoire qui le passionnait. Il est l’auteur de plus de soixante ouvrages sur les mystères de la médecine. Quelques-uns de ces récits sont republiés dans le livre Comment le roi guérit de sa fistule et autres indiscrétions d’un médecin de l’histoire, aux éditions La Librairie Vuibert. Et c’est un autre médecin passionné d’histoire, le Dr Philippe Charlier, qui nous les présente. Egora vous propose aujourd’hui un extrait de cet ouvrage, consacré à Gambetta.

Gambetta, jeune avocat ayant acquis sa renommée en défendant des opposants au Second Empire, a accédé à un véritable statut de héros en s’échappant de Paris assiégé par les Prussiens dans une montgolfière. Tribun d’exception, il reste une figure majeure des débuts de la Troisième République.

À sa mort, en 1882, tel un roi ou un saint – laïc –, il subit une véritable dispersion post-mortem de ses organes et un culte des reliques. Sont éparpillés non seulement son cerveau (désormais au Musée Orfi la, à Paris) mais aussi ses intestins, ou encore son coeur, échu en héritage à Paul Bert, puis à sa veuve ; l’organe voyagea en France pendant des dizaines d’années, au gré des inaugurations de monuments commémoratifs du grand homme… Ces pérégrinations ont cessé avec son dépôt solennel en 1891 au sein d’un édifi ce consacré dans la maison des Jardies, son domicile de Sèvres (Hauts-de-Seine). Un oeil, extirpé du vivant de Gambett a, s’ajoute à cett e collection anatomique.

Tout commence vers 1867, lorsque le jeune avocat Léon Gambetta subit une énucléation de l’oeil droit. Le motif est traumatique et remarquablement ancien : alors qu’il observait de trop près l’activité d’un coutelier, un outil serait brutalement rentré dans son oeil… près de vingt ans auparavant ! Autant d’années d’errance médicale, d’échecs thérapeutiques et de douleurs chroniques. Après quelques bouffées d’éther, le jeune homme est opéré par le Dr de Wecker, un praticien réputé sur la place parisienne. Celui-ci confie l’organe pathologique à Ivanoff, un microscopiste d’origine russe, dont la collection, à sa mort, sera dispersée à travers l’Allemagne. Aux dernières nouvelles, l’oeil serait à Cahors dans les réserves du musée Henri-Martin…

Philippe Charlier

En est-il qui se souviennent du tapage soulevé jadis par cette indiscrète question, posée dans une de nos plus piquantes revues : qu’est devenu le coeur de Gambetta, que possédait Paul Bert ? À dire vrai, nous n’y avions pas entendu malice.

Voyageant un jour avec un de nos anciens camarades de lycée, M. R…, aujourd’hui percepteur dans le Lot, nous apprenions de lui ce détail ignoré : Paul Bert, venu à Cahors pour inaugurer le monument élevé à la mémoire de Gambetta, avait emporté avec lui le coeur du tribun, conservé, comme une vulgaire pièce anatomique, dans un bocal à esprit-de-vin ! Quand parut la note révélatrice, ce fut une explosion d’indignation, feinte… ou réelle. Mme Paul Bert, interrogée, ne mit aucun embarras à avouer qu’elle avait, en effet, trouvé dans l’héritage de son mari le précieux viscère et qu’elle le conservait avec dévotion. “Pour le mettre à l’abri de tout accident, disait-elle, mon mari, à qui en avait été confiée la garde, fit l’acquisition d’un coffre-fort incombustible. Celui-ci fut placé dans notre appartement, et, dans le coffre-fort, toute seule fut déposée la précieuse relique.” La relique appartenait à la France, ajoutait la digne veuve, elle ne devait pas être exposée à un risque.

Pour une relique, il n’y avait pas à douter que c’en était une. C’est qu’en effet, le dieu disparu, une religion nouvelle naissait de ses cendres. Le moindre débris du grand homme devenait un fétiche, un objet de culte pour les fidèles. L’un avait pris le cerveau ; cet autre, les intestins ; Paul Bert, lui, s’était réservé le coeur. Dès lors, comment expliquer qu’on ait laissé échapper l’oeil de l’apôtre de la revanche, et que cet organe ne se trouve ni dans une collection particulière ni dans aucun de nos musées ? Car l’oeil de Gambetta, nous entendons parler de celui qui fut énucléé en 1867, erre aujourd’hui de par le monde, sans qu’un admirateur ou un ami de l’illustre mort ait songé à le recueillir.

Accident chez un coutelier

C’est toute une histoire, qui ressemble fort à un conte, que “la fausse légende”, comme on l’a parfois désignée, de l’oeil de Gambetta. Nous avons cherché à élucider ce menu point d’histoire, et, si nos recherches n’ont pas abouti à notre gré, nous nous flattons toutefois qu’elles n’ont pas été tout à fait sans agrément ni utilité. La plupart des détails que l’on va lire sont inédits ou peu connus ; ils sont, en tout cas, d’une indiscutable authenticité.

Et d’abord, comment était arrivé l’accident qui avait nécessité l’extraction de l’oeil, dont nous nous sommes proposé de conter l’odyssée ? Gambetta était tout enfant, il avait à peine huit ou neuf ans. Un après-midi qu’il flânait par les rues de Cahors, sa ville natale, l’idée lui vint de s’arrêter devant la boutique d’un des voisins de son père, le coutelier Galtié, pour le regarder travailler. “Galtié était occupé à percer des trous dans des manches de couteaux. Il se servait à cet effet d’une sorte d’archet, formé d’un foret et d’une corde à boyau : la corde, s’enroulant autour du foret, lui donne une forte impulsion et le fait tourner à chaque mouvement du bras. L’enfant, accoudé sur l’établi, considérait avec intérêt le va-et-vient de l’outil, lorsque soudain l’archet se brisa et le fer le vint frapper à l’oeil droit. Le sang jaillit ; on conduisit le blessé chez le pharmacien Rouquette, qui déclara que l’oeil n’était point crevé.

Toutefois, la guérison tardant à se produire, les parents résolurent de faire le voyage de Toulouse pour y consulter un spécialiste. La maladie, méconnue par le praticien toulousain, n’était autre qu’une cataracte traumatique, avec saillie du globe oculaire : l’oeil n’avait pas tardé à grossir démesurément ; il semblait, à certains moments, qu’il allait jaillir de l’orbite. Cet état anormal s’accompagna des douleurs les plus vives, au point que Gambetta en vint à réclamer une intervention chirurgicale qui mît fin à ses souffrances. L’opération s’imposait d’autant plus que l’oeil gauche était menacé d’être atteint à son tour, par sympathie (phénomène bien connu des médecins) ; il y avait donc lieu de ne pas différer plus longtemps l’extraction de l’organe malade pour sauver l’organe encore sain.

Un des camarades d’enfance de Gambetta, le Dr Fieuzal, qui avait reconnu le premier l’urgence de l’opération, s’offrit à conduire son ami chez un oculiste, fort en renom dès cette époque, le baron D. de Wecker. C’était au printemps de 1867. “Un soir, en rentrant pour ma consultation, vers 5 heures, nous a conté M. de Wecker, je vis, se promenant devant moi, deux messieurs. L’un d’eux me dit : “Cher confrère, nous vous avons attendu ici, afin que vous ayez la bonté de nous recevoir tout de suite. Je vous présente un ami pour lequel je désirerais votre avis.” Je fis entrer ces messieurs dans mon cabinet, poursuit M. de Wecker, et, après avoir invité le malade à s’asseoir dans la chambre noire, à côté de la lampe, je demandai à mon confrère de quoi il s’agissait. “Vous le verrez facilement, me répondit-il ; nous vous prions seulement de nous donner franchement votre opinion.”

Ablation par le Dr de Wecker

L’affection était banale, et M. de Wecker n’eut aucune peine à la reconnaître. “La partie antérieure du globe de l’oeil, sillonnée par des vaisseaux dilatés, avait pris un volume tel que les paupières distendues n’arrivaient qu’à peine à recouvrir cet organe difforme.” Gambetta s’était présenté chez le Dr de Wecker un vendredi. L’opération fut décidée, séance tenante, pour le mardi suivant. “La gêne occasionnée par cet oeil difforme et perdu totalement pour la vue avait suffi pour en décider de suite l’ablation, sans enquête préalable, sauf la question sur les circonstances dans lesquelles la blessure de l’organe s’était effectuée.

Le Dr de Wecker avait été frappé de la résolution du jeune homme qui acceptait avec tant de sang-froid une opération à laquelle si peu consentent sans de nombreuses hésitations. Il ignorait qu’il avait devant lui un homme qui devait faire preuve de tant d’énergie morale dans des circonstances qu’on ne saurait oublier.

L’opération avait été décidée pour le mardi à 10 heures du matin.

À l’heure précise, le Dr de Wecker, accompagné de son assistant, le Dr Borel (de Rouen), faisait son entrée dans le modeste logis occupé par Gambetta. Gambetta habitait alors rue Bonaparte, près de Saint-Germain-des-Prés, un tout petit appartement au cinquième, ayant, pour le servir, une très vieille femme, “que je pris (c’est M. de Wecker qui parle) pour une bonne à tout faire, mais que l’on me dit, afin de prévenir un manque d’égards de ma part, être la tante de Gambetta“. Étaient également présents le Dr Fieuzal et quelques amis du jeune avocat. Bien qu’assez répandu dans les cénacles, le nom de Gambetta n’avait pas franchi un certain cercle. N’oublions pas qu’on était au mois de juin 1867, par conséquent cinq mois avant le procès Baudin qui fut, comme on sait, l’origine de la fortune du tribun.

Les présentations faites, les médecins se mettaient à l’oeuvre. Gambetta se coucha résolument et on le soumit aussitôt aux inhalations d’éther. Une minute ne s’était pas écoulée que le malade dormait profondément. “L’opération se passa très simplement et put être exécutée avec la plus grande rapidité, bien qu’il s’agisse de l’ablation d’un oeil en forme de poire, qui avait le double de sa longueur normale” ; le diamètre antéro-postérieur n’avait pas moins de 5 centimètres. La rapidité avec laquelle l’oeil fut enlevé surprit les opérateurs eux-mêmes. “Gambetta avait supporté les premières suffocations, produites par l’anesthésique, sans laisser paraître l’angoisse qu’on ressent au début de l’inhalation.” Trois jours ne s’étaient pas écoulés depuis l’opération que le malade était sur pied.

“Vous verrez ce qu’il sera un jour”

Pendant les premiers temps, on se rendit, comme en pèlerinage, à la chambre du convalescent. “Je ne pouvais comprendre une pareille dévotion, disait à ce propos M. de Wecker, par la raison que j’avais recommandé à mon malade le calme et le silence. Poussé par la curiosité, j’en vins même à adresser cett e question à l’un de ses fidèles compagnons : “Dites-moi donc, je vous prie, ce qu’est votre Gambetta. — Ah ! me répondit-il, vous ne le connaissez pas encore, mais vous verrez ce qu’il sera un jour !”

Cette prophétie hantait l’esprit du Dr de Wecker quand il remit, au mois de septembre suivant, la pièce qu’il avait enlevée à l’un des histologistes les plus habiles de l’époque, le Dr Ivanoff, alors professeur à Kiev. “Voici une pièce à laquelle je tiens beaucoup, lui disait-il ; c’est un oeil qui provient d’un homme appelé, j’en suis sûr, à jouer un rôle des plus importants ; prenez-en, je vous prie, le plus grand soin.

D’année en année, le Dr de Wecker réclamait son oeil, mais en vain : Ivanoff restait sourd à ces appels réitérés. “J’eus beau solliciter d’Ivanoff la description de l’oeil remis ; j’eus beau me mettre en quatre, sous le ministère Ferry, afin d’obtenir pour ce confrère russe l’autorisation d’exercer dans le midi de la France ; rien n’y fit. On ne me donna ni détails, ni la pièce, que j’avais à regret laissée échapper.

Qu’était devenu l’oeil de Gambetta ? En quelles mains était-il tombé ! C’est un mystère qui reste à éclaircir.

Ivanoff, qui avait subi les premières atteintes de la phtisie, était allé demander au climat du Midi le rétablissement de sa santé délabrée. Pendant plusieurs hivers il séjourna à Menton, en compagnie de son ami et élève préféré, le duc Charles-Théodore de Bavière, propre frère de l’impératrice d’Autriche et de la reine de Naples. Dans l’article qu’il avait publié dans la Gazette hebdomadaire, M. de Wecker exprimait l’espoir que la collection d’Ivanoff avait dû échoir au duc Charles de Bavière. “Je suis maintenant autorisé à croire, disait-il, en ayant eu maintes preuves, que notre confrère le duc a pris des leçons de son maître non seulement sur l’ophtalmologie en général, mais encore sur la conservation indéfinie des pièces ophtalmologiques ; et il est bien douteux que l’on entende jamais parler des caractères micrographiques d’un oeil, intéressant aujourd’hui à plus d’un point de vue.

La réponse ne se fit pas attendre. Le duc Charles, peu de temps après l’apparition de l’article où il était si vivement pris à partie, faisait donner aux assertions de l’oculiste français un démenti des plus formels. Il niait avoir en sa possession l’oeil de Gambetta : Ivanoff ne lui avait pas donné de son vivant, ni légué après sa mort, ce “document”, historique autant qu’humain.

Depuis, M. de Wecker a été plusieurs fois l’hôte du duc Charles en son château de Fegernsee, et, ayant été à même de visiter le musée du prince médecin, il a pu se convaincre que la pièce qu’il recherchait n’y figurait pas.

Mais alors où aurait-elle défi nitivement trouvé asile ? “Il est très probable, nous dit le Dr de Wecker, qu’elle se trouve dans la collection de la clinique de Heidelberg, où une grande partie des préparations anatomiques d’Ivanoff ont été remises, mais je n’en suis pas autrement certain.

Un oeil introuvable

Muni de ce renseignement, nous avons écrit au Pr Leber, le successeur du Pr Becker, auquel, pensait M. de Wecker, une part de l’héritage d’Ivanoff serait revenue en partage. Avec un empressement dont nous nous faisons un devoir de le remercier, notre savant confrère nous a répondu qu’à son grand regret il ne pouvait utilement nous renseigner. Selon lui, la collection d’Ivanoff avait bien été un moment entre les mains du duc Charles, mais elle était devenue depuis la propriété du Pr Everbusch, directeur actuel de l’université d’Erlangen. M. Everbusch, consulté par nous, reconnaît bien avoir reçu une partie des collections d’Ivanoff , “mais les pièces sont toutes confondues ensemble, sans aucune espèce de désignation“. En somme, conclut-il, “j’ignore où Ivanoff a laissé ses préparations macroscopiques d’anatomie pathologique et je ne sais en quelles mains elles sont passées“. Nous cache-t-on systématiquement la vérité ? L’énigme restera-t-elle toujours indéchiffrable ? C’est ce que l’avenir décidera sans doute. En tout cas, cette enquête nous éclaire suffisamment sur la discrétion, légèrement astucieuse, de ces excellents Teutons…

Nous terminerons cette relation par ce détail que nous a fait connaître M. de Wecker : en signe de gratitude, Gambetta offrit à l’opérateur un coupe-papier de Barbedienne, ayant pour manche la Vénus de Milo. “C’est, nous dit en terminant l’éminent spécialiste, tout ce que j’ai retiré du grand homme. À mesure qu’il montait, je m’éloignais de lui, ayant en horreur le rôle de solliciteur, dans lequel je serais infailliblement tombé si l’on m’avait su un des intimes du tribun… D’autres ont eu moins de scrupules.

Extrait de Comment le roi guérit de sa fistule – et autres indiscrétions d’un médecin de l’histoire. Textes d’Augustin Cabanès présentés par le Dr Philippe Charlier. Editions La librairie Vuibert.

Source : www.egora.fr

Auteur : Augustin Cabanès