Dans une étude originale menée dans le cadre d’une thèse sur le tiers-payant, le Dr. Bernard Legrand et Thomas Rémy ont mis en évidence sur la clientèle du cabinet de groupe de Tourcoing, les très importants retards de paiement des actes en AME. “Plus l’Etat avance sa garantie, plus il est mauvais dans sa capacité à payer”, accuse le généraliste, pointant la “discrimination” dont les actes en AME sont victimes, alors que ce sont les médecins qu’on accuse de refus de soins.
 

 

Egora : Pourquoi faire une étude sur l’AME, l’aide médicale d’état réservée aux étrangers sans papiers ?

Dr. Bernard Legrand : Cette étude émane d’une thèse sur le tiers-payant pour laquelle nous avons isolé toutes les factures émises par l’assurance maladie sur notre cabinet de groupe. Soit 65 169 factures payées entre janvier 2009 et décembre 2013, concernant nos quatre médecins, soit deux équivalent temps plein temps. Et c’est en faisant ce travail que nous avons trouvé quelque chose que nous ne cherchions pas forcément au départ, une discrimination touchant les factures des patients en AME. Les calculs ont été effectués par le médecin DIM de Lille, ce qui nous assure de leur fiabilité.

 

Que dit cette étude statistique ?

Les feuilles de soins AME sont reconnaissables par leur numéro, qui ne commence ni par 1 (homme), ni par 2 (femme). Lorsqu’on isole ces feuilles de paiement, on se rend compte que la probabilité d’être payé est significativement plus faible. Le hazard ratio est de 0,5 ce qui signifie qu’en gros, pour chaque jour qui passe à partir de la date d’émission, vous avez deux fois plus de chance d’être payé d’une facture qui n’est pas en AME que d’une facture en AME. Le résultat, c’est que moins de 50 % des factures AME sont payées au-delà du 30ème jour. Le délai moyen de paiement atteint 47 jours contre 10 jours dans les autres cas, et le délai médian atteint 28 jours contre 5.

 

Vous ne vous doutiez pas de ce résultat ?

Pas du tout. Il est apparu par hasard dans l’étude. Le bruit courait dans la communauté médicale qu’on était moins bien payé ou pas payé de nos factures en AME, mais cela n’avait jamais été démontré, cela restait de l’ordre du ressenti. Or, il y a clairement retard de paiement, de manière importante.

 

Vous avez une explication à cela ?

Oui, le circuit de l’AME diffère du circuit classique. Il est assuré par l’Etat, or la garantie de l’Etat met plus de temps à se mettre en place, ce qui aboutit à créer une plus grande distorsion.

 

Et de ce fait, la ligne budgétaire AME est votée tous les ans par la représentation nationale, dans le cadre du budget du ministère de la Santé. De-là à suspecter l’Etat de ralentir les remboursements pour rester dans l’enveloppe…

C’est tout à fait cela. Dès que l’Etat s’immisce dans la gestion de l’AME, des pratiques discriminatoires se mettent en place. Cela se voit : l’Etat n’est pas en état d’appliquer l’AME. Et ce qui est désolant, c’est que l’on confonde l’AME (210 000 détenteurs. Ndlr) et la CMU (près de 5 millions. Ndlr), les gens ne comprennent pas la différence alors que cela n’a rien à voir. Pourtant, je note que les défauts de l’AME finissent pas impacter l’image de la CMU, alors qu’il est démontré par notre étude, que ces actes suivent exactement la même logique que ceux de n’importe quel assuré du régime général. Il n’y a pas de différence. Mais il l y a une distorsion parmi les professionnels de santé, sur la capacité à être payés de ces actes-là. Aujourd’hui, l’Etat offre sa générosité aux personnes en AME, mais elle l’offre à bon compte puisqu’elle est forcée au niveau des médecins. Avant l’AME, nous faisions des actes gratuits malgré leur poids, mais en toute liberté. Aujourd’hui, l’AME devient un droit opposable par le patient, mais certainement pas par l’Etat. Voilà ce qui a changé. Ce qui serait vraiment intéressant de voir, maintenant, c’est l’importance des factures qui n’ont pas été payées du tout. Notre étude porte sur les factures émises par l’assurance maladie. Mais à constater qu’il y a une telle différence de traitement, cela nous amène à nous demander s’il n’y en a pas quelques- unes qui partent à la benne. Mais il faudrait une autre base de données.

 

Dans le contexte de généralisation du tiers-payant et de la protection complémentaire, à quelles réflexions cette étude vous conduit-elle ?

A penser que lorsque l’Etat se mêle de garantir un tiers-payant, il est moins capable de le faire que dans un cas où il ne le garantit pas. Plus il avance sa garantie et plus il est mauvais dans sa capacité à payer. Je redoute que demain, nous nous orientions vers une généralisation du tiers-payant avec une pseudo garantie de l’Etat, qui n’existe que sur le papier, mais qui n’est pas réelle.

 

Vous ne faites pas confiance aux organismes de protection complémentaire, mutuelles ou assurances privées pour la gestion du système ?

L’étude démontre que c’est le traitement de la facture qui est discriminatoire alors qu’on attaque le médecin en l’accusant de refus de soins. On voit bien qu’à la base, c’est l’organisme qui pratique de la discrimination, il n’y a aucun doute sur la question.

 

Vous avez beaucoup d’AME dans votre clientèle ?

Oui, beaucoup. Je pratique beaucoup de tiers-payant social. J’exerce près de Tourcoing, dans une des zones les plus dangereuses de France où 80 % des gens sont au chômage. J’ai 70 % de gens en CMU, le reste est en ALD ou en AME. Je pratique le tiers-payant au quotidien, car il est nécessaire.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Catherine Le Borgne