Vingt et une éminentes personnalités du monde médical viennent de signer une tribune pour demander que le baclofène soit rapidement accessible pour ceux qui en ont besoin. Ce sont des experts d’horizons variés tels que le Pr Jacques-Louis Binet, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie nationale de médecine, le Pr François Chast (pharmacologie, hôpital de l’hôtel-Dieu, Paris), le Pr Bernard Debré (député, urologue), ou encore le Pr Didier Sicard (président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique), qui ont signé ce manifeste au titre sans ambiguïté “Alcoolisme, et pendant ce temps, les malades peuvent mourir”. Le Pr Bernard Granger, chef de l’unité de psychiatrie de l’hôpital Tarnier et lui aussi cosignataire de ce texte, explique les raisons de cet engagement pour accélérer une procédure jugée trop lente.

 



Egora : Pourquoi cette tribune, alors que le baclofène devrait bientôt être autorisé pour le traitement de la dépendance alcoolique, sous la forme d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) ?

Pr Bernard Granger : Depuis que le Pr Maraninchi a annoncé officiellement la mise en place d’une RTU pour le baclofène, en juin 2013, cette mesure n’a cessé d’être repoussée. On l’avait annoncée pour l’automne 2013, fin 2013, début 2014… Enfin on nous dit que ce sera pour le premier semestre 2014. Cette inertie est injustifiable, alors que l’efficacité du baclofène est évidente, spectaculaire. Disposer d’un médicament qui permet de soigner plus de 50 % des patients dépendants de l’alcool, c’est appréciable quand on connait les taux d’échecs des traitements conventionnels. En juin dernier, le Pr Maraninchi avait très bien situé les enjeux du baclofène, son intérêt pour les patients. Mais la lourdeur bureaucratique freine la mise en place de la RTU.

 

Où se situent ces inerties ?

Un des facteurs limitant, actuellement, semble être la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Celle-ci a été sollicitée parce que le suivi de la RTU prévoit la constitution d’un fichier informatique anonyme rassemblant les données des patients traités. C’est la première RTU à être mise en place, donc on peut comprendre que le processus soit un peu long. Mais la Cnil avait dit qu’elle rendrait son avis en janvier 2014, puis en février. Maintenant il est question du 13 mars… Les conflits d’intérêt ont aussi probablement joué un rôle dans le retard avec lequel le baclofène a été reconnu. Les laboratoires qui développent des médicaments dans cette indication ont tout intérêt à ce que l’on attende le plus longtemps possible. Cette histoire très atypique nous montre comment une molécule qui n’est pas soutenue par un laboratoire a fait son chemin, grâce aux associations de patients, aux médecins prescripteurs, à internet, aux médias. Nous sommes aux antipodes d’un développement traditionnel, ce qui désarçonne beaucoup de monde dans les sphères universitaire et règlementaire.

 

Mais il est difficile d’autoriser un médicament sans études randomisées qui précisent son efficacité et surtout ses risques.

En 2002, puis 2007, Addolorato G et coll. ont publié deux études en double aveugle contre placebo à la dose de 30 mg, sur un petit nombre de patients et sur une courte durée. Même à cette faible dose, ces essais indiquaient une efficacité, ce qui se comprend car certains patients répondent à des posologies faibles. Deux séries publiées en 2012 avec un suivi à long terme (un et deux ans) et à fortes posologies (jusqu’à 300 mg, voire plus chez certains patients) montrent des résultats indéniables d’efficacité. Les études en double aveugle du baclofène à fortes doses contre placebo sont nécessaires et sont en cours. Elles visent à confirmer cet effet, qui est évident, comme chaque fois qu’une avancée majeure survient. Par ailleurs, aucun cas de décès lié directement au baclofène n’a été publié, même en cas d’absorption massive. C’est un produit commercialisé depuis les années 1970 et qui était et reste parfois prescrit à doses élevées par les neurologues dans l’indication de la spasticité musculaire provoquée par certaines affections neurologiques. Donc nous avons un recul significatif. L’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (Ansm), dont on connaît la prudence, ne peut que constater l’efficacité et l’intérêt du baclofène dans l’alcoolisme, et beaucoup de médecins n’attendent que la RTU pour le prescrire.

 

Pourquoi vous prononcez-vous contre une limitation des doses ?

La commission d’évaluation initiale du rapport bénéfice/risque de l’Ansm a voté pour une limitation des doses à 200 mg, de façon arbitraire et non justifiée par les données disponibles. Les résultats de trois études de cohorte montrent que chez 25 % des patients, des doses supérieures à 200 mg sont nécessaires pour obtenir une réponse clinique. Olivier Ameisen avait dû utiliser une dose de 270 mg pour ressentir cette fameuse indifférence à l’alcool. Donc vouloir limiter les doses à 200 mg constitue une perte de chances pour un quart des personnes potentiellement répondeuses. Il est question également d’exclure de la RTU les patients ayant des comorbidités psychiatriques importantes. C’est stigmatisant et non justifié scientifiquement puisque ces patients sont déjà traités avec succès, même s’ils nécessitent une surveillance et des précautions particulières.

 

Quelle est votre expérience des effets du baclofène ?

Une thèse a été réalisée dans mon service, sur une série de 81 patients (voir encadré), qui confirme les deux études de cohortes publiées en 2012. Quand les personnes répondent au baclofène, les effets sont spectaculaires. A partir d’une certaine dose, elles ne ressentent plus d’appétence pour l’alcool. On a l’impression que c’est quasiment un phénomène on/off. En pratique, le traitement doit être instauré en augmentant les doses de manière lentement progressive, pour que le médicament soit bien supporté, jusqu’à arriver au résultat recherché. Les patients peuvent boire un verre ou deux sous baclofène, sans retomber dans la dépendance, mais souvent ils n’en ont même pas l’envie. Aucun médicament ne donne des effets comparables. C’est ce que ne veulent pas comprendre ceux qui n’ont pas une expérience directe de ce traitement. Cependant, comme le montrent les résultats publiés et l’expérience des nombreux prescripteurs, certaines personnes ne répondent pas à ce traitement, même à des doses très élevées.

 

A qui s’adresse le baclofène ?

A toutes les personnes dépendantes de l’alcool et à tous les buveurs excessifs ayant du mal à se limiter, c’est-à-dire à tous ceux qui ont perdu la liberté de s’abstenir de boire et qui sont motivés pour retrouver cette liberté. Ces deux catégories représentent environ six millions de personnes en France (deux millions d’alcoolo-dépendants, quatre millions de buveurs excessifs).

 

Que se passe-t-il à long terme ? Est-il possible d’arrêter ?

Une fois la dose efficace atteinte, il faut la maintenir pendant quelques mois, puis diminuer progressivement le traitement. Généralement l’efficacité persiste, mais l’envie d’alcool peut revenir en deçà d’une certaine dose. Il faut alors garder un traitement d’entretien, même si certains patients arrivent à arrêter le médicament sans rechuter. Cependant le recul est encore insuffisant pour évaluer cette absence de rechute à très long terme.

 

Les effets indésirables sont quasiment constants, notamment somnolence et asthénie. N’est-ce pas une limite importante de ce traitement ?

Dans mon expérience, les arrêts pour effets indésirables sont très rares, de l’ordre de 4 % dans notre série. Les effets indésirables surviennent principalement au début du traitement ou quand on augmente les doses trop vite. Il peut s’agir par exemple de troubles de l’équilibre, de troubles digestifs, d’une somnolence ou, paradoxalement, d’insomnies, d’une asthénie. On observe aussi des perturbations sensorielles. Mais le plus souvent ces effets sont transitoires, disparaissant avec le temps. Il faut être attentif aussi aux éventuelles perturbations thymiques, notamment chez les patients ayant des comorbidités psychiatriques. Ce médicament est délicat à manier. Le patient doit être motivé et persévérant, le médecin aussi. Il faut adapter pour chaque patient les doses, l’horaire et le nombre de prises, car c’est un produit qui a une demi-vie très courte. Il faut cibler le moment de la journée où le patient éprouve l’envie de boire, en sachant que le délai d’action est d’une demi-heure à une heure et demi. Chaque patient acquiert avec le temps une relative autonomie pour moduler le traitement.

 

Pensez-vous que la prescription doive être réservée à certains médecins ?

Non. Il faut une certaine expérience pour utiliser le baclofène, mais ce n’est pas non plus très compliqué. Nous développons des formations pour les futurs prescripteurs. Actuellement beaucoup de généralistes le prescrivent et ceux qui en ont l’expérience observent exactement les mêmes résultats que les spécialistes. Dans certains cas, notamment lorsque les patients sont bien insérés, ne boivent que le soir, ont un travail, une vie de famille, ce traitement peut suffire. Mais pour les patients qui ont des comorbidités psychiatriques, ce qui représente la majorité des cas, ou qui vivent dans l’isolement ou la précarité, il est indispensable de mettre en place une prise en charge bien structurée, comprenant un volet social et un volet psychiatrique ou psychologique. Beaucoup de personnes “tiennent” grâce à l’alcool, qui leur apporte une espèce de carapace, si dangereuse qu’elle soit. Si on leur enlève l’alcool sans leur apporter de soutien par ailleurs, cela peut avoir des conséquences très négatives.

 

En se fixant sur le neurorécepteur GABAb, le baclofène module la production de dopamine, principal neuromédiateur du système de récompense, impliqué dans les mécanismes de dépendance. Est-ce que ce médicament pourrait être utilisé dans d’autres types d’addiction ?

C’est à l’étude, mais pour l’instant il n’y a pas d’autre indication bien définie, sauf peut-être la dépendance à la cocaïne.

 

Le baclofène est-il utilisé pour le sevrage de l’alcool dans d’autres pays ?

Cela commence dans certains pays comme l’Allemagne ou le Portugal, où deux associations viennent de se créer. Le baclofène est aussi prescrit depuis plusieurs années en Suisse et en Belgique. Mais c’est en France que la prescription de baclofène est la plus répandue. La découverte de cet effet du baclofène est française, les publications sont françaises, les études en double aveugle en cours sont françaises. L’histoire du baclofène est vraiment liée à celle d’Olivier Ameisen.

 

En savoir plus

– Les Recommandations Temporaires d’Utilisation (RTU), créées en mai 2012, permettent à l’ANSM d’encadrer des prescriptions non conformes à l’AMM, sous réserve qu’il existe un besoin thérapeutique non couvert et que le rapport bénéfice/risque du médicament soit présumé favorable.

– Elles ont pour objectif de sécuriser l’utilisation des médicaments grâce à la mise en place d’un suivi des patients organisé par les laboratoires concernés. Il s’agit d’une mesure temporaire ne pouvant excéder 3 ans.

 

Près de 120 000 personnes traitées hors AMM

Jusqu’en 2007, la prescription de baclofène était stable, avec chaque année environ 67 000 patients qui avaient consommé au moins une fois ce médicament, selon les données de l’Assurance maladie. Les années suivantes la consommation a augmenté, d’abord très progressivement, puis avec une forte hausse en 2012 : plus de 117 000 personnes avaient pris au moins une fois du baclofène au cours de cette année. En nombre de comprimés, l’augmentation est encore plus forte, avec un doublement de la consommation entre 2007 et 2012. Donc la prescription du baclofène pour l’aide au sevrage est déjà fréquente. “L’engagement responsable du Pr Maraninchi doit être tenu rapidement, sans restriction des doses contraire aux données actuelles de la science, ni exclusion de catégories de patients ou de prescripteurs”, réclament les signataires de la tribune.

 

Trois études de cohorte

Le Dr Nicolas Dussère a mené sa thèse sur une série de 81 patients, représentant l’ensemble des patients alcoolo-dépendants traités par baclofène depuis le début de l’année 2012 dans le service du Pr Bernard Granger. Une comorbidité psychiatrique était présente chez 59 % d’entre eux. Après six mois de suivi, 68 % des patients étaient abstinents ou avaient une consommation modérée et 83 % avaient réduit au moins de moitié leur consommation d’alcool. Ces effets ont été obtenus avec une dose moyenne de 170 mg de baclofène (et une dose supérieure à 200 mg chez un quart des patients). Des effets indésirables, le plus souvent transitoires, sont apparus chez tous les patients, sauf trois. Ils ont imposé l’arrêt du traitement chez trois patients et une hospitalisation chez quatre. Ces résultats sont en accord avec ceux des deux séries publiées (de Beaurepaire R., Frontiers in Psychiatry, 2012.et Rigal L. et coll., Alcohol & Alcoholism, 2012).

Les deux études randomisées en cours (étude Bacloville, d’une durée d’un an, en pratique de ville et étude Alpadir, d’une durée de six mois), doivent s’achever en juin. “Le temps d’analyser les résultats, nous devrions avoir les conclusions d’ici la fin 1014”, estime le Pr Granger.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot