Le Dr Aline Strebler se définit comme une généraliste “différente”. Passionnée d’art depuis l’enfance, la praticienne s’en sert comme d’un “médiateur” avec certains patients en situations difficiles. Ces derniers sont invités à se pencher sur certaines œuvres de leur choix et reviennent en parler avec leur médecin. Un moyen de toucher certaines parties du sensible qui s’avère souvent efficace. Elle vient de publier un livre sur le sujet intitulé “De l’art à l’art du soin, l’argument chinoi, aux éditions EME.

 

Egora.fr : En quoi consiste votre thérapie par l’art ?

Dr Aline Strebler : Je ne pratique pas l’art-thérapie. En revanche, l’art devient un médiateur dans un dialogue singulier entre le patient et le médecin. L’art n’est approprié ni par l’un ni par l’autre. Il est objet de discussion. Qu’il soit réalisé par le patient, ou que ce dernier soit spectateur, c’est toujours le même processus.

 

Comment en tant que généraliste, en êtes-vous arrivée à utiliser l’art dans la relation médecin patient ?

Il faut d’abord préciser que le goût de l’art, je l’ai depuis toujours. Il m’a été enseigné quand j’étais petite. Très vite, je me suis appropriée cet apprentissage. La médecine me prenait beaucoup de temps mais j’ai toujours eu le besoin de me ressourcer du côté de l’art. Pendant mes études de médecine, je suivais des conférences d’histoire de l’art. Cela a toujours été partie intégrante de mon quotidien.

Durant mes études, j’ai fait des gardes en hématologie, service qui était pour moi très éprouvant. Parmi les chefs de clinique, il y en avait un, le Dr Brun, qui menait son enseignement d’une façon un peu particulière. Pendant nos cours de gardes, il nous emmenait dans son bureau vers 1h ou 2h du matin et il nous présentait ses dernières avancées en matière de radiothérapie et de chimiothérapie. Ensuite il nous mettait systématiquement de la musique baroque… Je me suis rendu compte, bien plus tard, que lorsqu’il était le chef de clinique de garde, je n’avais pas la fameuse crampe d’estomac dont je souffrais lorsqu’il n’était pas là. Avec cette façon très insolite d’introduire de la musique dans un lieu de soins, on était mieux. Une part de notre angoisse était déchargée.

Lorsque je me suis installée en 84, j’ai fait le choix d’une médecine différente. Choix que j’avais déjà fait pendant mes études puisqu’en troisième année je m’étais inscrite en cours d’homéopathie, d’acupuncture et de phyto-aromathérapie. J’avais déjà une curiosité pour tout ce qui pouvait faire soin. En 1986 lorsqu’il a fallu faire le choix du secteur d’exercice, j’ai opté pour le secteur 2 afin de pouvoir garder les patients en consultation plus longtemps. J’avais très vite intégré du bavardage dans mes consultations, c’était les moments où les patients se livraient le plus.

Un jour en 1992, une patiente en grande souffrance physique et psychologique est arrivée dans mon cabinet. Elle m’avait été adressée par sa cousine, restauratrice d’œuvres d’art, avec laquelle j’avais commencé une discussion autour de sa production artistique. Cette patiente en souffrance, lisait en m’attendant un recueil de poésie. Dès qu’elle est entrée dans mon cabinet, j’ai entendu son cri de détresse. C’était un véritable appel au secours avec des tendances suicidaires. Je me suis alors souvenue de ce qu’elle était en train de lire et je lui ai parlé de poésie. Puis, notre bavardage s’est engagé sur les arts en général et notamment l’art plastique, très important pour elle.

J’ai eu alors l’intuition de lui donner une balise, un truc à faire qu’elle puisse me rapporter, pour l’obliger à revenir au cabinet. Il fallait que je trouve quelque chose d’original auquel elle n’avait jamais été confrontée. Je lui ai donc demandé d’aller dans le musée de son choix et de me ramener trois œuvres d’art en photo qui l’auront marquée et sur lesquelles elle aurait envie de me dire quelque chose. Elle a adhéré à ce projet et une semaine plus tard, elle est revenue avec trois œuvres d’art trouvées au musée Rodin. Nous avons donc commencé à discuter sur ces œuvres et progressivement, elle est entrée dans un récit de sa vie. Plus le temps passait, plus elle était investie dans ce récit qui devenait de plus en plus intime. C’est là qu’elle m’a confié son histoire en me parlant des œuvres et non en me parlant d’elle. A un moment donné, on a ouvert l’abcès et elle a pu me parler de la violence et du viol qu’elle a subit lorsqu’elle était enfant. C’était pour moi une révélation. C’est vraiment avec elle que j’ai pu comprendre comment on pouvait faire ce dialogue à trois.

 

Pourquoi en avoir fait un livre ?

Parce que j’ai continué. Ca ne s’est pas arrêté à cette personne. J’ai eu envie que ça se sache. Ma première démarche de sortie de mon cabinet a été de faire entrer ce mode de consultation à l’université. Je l’ai fait avec un confrère philosophe.

 

Comment ont réagi les étudiants ?

Je donne cours à des étudiants de 5ème année dans le cadre d’un diplôme optionnel sur l’éthique médicale qui rassemble trois universités (Paris 5, Paris 7 et Paris 13). Il y en tout 25 étudiants. Au départ leur retour n’était pas évident. La première fois où j’ai choisi de leur projeter, un PowerPoint avec des œuvres d’art datant 17ème siècle jusqu’à l’art moderne, représentant le handicap, le viol, la souffrance, tout cela sur la musique des Intouchables, il y a eu un silence dans la salle pendant au moins 4 minutes. Ils ont été littéralement sidérés. A la fin du cours, quelques étudiants sont venus me voir pour me dire que cela avait tellement touché leur vie intime qu’ils n’avaient pas pu en parler immédiatement. Lorsque j’ai commencé, cet enseignement était perçu comme étrange. Cinq ans plus tard, je trouve que les étudiants sont plus réceptifs.

 

A qui s’adresse le livre ?

Mon livre s’adresse d’abord à ceux qui sont en charge de public vulnérables mais aussi aux patients. A tous ces gens qui ne savent pas où se confier. Le coiffeur n’a plus le temps, les psychiatres et les psychologues sont complets… Beaucoup de personnes renoncent à aller s’exprimer du côté du champ médical et vont se tourner vers tout un monde parallèle qui est pour beaucoup, le terrain d’expérimentation des charlatans.

 

Cette méthode du dialogue à trois entre vous, le patient et l’œuvre d’art, peut-elle s’appliquer à tous ? Ceux qui ne s’intéressent pas à l’art pas exemple ?

C’est évident qu’il faut qu’il y ait un lit. Une envie de partager. Mais l’art ne se résume pas à l’œuvre d’art. La cuisine, la lecture, le cinéma, le théâtre… Tout ce qui va susciter des parties du sensible est une forme d’art. Je ne pense pas qu’il y ait une personne qui échappe à son être sensible.

Je ne pratique pas ce dialogue à trois avec tous les patients. Ca dépend de leur demande. Si je sens que le patient est prêt, je lui propose, sinon je ne le fais pas. C’est environ 10% de ma patientèle, sinon je n’aurais pas assez de temps pour faire ça. Ces patients sont un peu des privilégiés. Avant toute chose, il faut écouter les patients. Le plus souvent, ils sont capables de dire ce qui se passe dans leur corps. Un chef d’entreprise pressé et stressé, je vais tout simplement lui mettre des aiguilles d’acupuncture. Il faut être dans le contexte de la vie de chaque personne qui vient consulter. Prendre le temps d’aller au cinéma ou dans un musée ou encore de lire un livre, ce n’est pas donné à tout le monde. Le manque de temps, c’est le mal du siècle ! Par contre, je suis catégorique sur un point, c’est que je ne donne jamais d’antidépresseur. Je cherche toujours autre chose.

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Sandy Berrebi-Bonin