Jean-Marc Borello dirige le groupe SOS depuis trente ans. D’une association d’aide aux toxicomanes, il a fait une entreprise de 11 000 salariés. Sa particularité ? Des statuts de l’économie sociale et solidaire qui lui permettent de concilier activité économique et utilité sociale. Un objectif qui a marqué le parcours de cet entrepreneur hors normes.

 

Egora : Quelles sont les activités du groupe SOS, notamment en santé ?

Jean-Marc Borello : Nous travaillons dans cinq secteurs que sont la jeunesse, l’emploi, la solidarité, la santé et les seniors. En santé, il s’agit de gestion d’hôpitaux mais aussi de la gestion du premier dispositif de soins aux personnes toxicomanes du pays. C’est d’ailleurs le premier métier du groupe SOS, qui est né d’une association, SOS Drogue International, il y a trente ans. La particularité de nos dispositifs, c’est qu’ils s’adressent à des personnes en situation de précarité sanitaire et de précarité sociale.

On a créé il y a quinze ans les premiers dispositifs de soins infirmiers pour personnes SDF qui, depuis, se sont pas mal étendus. On gère aussi une cinquantaine d’Ehpad, dont l’originalité tient plus dans le modèle économique que dans le dispositif en lui-même. La solidarité, c’est là aussi en soi un poème à la Prévert. On a 3000 places pour personnes SDF dans les dispositifs franciliens de SOS tous les soirs. On a aussi une trentaine de structures pour personnes handicapées, avec un millier de salariés. La particularité, c’est que ces structures sont toutes différentes les unes des autres : on gère aussi bien du handicap physique que psychique, du handicap adulte que du handicap enfant… On vient de reprendre une maison d’accueil spécialisée [MAS] sur la sclérose en plaques. On est aussi présents de manière géographiquement diverse, puisque la dernière MAS qu’on a inaugurée c’était à Kourou, en Guyane. Au total, le groupe SOS en est à 330 structures !

 

Quelle est la particularité de votre modèle économique ?

Le groupe SOS est dans un modèle statutaire de l’économie sociale et solidaire. Pour résumer, on peut dire que la holding est associative, donc personne n’est propriétaire de quoi que ce soit. Tout est détenu par nos associations, y compris l’immobilier. Ce qui fait notre singularité au sein de l’économie sociale, c’est sans doute qu’on est les premiers en taille, avec 11000 salariés, et 20% de croissance annuelle. Donc les 11000 sont susceptibles, très vite, de devenir 15000, puis 20000… Une grande partie de nos activités, la santé, la dépendance, les entreprises d’insertion, les crèches, est clairement dans le secteur concurrentiel. Les concurrents de SOS c’est la Générale de santé, Vitalia…, ce n’est pas la Croix-Rouge.

L’ensemble est à but non lucratif. Nos neuf hôpitaux sont donc des établissements de soins à but non lucratif. L’aspect économique est pris en compte parce qu’on ne dispose pas des comptes publics et du déficit de la Sécu pour financer nos actions. Et à l’inverse nous n’avons pas besoin de verser 20% de dividendes aux actionnaires puisqu’il n’y a pas d’actionnaires. On est vraiment dans un dispositif auquel je crois. Car les pouvoirs publics vont avoir un peu de mal avant d’arriver à des logiques économiques ; et il va falloir venir à bout du mandarinat, des nominations, des influences politiques… Chez nous, tout ça n’existe pas. D’autre part, je pense que le modèle privé lucratif, tout le monde le sait, ne va pas bien et va aller de plus en plus mal. Avec entre autres la disparition du petit établissement isolé. Il faut regrouper, mettre les moyens en commun, diminuer les coûts, utiliser la télémédecine… Donc la petite clinique isolée appartenant au chirurgien, tout ça, c’est fini. Il faut qu’il y ait une logique économique. Quand il n’y en a pas, c’est n’importe quoi.

Mais par ailleurs, il y a la nécessité de maintenir des équipements auprès des gens. La seule logique économique ne peut pas décider où il faut des hôpitaux, il y a quand même des besoins de santé publique à prendre en considération. Donc je pense que notre secteur, le privé non lucratif, est assez bien placé pour faire la part des choses entre cette logique économique et l’intérêt général. C’est un secteur qui a un gros avenir. Le rapport de l’Institut Montaigne sur le privé non lucratif démontrait qu’aux États-Unis 8 sur 10 des meilleurs hôpitaux étaient gérés par des fondations privées à but non lucratif. Pour notre secteur, il y a donc un vrai boulevard.

 

Comment gérez-vous les hôpitaux que vous reprenez ?

Le premier que nous avons repris, c’est l’hôpital Jean-Jaurès, à Paris. Il fonctionnait comme s’il était sur une île déserte. On faisait de la chirurgie alors que tout le monde sait qu’à Paris il y en a partout. Cet hôpital était sur des spécialités ultraconcurrentielles, pas spécialement utiles par rapport à l’équipement parisien, et pas meilleur que les autres. Donc on a sorti le bulldozer, on a cassé deux étages de bloc, on a fait des chambres. On a pris les pathologies pour lesquelles il y avait de vrais sujets, en hémato ou en soins palliatifs. On a investi 10 millions. Mais maintenant, la boutique est tout le temps pleine. On gagne de l’argent depuis des années. Il y a eu des plans sociaux, qui se sont bien passés parce qu’il n’y a pas eu de licenciements. En même temps, on a ouvert plusieurs maisons de retraite, où sont allées les aides-soignantes par exemple. Mais je ne saurais pas faire ça en servant les actionnaires à 20%, que les choses soient tout à fait claires. Je sais faire 3 ou 4% de résultat, mais je ne sais pas faire 20%. D’abord ce n’est pas mon métier, et puis ça ne m’intéresse pas. Mais, contrairement à certaines structures publiques, je ne perds pas non plus 10% !

 

Percevez-vous le même engouement pour l’économie sociale chez les médecins ?

C’est un peu plus complexe. Quand je demande à un chef de service d’une institution prestigieuse comme l’AP-HP pourquoi il vient travailler chez nous, il répond “Je veux faire mon métier. J’en ai marre de remplir des formulaires. Je préfère venir bosser chez vous”. Ici, il retrouve la gestion d’une équipe. Si quelqu’un est mauvais, il est viré. C’est con à dire, mais c’est bien. On ne peut pas travailler avec des mauvais. Moi, je l’ai fait pendant dix ans, mais je ne pourrais plus le faire aujourd’hui. Chez nous, on peut choisir son équipe, on peut promouvoir les bons… Le privé lucratif a été un employeur intelligent, qui a passionné des tas de médecins. Mais là, il est en train de déraper. On pressurise tout pour faire du pognon, ce n’est plus possible. Je sais à peu près ce qu’est une entreprise. Là, les marges baissent et les actionnaires ont été très mal habitués à toucher de l’argent en tapant des pieds… Donc la pression retombe sur les directeurs d’établissement qui sont en train de boulonner. Du coup, des médecins qui étaient plutôt contents d’être là où ils étaient commencent à foutre le camp. Ils ne veulent pas réutiliser des vieilles seringues pour faire des économies.

 

“Dans ma vie, je me suis bien marré et j’ai eu beaucoup de chance. J’ai une formation d’éducateur. Je suis devenu fonctionnaire en 1977. En 1981, la gauche est arrivée au pouvoir, et je suis parti dans les cabinets ministériels, avec Pierre Bérégovoy, Gaston Deferre, Laurent Fabius. En 1987, j’avais fait le tour. En gros, j’en avais fini avec la fonction publique. Je suis parti dans le privé pour diriger un groupe privé lucratif dans le luxe, la restauration, l’hôtellerie, la nuit. Là aussi, les hasards de la vie ont fait que j’ai directement été président d’une boîte avant de savoir ce qu’était une boîte. Mais en parallèle j’ai créé SOS. Je me suis donné les moyens de satisfaire mes convictions. Mais je ne suis pas un intellectuel. Je suis un pragmatique forcené. Si je crois en un truc, je le mets en place. Si je me trompe, j’arrête. L’intérêt général me passionnait, c’est pour cela que je suis devenu fonctionnaire. Mais les méthodes, le travail, l’efficacité, tout ça m’a très vite gonflé. Donc je suis allé dans le privé. Là, j’ai adoré les méthodes, la souplesse, l’inventivité, l’innovation… Mais l’objectif qui était de gagner toujours plus m’ennuyait. Donc j’ai porté les deux dans ce groupe SOS. L’idée c’est vraiment d’avoir une entreprise qui s’intéresse à parts égales à l’intérêt général et à l’économie.”

 

Entre nous

Quelle est la qualité que vous préférez ? L’opiniâtreté.
Votre principal défaut ? Je ne suis pas bon quand je m’engage trop affectivement. Je manque parfois de distance.
Quel serait votre plus grand bonheur ? Que ça dure…
Votre plus grand malheur ? Que tout ça n’ait servi à rien, qu’on reparte à zéro.

Qu’est-ce que vous voudriez être ? Un de ces jeunes diplômés qui viennent de rejoindre le groupe SOS. Et qui vont le gérer pendant les trente-cinq ans qui viennent, pendant que j’irai à la pêche.
Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? Le fait de ne pas essayer. On terrorise les gens en leur disant qu’il ne faut pas se planter. Ce qui est insupportable, c’est de ne plus essayer de changer quoi que ce soit. Vive l’audace, y compris avec la capacité de se planter.
Le don de la nature que vous voudriez avoir ? J’aurais adoré être musicien. Je suis une catastrophe absolue.
Comment aimeriez-vous mourir ? Comme j’ai vécu, c’est-à-dire quand je le déciderai. Parce que je le déciderai. Je ne laisserai pas un médecin décider pour moi.
Quelles sont les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ? Celles qui sont faites avec enthousiasme, parce que les gens ne réfléchissent pas assez et qu’ils vont trop vite. Mais je n’ose même pas dire que c’est une faute.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Fanny Napolier