Beaucoup d’idées fausses circulent sur les bénéfices et les risques du dépistage. Une étude récente* montre que le dépistage du cancer du sein, par mammographie annuelle pendant 10 ans, entraînerait un surdiagnostic chez 19 % des femmes. Pour Catherine Hill, épidémiologiste à l’institut Gustave-Roussy, on a hypertrophié les risques de cancer et les bénéfices du dépistage et totalement sous-estimé les surdiagnostics.
 

 

Egora : Depuis quelques années, l’intérêt du dépistage du cancer du sein est régulièrement remis en question. Pourquoi ces polémiques ?

Catherine Hill : Parce que les experts s’opposent sur des bases idéologiques. On assiste à des querelles entre partisans et opposants au dépistage, qui réagissent dès qu’un article contraire à leur thèse est publié. Les données sont interprétées de manière partiale, au point que les synthèses réalisées à partir des mêmes essais randomisés donnent lieu à des conclusions totalement différentes, tant en ce qui concerne le bénéfice du dépistage que le risque de surdiagnostic. Si l’on reprend sept synthèses publiées portant sur les mêmes essais, cinq concluent à une réduction du risque de décès par cancer du sein comprise entre 19 et 21% ; une synthèse, ancienne, trouve une réduction du risque de 25 %, tandis qu’une autre conclut à une réduction du risque de 10 %, mais en ne retenant que trois essais sur onze, ce qui n’est pas très raisonnable. L’opinion majoritaire est que l’invitation au dépistage réduit la mortalité par cancer du sein d’environ 20 %. Mais il est important de préciser aussi l’efficacité du dépistage chez les femmes qui répondent à l’invitation. Le risque de décès par cancer du sein est alors réduit de 28 % environ. Si l’on veut convaincre une femme de se faire dépister, il faut donner ce chiffre, qui correspond au bénéfice qu’elle peut réellement attendre si elle fait ses mammographies. L’âge entre également en ligne de compte. Une synthèse des essais randomisés montre que la réduction de la mortalité par cancer du sein est de 15 % lorsque le dépistage est pratiqué entre 39 et 49 ans, 18 % entre 49 et 59 ans et 32 % entre 59 et 69 ans et 69 et 75 ans.

 

Quel est le risque de surdiagnostic ?

Il est difficile à chiffrer. Les estimations varient dans la littérature de 0 à près de 60 %. C’est aberrant. Cela dépend notamment du moment où l’on se situe par rapport au dépistage. Ce qui est un surdiagnostic avec un suivi de cinq ans ne le sera peut-être pas avec un suivi de dix ans. Pour estimer le surdiagnostic, il faut suivre des groupes dépistés et non dépistés comparables pendant longtemps. De plus, dans l’idéal, il faudrait que toutes les femmes du groupe dépisté aient eu leurs mammographies, et que dans le groupe contrôle il n’y ait jamais eu de dépistage. Or ce n’est jamais le cas dans les essais. Cela a pour effet de diluer les résultats et de mal estimer aussi bien les surdiagnostics que l’efficacité du dépistage.

 

Au total, quelle est la balance bénéfices/risques ?

Le débat est tellement confus que les Anglais ont demandé à quelqu’un qui n’est pas du tout expert de ces questions, le Pr Michael Marmot, spécialiste des inégalités de santé, de réunir des épidémiologistes qui ne soient pas impliqués dans la polémique, pour faire une analyse objective (Lancet 2012). C’est un très bon article. Dans le même temps, Stephen Duffy, qui est plutôt pro dépistage, a fait une série d’articles avec une équipe internationale. Le groupe de Michael Marmot conclut à trois cas de surdiagnostic pour un décès par cancer du sein évité, alors que le groupe de travail européen conclut à un cas de surdiagnostic pour deux décès par cancer du sein évités. Les premiers estiment que le dépistage réduit la mortalité par cancer du sein de 20 %, avec un taux de surdiagnostic de 19 %, tandis que les seconds retiennent une réduction de la mortalité de 38 à 48 % avec un taux de surdiagnostics de 6,5% seulement. Personnellement, je crois que l’on est entre ces deux cas de figure : la réduction du risque de décès par cancer obtenue grâce au dépistage doit se situer aux alentours de 28 %, pour les femmes qui se font réellement dépister, et je pense que le taux de surdiagnostic est inférieur à 10%. Cela correspond à un cas de surdiagnostic pour un décès par cancer du sein évité.

 

Les surdiagnostics occupent donc une place importante ?

Oui. Et il faut tempérer aussi l’efficacité du dépistage en fonction de la fréquence du cancer du sein. Dire que le dépistage diminue le risque de décès par cancer du sein de 20 ou 30 % c’est bien, mais il faut le traduire en risque absolu. Diminuer de 20 % un risque minuscule n’apporte pas un grand bénéfice. La réduction du risque absolu de mourir d’un cancer du sein, en cas de dépistage tous les deux ou trois ans pendant onze ans, est de 47 pour 100 000 chez les femmes de 40 à 49 ans ; il faut donc inviter 2 108 femmes au dépistage pour éviter un décès par cancer du sein, le bénéfice est très faible. Entre 50 et 59 ans, la réduction est de 110 pour 100 000, et il faut inviter 910 femmes au dépistage pour éviter un décès. Entre 60 et 69, il suffit d’en inviter 432.

 

Cela ne conforte-t-il pas les modalités du dépistage tel qu’il est pratiqué en France, chez les femmes de 50 à 75 ans ?

Si, absolument. Mais beaucoup de femmes en France ont des mammographies régulières entre 40 et 49 ans. Selon les données de l’assurance maladie, 36 % des femmes âgées de 40 à 49 ans ont eu une mammographie en 2008-2009. Et seulement 60 % des femmes de 50 à 75 ans ont eu une mammographie de dépistage pendant la même période (dont 45% dans le cadre du dépistage organisé). Donc on dépiste des femmes trop jeunes, pour lesquelles le bénéfice du dépistage est minime et le risque de surdiagnostic augmenté, et on dépiste mal les femmes de 50 à 75 ans qui devraient être dépistées.

 

Remettez-vous en question l’intérêt du dépistage organisé ?

Bien sûr que non. Là au moins, les dépenses servent à quelque chose. Mais il faut établir une hiérarchie. S’acharner à vouloir faire une mammographie de dépistage à une femme qui fume c’est absurde car le risque de cancer du poumon est bien supérieur au risque de cancer du sein chez une fumeuse. Les médecins et le public surestiment beaucoup les bénéfices du dépistage (voir encadré) alors qu’en réalité il réduit de 20 % un risque qui est très faible quand on est jeune. Même à 50 ans le risque n’est pas énorme. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bénéfice, mais le bénéfice est faible et il ne faut pas le surestimer. On a hypertrophié les risques de cancer et les bénéfices du dépistage et totalement sous-estimé les surdiagnostics. On dépense beaucoup d’argent et d’énergie pour le dépistage du cancer du sein et pas du tout assez pour le dépistage du cancer du col de l’utérus. C’est une anomalie fondamentale, car il est beaucoup plus efficace de faire un dépistage du cancer de l’utérus, qui détecte un état précancéreux, qu’un dépistage du cancer du sein. Mais un programme organisé de dépistage du cancer du col de l’utérus est prévu dans le Plan cancer 2014-2019 et devrait être mis en place. Le scandale est que l’on en soit encore là en 2014. C’est un dépistage très efficace, qui aurait dû être mis en place il y a longtemps. Si la couverture du dépistage par frottis était bonne, il n’y aurait plus aucun décès par cancer du col de l’utérus en France. Or 1 400 se sont produits en 2010. Certaines femmes jeunes et aisées ont trop de frottis, tandis que d’autres, notamment de milieu défavorisé, n’en ont pas ou pas assez. Plus de la moitié (52 %) des femmes de 25 à 65 ans ne sont pas dépistées du tout ou ont des frottis trop espacés. Parmi les 48 % restant, 40% ont des frottis trop rapprochés et seulement 8% ont un suivi adéquat.

 

Comment amener au dépistage les femmes qui n’ont jamais de frottis ?

C’est une question de moyens. On pourrait, par exemple, dédommager les femmes les plus pauvres lorsqu’elles viennent se faire dépister. On ne dit pas assez aux jeunes femmes, dans les PMI, d’amener leur mère. Il n’y a pas de réelle volonté.

 

La participation au dépistage du cancer du côlon reste très médiocre (32%). Qu’en pensez-vous ?

Le cancer du côlon est une bonne indication de dépistage parce que l’on recherche des lésions précancéreuses. Le bénéfice n’est pas énorme, de l’ordre de 15 à 18 % de baisse de la mortalité par cancer colorectal, mais il est réel. La participation est vraiment mauvaise, mais ce n’est pas très important. Ce sont vraiment des problèmes de luxe. S’acharner à vouloir faire un dépistage en laissant des gens fumer est une très mauvaise perception des risques parce que le risque de cancer du poumon est beaucoup plus grand que le risque de cancer colorectal chez un fumeur ou une fumeuse. On dépense trop d’énergie là et pas assez ailleurs.

 

A contrario, pourquoi y a-t-il tant de dosage du PSA ?

Parce que les urologues occupent le terrain. Les généralistes suivent et les hommes réclament leur dosage du PSA. Lorsque l’on prescrit un dosage du PSA à un homme de 50 ans qui le demande on n’agit pas pour son bien. Le risque de surdiagnostic est majeur dans ce cas. Les études autopsiques montrent, en effet, que 30 % des hommes de 30 ans et 80 % des hommes de 80 ans ont un cancer de la prostate. Aux États-Unis, le dépistage a créé une épidémie effroyable de cancer de la prostate, responsable d’un pic d’incidence des cancers masculins en 1990. Le cancer de la prostate explique à lui seul 91 % de l’augmentation de l’incidence des cancers chez l’homme entre 1980 et 2005. En France, selon les données de l’Institut de veille sanitaire, le nombre de cas de cancers de la prostate diagnostiqués est passé de 11 000 en 1980 à 71 000 en 2009. Depuis, le nombre de diagnostic a cessé d’augmenter parce que les dosages du PSA ont commencé à diminuer. Au Royaume-Uni, où les dosages du PSA sont plus rares, l’incidence des cancers de la prostate est beaucoup plus faible qu’en France et, malgré l’absence de dépistage, la mortalité par cancer de la prostate a diminué de la même façon.

 

Désinformation

Selon une enquête réalisée dans différents pays européen (Gigerenzer G, et al. J Natl Cancer Inst 2009), la plupart des personnes surestiment d’un facteur 10, voire 100 l’efficacité du dépistage. En France, plus de 40 % des femmes ont déclaré que le dépistage régulier du cancer du sein pendant dix ans permet d’éviter 100 à 200 décès pour 1 000 femmes dépistées. Seules 1,5% ont donné la bonne estimation : un décès évité pour 1 000 femmes dépistées. Plus de 80 % surestimaient l’efficacité du dépistage par un facteur 10, au moins.

Pour le cancer de la prostate, les résultats étaient identiques : plus de 40 % des hommes interrogés en France pensaient qu’un dépistage régulier du cancer de la prostate permet d’éviter 100 à 200 décès pour 1 000 hommes réalisant des dosages réguliers du PSA pendant dix ans, alors que l’estimation correcte est de 0 à 1 décès évité pour 1 000 hommes dépistés. La première source d’information citée par les personnes interrogées en France était le médecin généraliste.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot