Généraliste rural en Corse, urgentiste, le Dr. André Rocchi (Unof CSMF) a mené pour son union régionale, une enquête qui met en exergue l’épuisement et la souffrance des médecins généralistes exerçant en ruralité profonde.

 

Egora.fr : Pourquoi vous-êtes-vous intéressé à la situation des médecins généralistes de la grande ruralité ?

Dr. André Rocchi : Tout d’abord parce que je les aime. Aujourd’hui, près de 90 % des médecins sont des citadins. C’est ainsi que l’on s’imagine les médecins qui peuvent d’ailleurs se déplacer facilement pour faire passer leurs messages. Mais les médecins ruraux, a fortiori les plus isolés, n’ont pas de porte-parole pour défendre leur problématique. Ensuite, ils n’ont évidemment pas le temps de se déplacer car ils sont tous en surcharge de travail. J’ai pensé qu’il fallait leur donner la parole et je me suis lancé dans cette étude pour plonger au cœur du métier de ces dinosaures.

 

Comment vivent ces confrères ?

Ils sont victimes de leur isolement. La grande majorité d’entre eux est extrêmement fataliste. A l’occasion de l’enquête, certains se sont même étonnés que l’on sache qu’ils existent tant sur le plan professionnel, que médical ou institutionnel. Ils font entre 90 et 110 heures par semaine ! Je considère que ce sont des surhommes : ils font des sutures, des plâtres, des accouchements, etc. Il y a beaucoup de burn out, un mauvais état de santé en général.

 

Combien sont-ils ?

Impossible à dire avec précision. Le critère retenu est d’être situé à plus d’une demi-heure d’un centre de secours. J’ai interrogé des Samu parce que je pensais qu’il y en avait un dans les parages. En fait, il y en avait vingt !

 

Comment travaillent-ils ?

Ce ne sont pas des médecins à l’ancienne. Souvent, ils ont su fabriquer un nouveau métier, s’adapter aux zones désertiques, utiliser une partie des technologies modernes. Ils mériteraient d’avoir du matériel dédié, mais ce n’est pas le cas. Comme ils sont numériquement minoritaires, on s’intéresse peu à eux et l’industrie ne s’intéresse pas non plus à leurs besoins spécifiques. Ce qui est vraiment dommage car les médecins isolés et ruraux sont majoritaires sur la planète et il y aurait vraiment quelque chose à faire sur le plan recherche et développement.

 

Leur moyenne d’âge est assez élevée ?

Oui, mais il y a tout de même quelques jeunes très énergiques et assez optimistes. Les plus anciens souffrent d’un véritable isolement sociétal. Ils remplissent un rôle extrêmement précis, mais ce n’est pas pour autant qu’ils ont un rôle dans l’organisation de la commune. Parfois même, ils sont spoliés de l’analyse des besoins médicaux de la région. L’étude montre que ces médecins ne demandent pas la mise en place de maisons médicales pluridisciplinaires, mais si la population le demande, les maires ou le conseil général lanceront le projet. Ils ne sont pas assez pris en considération par la société dans la négociation de ce qui pourrait améliorer leur quotidien.

 

Quelle serait la priorité numéro un ?

Il faut, en tout premier lieu, reconnaître leur spécificité. Pourquoi ne pas négocier un statut de médecin rural ? C’est un métier qui doit être revalorisé et qui doit devenir emblématique. Ces médecins ont l’obligation de tout faire et d’avoir une force morale exceptionnelle car ils affrontent beaucoup de choses, à commencer par la solitude dans le métier, dans la société et malheureusement dans la famille. Le taux de divorces est énorme. Dès lors que leur activité, qu’ils assument seuls, embrasse une grande amplitude de tâches au-delà du soin : médico-social, administration, santé publique, on peut imaginer une double rémunération. Celle liée au service public, sous forme de salariat, et le paiement à l’acte pour l’activité curative. La partie salariale leur permettrait, en cas de maladie, d’avoir une couverture sociale pendant les trois mois de carence des libéraux.

Ces médecins n’ont pas le temps d’aller aux réunions de l’ARS, il faut que l’ARS aille à eux. Et comment vont-ils faire pour leur formation médicale continue ? Ce seront les premiers sanctionnés, sans aucun égard pour eux. Enfin, lorsque les sénateurs ont décidé de baisser le remboursement des indemnités kilométriques pour les voitures à grosses cylindrées, c’est encore sur eux que la sanction est tombée. Leurs voitures, elles doivent affronter la montagne, la boue, les inondations. Il ne s’agit pas de voitures de parisiens riches. C’est un instrument indispensable de travail. Et cette disposition est passée comme une lettre à la poste car personne n’a pensé à eux. Un statut spécifique leur permettrait d’éviter cela.

 

Quelle organisation sur un territoire de santé ?

Il faudrait qu’ils aient plus de gouvernance, sur un mode collégial, dans le cadre d’un territoire de santé où l’autorité du médecin est reconnue dans un environnement de professionnels de santé. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Et pour limiter l’isolement professionnel, les généralistes devraient pouvoir accéder facilement à un avis spécialisé, mais cette aide doit être officialisée, sans passer par un copain de fac. Il faut également favoriser l’entrée directe de leurs patients dans les services hospitaliers, sans passer par la case urgences. Il faut savoir que ces patients ont fait deux ou trois heures de route avant d’accéder à l’hôpital et que les bilans sont toujours très bien faits. Lorsqu’un médecin appelle d’une zone isolée pour un transfert de patient, il faudrait vraiment que l’hôpital ait une écoute un peu différente.

 

Ces médecins étaient-ils éligibles aux aides conventionnelles fléchées pour les médecins exerçant en zones désertiques ?

La plupart d’entre eux ne sont même pas au courant que cela existe. Ils ont suffisamment de travail comme ça.

 

Comment voient-ils leur avenir ?

Le sociologue Edgar Morin a écrit que les dinosaures avaient disparu, et qu’ils n’avaient pas forcément tort. C’est exactement cela. Ils pensent qu’ils font ce qu’ils doivent faire, maintenant, mais qu’ils vont disparaître dans un sentiment d’oubli et d’incompréhension de tous. Ils sont très fatigués, assez fatalistes sur leur succession. Moi, je leur dis : peu de gens pensent à vous, mais nous vous remercions d’exister. Et puis la notion de territoire est très importante. C’est Hippocrate le premier qui a développé cette notion de territoire. Il pensait que le rôle du médecin était de mettre en harmonie l’être souffrant avec son environnement. Actuellement, avec les redécoupages, les politiques ne tiennent pas toujours compte de la réalité des territoires. Et sur un tour de garde ou des problèmes pratiques au quotidien, on bouscule un territoire qui s’est construit au fil de l’histoire. Or, le meilleur garant de l’intégrité d’un territoire, c’est le médecin car lui continue à fonctionner sur les populations. C’est un rôle extrêmement important face à la globalisation qui peut être un bien, mais aussi l’ennemi du médecin comme du citoyen, avec une vision comptable et uniformisée des choses.

 

Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Catherine Le Borgne