En quelques mois, deux médecins du travail et un psychiatre ont été sanctionnés par l’Ordre des médecins. Leur faute ? Avoir délivré des certificats faisant le lien entre une souffrance psychologique et les conditions de travail de ces salariés. Pour les employeurs concernés, c’est une faute déontologique, et ils ont saisi l’Ordre. Ces procédures sont de plus en plus courantes et suscitent une levée de boucliers de la part des médecins du travail qui dénoncent une menace sur leur exercice.
La sanction est tombée début avril, le Dr Jean Rodriguez a reçu un blâme de la chambre disciplinaire du conseil de l’Ordre des médecins de la région Paca. Une sanction qui lui reste en travers de la gorge. “C’est aberrant, clame-t-il.On me reproche d’avoir fait un certificat qui est indispensable pour la Caisse d’Assurance maladie, mais interdit par l’Ordre des médecins.”
“Une rupture totale du secret médical”
L’affaire remonte à 2011. Psychiatre au Centre hospitalier de Montfavet (Vaucluse), le Dr Rodriguez, qui anime des consultations de groupe sur le stress au travail, reçoit une patiente envoyée par son médecin généraliste pour un stress post-traumatique. “Comme au bout de trois mois, son état ne s’est pas amélioré, j’ai demandé à son médecin traitant de la déclarer en accident de travail. Pour cela, je lui ai fourni un certificat qui faisait le lien entre son état et ses conditions de travail. C’est la base. Quand il y a stress post-traumatique, il y a forcément eu un traumatisme avant.”
Cette salariée, employée par Zôdio (groupe Mulliez, propriétaire notamment des magasins Auchan), est finalement déclarée inapte par son médecin du travail, puis licenciée. Elle se tourne alors vers les prud’hommes où elle présente le certificat rédigé par le Dr Rodriguez. Quelques temps plus tard, le psychiatre apprend que l’entreprise a saisi le Conseil de l’Ordre, et qu’il est convoqué pour une conciliation. “On se retrouve face à des avocats, et on parle d’un patient. C’est une rupture totale du secret médical.” Le praticien refuse de revenir sur son certificat l’affaire est donc jugée par la chambre disciplinaire qui a décidé de lui infliger un blâme pour avoir rédigé ce lien causal entre le travail de sa patiente, et sa dépression. “Cette décision ne s’appuie sur aucun texte légal, s’insurge le médecin. Il n’y a rien dans le code de déontologie. Tout dans cette procédure est illégal.”
Du côté du conseil de l’Ordre, pourtant, on valide la décision de la chambre disciplinaire. “Si un médecin du travail affirme que le salarié est victime de harcèlement par exemple, il doit être en mesure de le constater. Or, il n’est pas témoin direct, il ne peut rien affirmer. Il ne peut que rapporter le ressenti de son patient, constater un état dépressif. Mais en aucun cas, il ne peut affirmer que cet état est lié aux conditions de travail. Et c’est toute la difficulté de la mission du médecin du travail”, rappelle le Dr André Deseur, vice-président du conseil national de l’Ordre des médecins. Pour l’Ordre, les règles des médecins du travail sont les mêmes que pour tous les praticiens, ils ne peuvent prendre parti. Et ces sanctions sont dues surtout à des “maladresses de rédaction”, de la part des praticiens.
Trois médecins ont déjà été sanctionnés
Une réponse qui ne satisfait pas les médecins du travail dont le métier est justement de “pointer des pratiques managériales dangereuses pour la santé des salariés”, souligne le Syndicat national des professionnels de santé au travail. Le SNPST s’inquiète de ces plaintes d’employeurs contre des médecins du travail un peu trop zélés à leur goût. Ces deux dernières années, une dizaine de cas similaires ont été portés devant les conseils ordinaux, et trois médecins ont déjà été sanctionnés.
Le Dr Dominique Huez est l’un d’eux. En janvier dernier, ce médecin du travail a reçu un avertissement pour avoir rédigé un certificat attestant la “maltraitance professionnelle” d’un salarié de la centrale nucléaire de Chinon. L’employeur de ce dernier avait saisi le conseil de l’Ordre. Il pointe l’hypocrisie de la justification de l’Ordre. “Dans les faits, il n’y a aucun événement lié au travail qui n’engage pas l’employeur.”
Le médecin, par ailleurs délégué CGT, reproche au Conseil de l’Ordre de prendre en compte les plaintes d’employeurs, alors qu’il ne devrait instruire que celles venant de confrères ou de patients. Il s’inquiète également de la multiplication de ces procédures. D’après lui, les employeurs ont bien compris qu’ils pouvaient faire jouer la déontologie professionnelle pour faire taire certains médecins. Et ils n’hésitent pas à l’utiliser. “On laisse le patronat expérimenter une brèche juridique au risque de créer une menace déontologique. Et quand le médecin doit s’expliquer devant un employeur sans son patient il y a un problème. Le risque, c’est de voir des médecins qui vont renoncer à écrire leur diagnostic.”
“C’est connu, l’Ordre est réactionnaire”
Les médecins du travail sont donc entrés en guerre contre leur Ordre. Car, selon eux, ses positions représentent un obstacle à la reconnaissance des troubles psycho-sociaux comme maladie professionnelle. En France, 3,2 millions de salariés souffriraient d’épuisement professionnel et le Ministère du Travail a déjà mis en place un groupe de travail sur le sujet. “Les psychopathologies sont considérées comme des nouveautés sociales et en matière de nouveautés sociales, l’Ordre a toujours bloqué, s’indigne Dominique Huez. Cela a été le cas pour la contraception ou l’avortement. C’est connu, l’Ordre est réactionnaire.”
De son côté, l’Ordre se défend de vouloir mettre des bâtons dans les roues des praticiens. “Ce n’est pas un obstacle, c’est une difficulté. Mais les règles sont là pour protéger tout le monde. Et en matière de harcèlement, les choses sont toujours difficiles”, précise le vice-président de l’Ordre, qui rappelle que si le médecin constate que plusieurs salariés se plaignent de leurs conditions de travail, il peut demander à l’inspection du travail de diligenter une enquête.
Les deux médecins ont tous les deux décidé de faire appel de leurs sanctions. Et assurent qu’ils iront jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme s’il le faut. Ils sont largement soutenus par leurs confrères. Une pétition, mise en ligne il y a un an, enregistre déjà plus de 10 000 signatures.
Source :
www.egora.fr
Auteur : Aline Brillu