Les politiques ne croient plus au progrès, ne cherchent qu’à convaincre et prennent les mauvaises décisions dictées par l’émotion. C’est ce que soutient Jean de Kervasdoué, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Dans “Ils ont perdu la raison” (éd. Robert Laffont), son dernier livre, il dénonce les thématiques victimes des idées reçues, tels les OGM, le nucléaire, les pesticides ou encore la santé.
 

 

Egora. Vous estimez qu’on ne croit plus au progrès technique, et que le savoir et l’expertise cèdent à la pression de l’opinion et aux faiseurs de peur. Expliquez-vous.

Jean de Kervasdoué. À la fin du Moyen Âge, il y a des hommes qui ont cru en leurs observations, le premier a été Copernic, qui a brisé un tabou. Longtemps, la gauche a cru au progrès. Pour la droite, c’était un peu plus compliqué… Mais ce qui se passe depuis quelques années, avec notamment le mouvement écologiste, c’est la réapparition des croyances, par exemple dans le domaine du nucléaire. Aujourd’hui, on s’appuie sur des peurs ancestrales. Bien entendu, la peur du nucléaire non maîtrisé est totalement fondée. Les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki sont des drames qui le prouvent. Mais on voit bien que ces croyances occultent les faits, il suffit d’aller sur le site Internet de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), où des études démontrent que la catastrophe de Fukushima n’aura pas d’impact sur la santé des Japonais. Lors de cette catastrophe, 20000 personnes sont mortes noyées, 3 morts sont liées à l’explosion d’un réacteur et une trentaine de personnes ont été surexposées à des rayonnements ionisants mais à des doses non pathogènes.

De même, toujours sur le site de l’OMS, concernant la catastrophe de Tchernobyl, les études rapportent que les vies de 4000 à 16000 personnes seront raccourcies en raison de cet accident, mais pour le moment il y a seulement 80 morts qui y sont directement liées. Oui, ce sont 80 morts de trop, mais chaque année les Chinois avouent 1500 morts dans les mines de charbon, qui, d’après les estimations, seraient en réalité 10000, et il y a 400000 personnes qui meurent de pollution atmosphérique.

Dans les faits, le nucléaire tue, par térawattheure, 4200 fois moins que le charbon, et moins que toutes les autres sources d’énergie. Mais on mythifie, on regarde de très près l’industrie nucléaire, et on est plus négligeant avec l’industrie du charbon et du gaz. Je ne peux expliquer pourquoi les gens croient ce qu’ils croient. Mais je pense simplement que si cela a un écho, c’est en raison de la présence d’associations partisanes, dont on ignore tout. Le problème, c’est qu’aujourd’hui nous sommes dirigés par des sophistes, qui se moquent de la vérité et qui cherchent à convaincre avec des sondages d’opinion et du marketing politique. On peut observer cela en temps réel, puisque les écologistes commencent à voir leur discours fragilisé, et ils se défendent en disant qu’on ne peut pas aller à l’encontre de l’opinion. Mais comme ce sont eux qui ont manipulé l’opinion, alors la boucle est bouclée. Entre la démocratie et la démagogie, il n’y a qu’une feuille de papier.

 

Pourquoi vous opposer au principe de précaution, mis en avant par les politiques pour justifier leur décision ?

Ce principe est idiot, car on ne peut pas qualifier un principe. Logiquement, on ne peut pas dire que le principe de précaution doit être raisonnable, car ce principe dit qu’en cas d’événement incertain il faut prendre des mesures proportionnées. Or, quand c’est incertain, cela le demeure. Les politiques disent qu’il faut faire des études, mais on voit bien que José Bové et les faucheurs volontaires ne seront jamais convaincus qu’ils détruisent les expériences conçues pour étudier les hypothèses. Une expérience était menée sur des ceps de vigne afin qu’ils luttent contre la maladie du court-noué, mais elle a été détruite. Avec de tels comportements, ils nous mettent dans une situation qui était appelée au Moyen Âge “la preuve diabolique”. Or on ne peut jamais démontrer que quelque chose n’est pas dangereux dans l’absolu.

 

Vous considérez que les problèmes écologiques sont mal identifiés par les pouvoirs publics. Quelles seraient les priorités à défendre ?

Il y en a beaucoup, comme le transfert d’espèces entre les continents qui peut créer de sérieux problèmes écologiques avec, par exemple, l’importation des huîtres japonaises en Bretagne et, avec elles, des algues. Il y a aussi la problématique de la surpêche en Méditerranée, alors que les poissons représentent la dernière faune sauvage. Mais l’essentiel de la pollution est lié à la pauvreté. Aussi, pour lutter contre cette pollution, la première chose à faire n’est pas d’instaurer des taxes carbone, mais de veiller à la qualité de l’eau des grandes villes qui rejettent tout dans la mer, en mettant en place des systèmes de dépollution de l’eau, de ramassage des ordures, d’incinération. On s’appuie sur des peurs, et la plus fondamentale est la peur alimentaire. On se méfie, comme tous les omnivores.

Les religions ont inventé les interdits alimentaires. Auparavant, on savait d’où provenait la nourriture que l’on mangeait et qui l’avait préparée. Aujourd’hui, on sait rarement d’où elle vient, et encore moins qui l’a préparée. Et làdessus se bâtissent des peurs alimentaires alors que les aliments n’ont jamais été aussi bons qu’aujourd’hui. En 1900, 15% de la population mourait d’empoisonnement alimentaire. Cela s’est arrêté dans les années 1940 grâce à la qualité des conserves et de l’eau de Javel. Aujourd’hui, il y a un vrai paradoxe entre l’excès de propreté et la volonté d’être écolo.

 

Justement, à l’heure où les pouvoirs publics parlent des méfaits des pesticides et prennent des mesures pour réduire leur utilisation, vous allez à contre-courant et soulignez qu’on ne parle pas suffisamment de leur bénéfice sanitaire.

Ce sont exactement les mêmes que pour les médicaments! L’agriculture est le secteur le plus moderne et le plus productif. La productivité de l’agriculture a libéré les humains des contraintes de la terre. Il en est de même des plantes. Les progrès de l’agronomie sont considérables. L’année dernière, comme il a fait très beau en septembre, les agriculteurs biologiques ont dû traiter leurs parcelles, sinon ils perdaient toute leur production. Et cette année encore, comme il a fait très doux, ils vont également devoir utiliser les pesticides.

Ce qui m’amuse le plus, c’est que les gens ignorent que les plantes fabriquent des toxines naturelles. La sélection a permis d’en diminuer les doses, mais quand on mange une ration on mange des toxines naturelles. Il ne faut pas s’inquiéter, car elles sont à des niveaux très bas. Mais on en mange d’autant plus que l’on mange bio, car ces fruits et légumes sont moins protégés, ils ont donc des taches qui proviennent de champignons ou des bactéries. Tout cela, c’est de l’obscurantisme absolu. Il est vrai que des individus ont surutilisé des pesticides. Mais les hommes vont bien et mieux grâce à l’usage maîtrisé des toxines.

 

Selon vous, la politique française démontre son incapacité à traiter les questions éthiques et morales découlant des découvertes scientifiques sauf en les rejetant (OGM) ou en feignant un possible retour à un passé (les produits bio et naturels) qui aurait été meilleur. Ce comportement est-il strictement français ?

Sur certains sujets, l’Allemagne est aussi obscurantiste que nous, et notamment sur le nucléaire. Mais ce n’est pas le cas en Amérique du Nord, où les peurs ne sont pas les mêmes. Aux États-Unis, les gaz de schiste sont exploités, et les OGM ne sont même pas nommés, car ils sont considérés comme une technique de biologie végétale ou animale. Quant à la Chine, elle a gagné trente six ans d’espérance de vie en cinquante ans. Les Chinois touchent du doigt ce que la jeune génération d’ici ne fait plus, à savoir être sensible au progrès. Ici, la jeune génération considère comme acquis tout ce à quoi elle a accès, contrairement à ma génération, qui a vécu les effets du progrès. Et, parallèlement, il y a des gens qui manipulent cette génération en utilisant des peurs archaïques sans donner d’explication.

 

Un chapitre de votre livre est consacré à la santé. Vous estimez que la notion de liberté de prescription doit être remise en cause. Pourquoi ?

Les croyances déterminent la politique. La ministre de la Santé, Marisol Touraine, a décidé que le problème essentiel de la politique de santé est le dépassement d’honoraires. À mon avis, ce problème n’est pas essentiel. En revanche, je pense qu’il y a des inégalités de traitement, mais qui sont davantage liées au parcours de soins qu’à l’argent de chacun. On est aujourd’hui dans une situation de contradiction logique. Il y a 4 000 principes actifs à l’origine de 8 000 médicaments. Il y a 7 000 actes à la Classification commune des actes médicaux, auxquels s’ajoutent 1 000 actes de biologie. Quand je demande à un médecin généraliste combien de médicaments il connaît, il me répond entre 200 et 300, et le spécialiste en connaît entre 30 et 40. Et on peut encore constater qu’il y a des variations inexplicables.

Dans certains pays, comme aux États-Unis, les prescriptions des médecins sont examinées, au moment des remboursements, par des algorithmes informatiques. Les médecins des compagnies d’assurances peuvent ainsi demander aux prescripteurs des explications sur le bien-fondé de leurs prescriptions, ce qui les oblige à faire attention. Il faut garder la liberté de prescription à l’instant T mais il faut aussi que des médecins puissent discuter avec d’autres professionnels de leurs habitudes de prescription.

 

Et pourquoi considérer que la formation continue des médecins est inefficace ?

Elle n’est pas inefficace, mais inexistante, car il y a des bagarres sans nom pour savoir qui la contrôle. Donc les médecins vont à des congrès pour se former, mais cette formation n’est pas systématique. Dans certains pays et certains États des États-Unis, le doctorat en médecine n’est valable que cinq ans. Les médecins doivent renouveler leur autorisation d’exercer.

 

Est-ce que l’amélioration constante de la qualité des soins est compatible avec la résorption du déficit de l’assurance maladie ?

Oui. Mais il est clair qu’en France, lorsqu’on se compare aux autres pays, il y a une surprescription globale des médicaments, ce qui est générateur de maladies iatrogènes. De plus, notre taux d’hospitalisation de jour est encore très en dessous de celui de certains pays. Or les hôpitaux sont des endroits dangereux, et moins on y reste mieux on se porte. On pourrait, par une croissance rapide de l’hospitalisation de jour et notamment de la chirurgie de jour, diminuer les coûts et améliorer la qualité.

Enfin, dans les dépenses dites de santé, qui sont peu “de santé” et surtout médicales, beaucoup sont liées à la prise en charge. Il faut se poser la question de savoir ce qui relève de la famille, et donc de l’entourage, et ce qui revient à la collectivité. À titre d’exemple, le système japonais est peu onéreux, car les familles japonaises jouent le rôle d’aides-soignants.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Laure Martin