La vie sexuelle des seniors, si méconnue soit-elle, est une réalité. Dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), le sujet est abordé depuis quelque temps, mais avec encore beaucoup de timidité et de tâtonnements.

 

“Dans notre société, le vieux c’est toujours l’autre, rappelle Gérard Ribes, psychiatre, sexologue et auteur de plusieurs ouvrages sur la sexualité des seniors. Il y a quelques années, se souvient-il, j’animais une conférence en école d’infirmiers sur le thème de la sexualité des âgés, avec une collègue qui avait à l’époque 49 ans. À la fin de la conférence, une élève d’une vingtaine d’années nous interpelle. Elle reconnaît qu’il est très intéressant d’aborder ce sujet mais nous demande s’il est normal, passé 50 ans, d’avoir une vie sexuelle. Ma collègue lui répond alors : “Je vous remercie, vous me laissez encore un an pour en profiter”, ce qui a tout de suite fait réaliser à la jeune femme l’énormité de sa question”.

 

“Nos Ehpad sont conçus sur un modèle hospitalier où la vie intime ne peut pas forcément s’exprimer.”

D’après Gérard Ribes, la plupart des gens s’imaginent donc que vieillesse et sexualité sont antinomiques. Pourtant, les chiffres montrent que l’activité sexuelle ne disparaît pas avec l’âge, même si elle a tendance à diminuer. En 2007, une étude américaine menée auprès de 3 000 personnes, entre 57 et 85 ans, révèle notamment qu’un quart des 75-85 ans ont eu au moins un rapport sexuel dans l’année. Publiée par le New England Journal of Medicine, l’étude montre également que la moitié des 65-74 ans ont une activité sexuelle, et souligne que les femmes, plus nombreuses, ont une activité sexuelle moins importante que les hommes, car elles peinent à trouver des partenaires.

“La société, dans son ensemble, n’arrive pas à se représenter la sexualité des générations précédentes, explique Gérard Ribes. Pendant mes premiers travaux, il y a vingt ans, j’ai été traité de tous les noms, y compris de gérontophile, simplement pour avoir voulu aborder cette question.” L’étude américaine de 2007 révèle aussi que sur l’ensemble des personnes interrogées seulement 8 % de celles qui étaient placées en maison de retraite déclaraient avoir une activité sexuelle. “Ces établissements sont conçus pour les gens seuls, explique le sexologue. Quand des couples sont là ou se créent, ça dérange l’institution et les autres résidents. En particulier en France, nos Ehpad sont conçus sur un modèle hospitalier, très sanitaire, où la vie intime ne peut pas forcément s’exprimer.”

Un constat que partage Éric Seguin, directeur du Syndicat intercommunal à vocation unique des Rives de l’Elorn (Sivu Elorn), qui gère trois Ehpad non loin de Brest : “Le contexte institutionnel est le premier frein à l’expression de la sexualité en maison de retraite. Je fais une analogie avec l’hôpital : juridiquement, une personne hospitalisée a le droit de recevoir son compagnon ou sa compagne pendant le temps de son hospitalisation. Et, en théorie, elle a le droit de faire ce qu’elle veut. Mais dans les faits, personne n’a de relations sexuelles, ou très peu, à l’hôpital, à cause du poids de l’institution. En maison de retraite, c’est pareil, sauf que les gens y restent beaucoup plus longtemps.”

Pour Michèle Delaunay, la ministre déléguée chargée des Personnes âgées, la libre expression de la vie intime des résidents est pourtant une priorité : “Moi je ne dis pas sexualité, nuance la ministre, je dis intimité, car justement je veux préserver le droit à la vie privée, qui est fondamental, et quand on parle de sexualité, c’est déjà intrusif.” Plusieurs solutions permettent selon elle de pallier la lourdeur institutionnelle qui pèse sur le quotidien des couples notamment.

 

“Il faut réfléchir d’ailleurs à une éducation sexuelle spécifique”

“Il faut protéger l’accès aux chambres, ne pas entrer sans frapper, et, dans la mesure du possible, fournir une clé aux résidents. Un double peut être confié au personnel en cas d’urgence. Il faut également faciliter la possibilité de chambre à deux lits. Les lits deux places ne sont pas pratiques pour les soins et les toilettes, mais on peut très bien rapprocher deux lits simples, ou encore favoriser les chambres communicantes. L’objectif est de laisser, tant qu’on le peut, le libre choix à la personne, car un Ehpad est un lieu de vie, même médicalisé”, martèle la ministre.

Au-delà du poids de l’institution, plusieurs facteurs rendent difficile l’expression de la vie intime et sexuelle des résidents d’Ehpad. En premier lieu, la méconnaissance de la sexualité des seniors, qui n’est pas que la continuité de la sexualité adulte, comme l’explique Gérard Ribes : “Chaque étape de la vie sexuelle est différente. On a tendance à confondre sexualité et génitalité dans notre société. La sexualité, c’est aussi la sensorialité, et plus on vieillit plus elle prend le dessus par rapport à la génitalité. Il y a toujours désir du contact, du toucher, mais c’est moins centré sur la génitalité pure et simple. Les seniors eux-mêmes ne sont pas assez informés. Il faut réfléchir d’ailleurs à une éducation sexuelle spécifique, car leur corps change et ils doivent apprendre à le réintégrer. Quand on est jeune, le corps est là, mais on le laisse vivre sa vie ; quand on est âgé, le corps est là en permanence, parce qu’il est défaillant ou douloureux.”

Ensuite, et c’est un point central, le personnel n’est pas toujours formé, ou pas suffisamment, pour savoir comment gérer la question de la sexualité des âgés. Pour Gérard Ribes, qui intervient régulièrement auprès des soignants en maison de retraite, la question centrale est celle de la représentation de l’autre : “Nous avons tendance à voir la vieillesse comme une maladie. Si on considère la personne comme malade, on aura du mal à l’envisager comme désirante, et on va lui renvoyer cette image. La personne elle-même aura donc du mal à exprimer ses désirs. Je me souviens par exemple d’une dame de 91 ans qui m’a confié de façon très honteuse qu’elle se masturbait, tout en considérant qu’elle ne devrait plus le faire à son âge”. Une autocensure qui apparaît notamment dans l’étude américaine de 2007, où seulement 22 % des femmes et 38% des hommes interrogés disent avoir abordé la question de la sexualité avec un médecin passé l’âge de 50 ans.

 

Les familles qui s’immiscent

Face au même constat, Éric Seguin a décidé de mettre en place une formation pour le personnel employé dans les trois Ehpad qu’il gère. “Le but premier de cette formation, qui a duré deux ans, était de resituer la personne au centre de ses décisions, donc cela incluait la question de la sexualité. Elle devait répondre à la détresse du résident, qui ne savait pas comment exprimer certains désirs, et à celle du personnel, qui ne savait pas comment répondre à certaines attentes.”

Parmi les anecdotes à partir desquelles a été élaborée la formation, le cas de cette dame, qui, pendant une douche, demande à pouvoir utiliser le pommeau pour se masturber ; ou encore le cas de cette aide-soignante qui fait la toilette à un résident et provoque une érection. La formation, primée par la Fondation de France, a notamment permis selon Éric Seguin de favoriser le dialogue et commence à montrer son efficacité.

Enfin, la censure exercée par les familles des résidents est sans doute le principal frein à l’expression libre de leur sexualité. Éric Seguin, souvent confronté aux réticences, voire aux ordres des familles, qui s’immiscent dans la vie de leurs parents, choisit la fermeté. “Il faut que les gens prennent conscience du fait que vieillir ne veut pas dire perdre sa citoyenneté. Les enfants restent les enfants, moi je me sers du Code civil pour les remettre à leur place, ils ne peuvent pas décider de tout pour leurs parents, dès le moment où ceux-ci sont consentants.”

“Il y a quelque chose d’inadmissible pour les enfants, même âgés, à voir leur père ou leur mère avoir une relation, avec quelqu’un de nouveau notamment”, précise aussi Gérard Ribes. Le sexologue reste cependant confiant pour les années à venir : “La génération qui arrive en maison de retraite bientôt est celle du baby-boom ; elle s’est construite sur un modèle où la sexualité est partie prenante du développement personnel, et cela va, par la force des choses, faire évoluer notre vision de la sexualité des seniors”.

 

Sylvie, infirmière en Ehpad : “nous essayons de dédramatiser”

“Il y a d’abord la question de la sexualité des résidents entre eux. Cela peut être une sexualité débridée dans la mesure où nous avons beaucoup de cas de démences frontales dans notre établissement. C’est par exemple le résident qui se jette sur sa voisine pour l’embrasser sans prévenir, ou encore ceux qui prennent la personne en face d’eux pour leur mari ou leur femme. Pour les gens qui ont un comportement normal, il peut y avoir un rapport de domination/protection, l’un va prendre l’autre sous son aile, sans sexualité derrière. Chez d’autres, la sexualité va entrer en ligne de compte, on les retrouve par exemple dans leur chambre en train de se caresser, avec parfois des conséquences extrêmes dans le cas où l’un des deux ferait une chute ou un faux mouvement. Le personnel soignant est aussi très souvent confronté à la question de la sexualité. Certains tripotent les soignants pendant les soins, d’autres font des réflexions déplacées. Dans ces cas-là, nous réagissons, mais c’est forcément au cas par cas, car tout dépend de l’état cognitif et physique du résident : avec une personne atteinte de maladie d’Alzheimer par exemple, on ne réagira pas de la même manière en cas de geste déplacé. Il ne faut pas la mettre en échec ou face à sa confusion pour éviter qu’elle ne devienne violente, donc on esquive simplement, alors qu’avec une personne non démente on verbalise le problème. Dans notre établissement, cette question n’est pas un tabou.”

 

Source :
www.egora.fr
Auteur : Charlie Vandekerkhove