Aujourd’hui, près d’un médecin sur cinq à la retraite continue d’exercer après 65 ans. En 2018, ils seront 40%. Compensation financière, aménagement de son temps de travail, problèmes de démographie médicale, les raisons sont multiples mais finalement, même si tous ne le reconnaissent pas tout de suite, ce qui prime c’est l’amour du métier.
"Il faut qu’on fasse quelque chose, on ne va pas vous laisser comme ça, allez, passez ce soir." Le temps de noter le rendez-vous et le téléphone se remet à sonner. A 70 ans, le Dr François Lanier, installé à Meudon depuis 43 ans dans ce même cabinet, a choisi de continuer à exercer tout en touchant sa retraite. "J’ai vu arriver ma retraite avec bonheur, explique le généraliste. Non pas pour travailler moins mais pour enfin commencer à gagner ma vie correctement."
Installé en secteur 2, pour faire une "médecine lente et pas une médecine de tiroir-caisse", il travaillait cinq jours à son cabinet, avait une consultation une demi-journée par semaine à l’hôpital Antoine-Béclère à Paris et consacrait une autre demi-journée à enseigner à la faculté. Malgré cet agenda bien rempli, le Dr Lanier a été endetté toute sa vie et vient juste de rembourser ses dernières échéances. "On n’est pas des nantis! Moi je ne prenais que trois semaines de vacances par an, je ne suis allé aux sports d’hiver que trois fois dans ma vie. J’ai tiré la langue toute ma vie!"

Un choix plus qu’une nécessité ?

Le cumul emploi-retraite, créé en 2003, connaît un succès croissant. Depuis 2009 notamment, et le déplafonnement des revenus, le nombre de médecins qui bénéficient de ce dispositif a plus que doublé et concerne aujourd’hui près de 11 000 médecins, dont 43% de généralistes, selon les chiffres du CNOM (Conseil national de l’Ordre des médecins). "Ce dispositif permet de compenser la stagnation des retraites, commente le Dr Jean-François Thébaut, membre du collège de la HAS (Haute Autorité de Santé). Il permet un atterrissage en douceur afin que le changement de niveau de vie ne soit pas trop brutal."
Mais la raison pécuniaire n’explique pas tout. En effet, selon la CARMF, les médecins en cumul emploi/retraite perçoivent dans 77 % des cas une retraite supérieure à la moyenne des autres médecins retraités. "C’est donc davantage par choix que par nécessité que les retraités choisissent le cumul" conclut la caisse de retraite des médecins. Le Dr Thébaut cite…
ainsi le lien avec les patients comme l’une des raisons expliquant ce choix. "Il y a une très forte empathie envers la patientèle, les médecins y sont très attachés, ils font partie de la famille, et il est très difficile de quitter tout cela, surtout en fin de carrière. Il y a une pression très forte des patients qui les poussent à rester."

"Partir sera un crève-coeur"

Et le Dr Lanier le reconnaît finalement. Bien qu’il ne conseillerait jamais à un jeune de devenir généraliste en ville, il a aimé exercer ce métier. "Je suis payé par l’estime de mes patients. La moitié d’entre eux a plus de 60 ans, je soigne la 3e génération! Et c’est vrai que j’ai un mal fou à les quitter, ce sera un véritable crève-coeur. Ce sera raisonnable d’arrêter mais je n’arrive pas à imaginer la fin." Il se laisse encore un an ou deux, le temps de se préparer. Et pour l’après, il a déjà plein de projets en tête : écrire des portraits ou des nouvelles de toutes ces personnes"exceptionnelles" qu’il a rencontrées tout au long de sa carrière. Et puis il va continuer de visiter les 112 plus beaux villages de France, avec sa femme, qui ne demande qu’à passer plus de temps avec lui.
"Mon seul regret sera de ne pas trouver de remplaçant, dit-il déçu. J’ai proposé à plusieurs jeunes de leur céder ma patientèle mais ils n’en veulent pas, même gratuitement. Plus aucun jeune ne veut venir faire notre travail, c’est le syndrome des 35 heures." Ses derniers espoirs résident dans la création d’une maison médicale à Meudon, seul moyen selon lui d’attirer les nouvelles générations.

Attente sociale très forte

En pleine transition démographique, et en attendant de constater les effets de la hausse du numerus clausus, le cumul emploi-retraite permet ainsi d’atténuer le choc qui se serait produit sinon. "Avec ce discours de dramatisation quant au renouvellement, il n’y a pas de pression à laisser sa place en médecine, commente Géraldine Bloy, sociologue, maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre du Laboratoire d’Economie de Dijon (LEDI-UMR CNRS 6307). Au contraire, il y a une attente sociale très forte, un intérêt général à continuer. Ils se sentent utiles d’être encore en activité."
Ainsi, le Dr Jean-Philippe Adam, jeune retraité depuis quelques mois, installé depuis 37 ans aux Andelys, dans l’Eure, un département où la démographie médicale est particulièrement faible (102 généralistes pour 100 000 habitants dans l’Eure), a lui aussi…
choisi de continuer à exercer sans hésitation. "Je n’ai pas trouvé de remplaçant, explique-t-il, et j’étais très embêté par rapport à mes patients. Je ne le sentais pas de leur dire que je m’en allais. Heureusement qu’il y a le cumul, pour permettre à la CARMF de passer ce cap."
S’il ne s’est pas arrêté, c’est aussi pour ne pas vieillir trop vite. "Tous les gens autour de moi qui ont pris leur retraite ont Alzheimer. Moi, je me sens encore rock’n’roll. Et de toute façon je m’ennuie quand je ne travaille pas. On a été formatés comme ça. Quand j’ai commencé, je faisais 15 visites par jour à domicile, je parcourais 100 kilomètres. Mais aujourd’hui, l’exercice est beaucoup plus facile, j’ai une patientèle qui me correspond, avec laquelle j’ai créé une relation de confiance. Dans les petites villes comme ici, le médecin est encore respecté, il fait presque partie de la famille." Bien qu’il assure avoir levé le pied, le Dr Adam continue de recevoir ses patients du lundi au vendredi, il préside l’association de formation continue de la région et vient d’être élu 2e adjoint au maire. Mais il trouve encore le temps de s’occuper de sa femme et de son jardin.
Pour la sociologue Géraldine Bloy, le cumul emploi/retraite est une tendance qui s’inscrit dans un mouvement de société plus général, promu par les pouvoirs publics et les institutions sous le terme de"vieillissement actif". "Il y a une remise en cause du découpage ternaire du cycle de la vie : formation, activité, repos. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de confusion entre ces trois phases. Il y a une aspiration dans certaines professions qualifiées et valorisantes, telles que la médecine, à se sentir utile, à rester dynamique longtemps, avec l’apparition d’un nouveau modèle de senior actif, dans le coup, rendu possible par de meilleures conditions de vie et de travail."

A 92 ans, il continue d’exercer

Le Dr Christian Chenay est le symbole par excellence du senior hyperactif. Cheveux blancs et dos voûté, à bientôt 93 ans, il est le doyen des généralistes en France. Bien trop affairé à organiser le cinquième déménagement de sa carrière, il reste vague lorsqu’on lui demande quand il envisage de raccrocher. "Je n’ai pas de raisons de lâcher. Je n’ai pas de problèmes de mémoire ou de vision. Je suis en pleine forme."
Né à Angers en 1921, ce fils d’immigrés irlandais a d’abord été soudeur sur les chantiers de construction navale, afin de mettre de l’argent de côté…
pour payer ses études. Il devient médecin par hasard. "Faire médecine, c’était le seul moyen de faire des études supérieures tout en travaillant", avance-t-il. Il s’installe définitivement à Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne, en 1951, et continue d’y exercer aujourd’hui quatre matinées et deux après-midi par semaine, avec son fils, âgé d’une soixantaine d’années. Il consacre également une après-midi par semaine à une maison de retraite du coin où la plupart des résidents sont plus jeunes que lui. "Lorsque l’on perd son activité, on sombre très vite."
"Comment voulez-vous qu’un jeune ait envie de me remplacer?"
Lui n’entend pas sombrer, justement. Pourtant, il a failli tout lâcher à la mort de sa première femme, en 2002, agressée à l’arme blanche à son cabinet. "J’ai préféré reprendre, lâche-t-il avec un sourire, même si beaucoup auraient préféré que j’arrête. Ici, on est très mal vu par la Sécu. Forcément, j’ai une quinzaine de patients atteints du sida, trois tuberculoses évolutives, des leucémies. Je vois des pathologies que je n’avais jamais vues avant, c’est passionnant, mais ça coûte extrêmement cher." Il ne travaille qu’au tiers-payant et reçoit beaucoup de patients en CMU."J’ai 10 à 15% de consultations impayées. L’an dernier, je n’ai touché que 1400 euros en liquidités. Comment voulez-vous qu’un jeune ait envie de me remplacer?"
Alors, il n’hésite pas à se former aux nouvelles technologies, va sur Internet et prend des cours d’informatique pour rester à la page. Il vient même de débuter une seconde vie en se mariant, il y a trois ans, avec Marie-Suzanne, une Vietnamienne de 19 ans sa cadette. "Je ne pensais pas que cela pouvait encore arriver, avoue-t-il, je suis très heureux." Le médecin chouchou de Chevilly-Larue n’est donc pas près de s’arrêter. "C’est qu’on finit par y prendre à goût!"

Source : www.egora.fr
Auteur : Concepcion Alvarez