Du fait de l’accroissement du numerus clausus et de l’arrivée en France des médecins à diplôme étranger auxquels vont s’ajouter, de plus en plus nombreux, les médecins français formés dans l’espace européen, notre pays ne devrait pas craindre le péril démographique au-delà de 2020. Pourtant, c’est pour pallier la pénurie redoutée que les transferts de tâches, les nouvelles missions des professions de santé ou la création de nouveaux métiers vont se mettre en place en rognant parallèlement le champ d’activité médical. Président du Conseil national de l’Ordre des médecins, le Dr. Patrick Bouet s’inquiète des conséquences de cette situation.

 

Le Conseil national de l’Ordre des médecins est le grand spécialiste de la démographie médicale. Quelle est la situation en France aujourd’hui ?

Dr. Patrick Bouet : Nous avons une analyse plutôt tranchée. Nous avons constaté et dit à plusieurs reprises qu’aujourd’hui, le nombre de médecins sur notre territoire n’a jamais été aussi important. Ce nombre tient compte de deux réalités : d’une part, l’augmentation du numerus clausus qui va faire en sorte que nous aurons lors des dix prochaines années, une moindre régression des effectifs. Et d’autre part, l’augmentation sur notre territoire du nombre de jeunes médecins français ayant été formés en Europe et de médecins à diplômes étrangers. Se posera donc la question du nombre de médecins global effectif sur notre territoire.

 

Combien de temps devrait néanmoins durer la phase difficile ?

Jusqu’en 2020. C’est le temps nécessaire pour que l’augmentation du numerus clausus se traduise par l’émergence de médecins diplômés. Durant cette période, la déperdition liée à la pyramide d’âge restera relativement importante. Mais vers les années 2020 un effet ciseau devrait commencer à se mettre en place dès lors que les médecins des tranches de numerus clausus de 7 500 étudiants, auxquelles s’ajouteront les inscriptions de jeunes Français formés en Europe ou de médecins à diplômes étrangers arriveront sur le territoire de la distribution des soins.

 

Les effectifs des médecins à diplômes étrangers et des médecins Français formés à l’étranger ont-ils été pris en compte pour établir les projections sur lesquelles se basent les politiques démographiques mises en place jusqu’ici ?

Ils le sont dans les statistiques de l’Ordre. Mais nous avons très clairement posé la question aux ministères compétents de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de la Santé s’agissant des statistiques sur lesquelles ils se basent. Notamment en ce qui concerne les effectifs des jeunes Français qui vont faire leurs études ailleurs en Europe, Roumanie, Espagne ou Belgique, et vont pouvoir venir passer l’examen classant national en France, y terminer leurs études de médecine et donc augmenter la cohorte des professionnels qui seront formés. Or, nous ne sommes pas convaincus que cette prise en compte ait été réellement faite par le passé ou même actuellement, puisque cela n’avait pas du tout été anticipé.

 

Combien sont-ils ?

Aujourd’hui, il y a un peu moins d’un quart des médecins qui, chaque année, s’inscrivent avec un diplôme d’origine européenne ou extra-européenne. Mais les jeunes Français formés en Roumanie vont désormais s’y ajouter. Ils ne sont pas très nombreux pour l’instant, 50 à 70 cette année, pour la première cohorte qui va passer l’examen classant national. Mais nous savons qu’ils seront le double l’année prochaine, encore plus nombreux l’année suivante, et que l’on arrivera certainement aux alentours de 200 étudiants formés par an. Et puis surtout, d’autres universités roumaines comme Bucarest par exemple ou des universités de pays limitrophes comme en Croatie notamment vont proposer des cursus pour les étudiants français. Et donc le nombre de jeunes Français qui va pouvoir se former ailleurs en Europe durant les deux premiers cycles va augmenter sachant qu’il y a pratiquement 60 000 jeunes Français désireux de passer chaque année le concours d’entrée au niveau de la PACES, et qu’il n’y a que 7 400 élus. Potentiellement, 50 000 jeunes Français très motivés pour faire médecine, pourraient y accéder en passant par un Etat membre de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen.

 

Sachant que par le biais des transferts de tâches, de l’organisation pluriprofessionnelle de l’offre de soins, de la création de nouveaux métiers intermédiaires, de la télémédecine, etc. la stratégie nationale de santé se donne la mission de pallier la future pénurie médicale en s’appuyant sur d’autres professions de santé, ne risque-t-elle pas d’aboutir à la réduction drastique du champ d’activité médicale, alors qu’il n’y aura pas de besoins réels puisque les médecins seront suffisamment nombreux ?

Nous avons très clairement dit qu’il fallait cesser de nous agiter la démographie devant les yeux pour justifier les transferts de tâches et de compétences. L’Ordre des médecins pouvait tout à fait dans le cadre de la coopération entre professionnels, de la coordination des soins trouver les espaces dans lesquels les métiers des professionnels de santé peuvent se compléter ou non. Mais il faut arrêter de vouloir transférer des tâches de médecins vers d’autres acteurs de santé, dans la mesure où ce problème démographique est en train de connaître un tournant majeur.

Il faudrait que nous anticipions tous ensemble ce tournant, de manière à ne pas avoir dans quelques années, un nombre de médecins important, dont le contenu de métier aura été particulièrement remanié par les initiatives d’aujourd’hui. L’Ordre martèle ce discours depuis quelques mois et nous voyons avec satisfaction, un certain nombre d’acteurs commencer à effectivement, s’interroger sur ces projections démographiques assez univoques. Et sur la portée d’un transfert de tâches ou de compétences qui ne trouve pas aujourd’hui sa justification dans la démographie.

 

Faut-il y voir des motivations économiques ?

Il y a probablement d’autres motivations, sur lesquelles les professionnels doivent discuter avec les décideurs et les structures représentatives, mais en tout cas la problématique de la démographie ne doit pas occulter celle de la distribution et l’organisation des soins sur le territoire.

 

Quelles pourraient être les solutions envisagées pour réguler cette mauvaise adaptation ou désorganisation du numerus clausus ?

Nous avons acquis la conviction que le numerus clausus en tant que tel nécessitait une réflexion profonde. Lorsqu’on a 60 000 jeunes qui souhaitent accéder à une profession de santé par le biais du PACES, et quand on voit que toutes professions confondues, il n’y en aura que 10 000, et qu’en conséquence 50 000 d’entre eux pourraient être tentés d’aller se former ailleurs, il est certain que cela pose un certain nombre de questions. Nous ne sommes pas aujourd’hui défenseurs de la disparition du numerus clausus, mais nous ne voudrions pas que par manque d’anticipation, on nous annonce ces prochaines années, une diminution du numerus clausus à 5 000 ou 4 500, parce que la démographie médicale redeviendrait positive grâce à l’apport des Français qui vont se former ailleurs en Europe ou aux médecins à diplômes étrangers qui s’installent chez nous. Ce serait tout de même un paradoxe de considérer que le nombre de jeunes Français formés dans nos universités devrait à nouveau diminuer du fait de ces 30 % de médecins qui sont passés par certains pays d’Europe ou viennent de l’étranger ! Nous avons déjà vécu à plusieurs reprises par le passé, ce genre d’effet-balance…

 

Donc, solution à côté de la plaque que d’interdire la liberté d’installation dans une France qui va renouer avec l’aisance démographique ?

Il faut se méfier des solutions qui peuvent apparaître simplistes. Il y a certainement une réflexion de fond à mener sur l’organisation territoriale de la distribution des soins, les compétences et la coopération entre professionnels, les besoins réels de la population. Elle doit être différente d’une vision une peu manichéenne, centro-nationale, basée sur une analyse des grands nombres qui est aujourd’hui en train de se différencier de ce que l’on pouvait penser il y a une dizaine d’années.

 

La solution serait-elle européenne ?

L’Union européenne permet la libre circulation des étudiants, des patients et des professionnels. Mais il serait bon que soient harmonisées les conditions dans lesquelles un étudiant accède aux études de médecine. Entre les pays qui ont un numerus clausus et ceux qui n’en ont pas, entre ceux qui ont des filières sélectives et peuvent accueillir des médecins étrangers et ceux où l’on ne passe même pas de concours, la tentation d’organiser des filières pour les étudiants français qui échoueraient au concours peut être grande. On ne peut pas reprocher à des pays qui ont des traditions universitaires différentes des nôtres, de s’ouvrir à des étudiants d’autres pays dans le cadre de la libre circulation. Il faudrait mener un travail d’harmonisation des conditions dans lesquelles, sur l’ensemble de l’Union européenne, les étudiants peuvent accéder aux études de médecine et surtout donner à l’Université française tous les moyens pour répondre à ses missions.

 

Les ministères de la Santé, et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche y sont-ils prêts ?

C’est une question qu’il faudrait poser à Mesdames Touraine et Fioraso.