En novembre 1988, cinq ans après l’identification du VIH par une équipe de l’Institut Pasteur, naissait l’Anrs. Le Pr Jean-François Delfraissy en est le directeur général depuis 2005. Entretien.



 

Egora.fr : Lors de la célébration officielle des 25 ans de l’agence, François Hollande a déclaré : “Nous sommes toujours dans le combat”. Un quart de siècle après sa création, l’Anrs est-elle est toujours dans le combat ?

Pr Jean-François Delfraissy : Oui, l’Anrs est toujours dans le combat, car l’épidémie continue de façon majeure. Le nombre de nouvelles contaminations chaque année reste trop élevé, même si dans certains pays nous avons de très bons résultats. On est à plus de 2 millions de nouvelles contaminations par an, c’est beaucoup trop. La deuxième raison, c’est que quand on dit qu’il y a 34 millions de personnes touchées, c’est un chiffre théorique issu de calculs complexes. Ce qu’on ne dit pas assez, c’est que plus de la moitié ne connaît pas son statut sérologique (environ 18 millions de personnes). Donc, c’est terrible à dire, mais vingt-cinq ans plus tard, il y a toujours un problème de dépistage et d’accès au dépistage. C’est vrai au Sud mais aussi en France, où il y a une épidémie silencieuse d’environ 30 000 à 35 000 personnes. La troisième raison, c’est que, parmi les personnes touchées, soit on se contente des résultats actuels avec les antiviraux, soit on va plus loin et on essaye d’éradiquer le virus. Là, il y a tout un nouveau pan de recherche qui est en train de se développer.



Quel bilan peut-on établir des vingt-cinq années de travail de l’Anrs ?

Le bilan est d’ordre scientifique. La France se situe, au niveau mondial, en deuxième position en termes de production et de visibilité scientifique dans le domaine du VIH et des hépatites. Je pense que nous avons contribué à la recherche de manière différente, notamment par rapport au milieu anglo-saxon. Nos relations avec les associations, d’abord, sont différentes, nos relations avec le Sud également, nous sommes peut-être plus coopératifs. Et puis les sujets que l’on aborde diffèrent aussi. Nous parlons plus facilement de certains sujets tabous dans le monde anglo-saxon.



Par exemple ?

C’est par exemple faire admettre qu’il y a aussi une minorité homosexuelle et des usagers de drogues dans les pays du Sud et donc qu’il ne s’agit pas que d’une épidémie hétérosexuelle. C’est par exemple aborder la question de la circoncision. C’est encore les scénarios possibles d’éradication du VIH avec “Cure” (hérité de la conférence de Washington de 2012), où les équipes françaises sont très en avance avec la cohorte Visconti et tout ce que nous avons investi sur la recherche sur les contrôleurs du virus.



Parmi les grandes réalisations de l’Anrs, on peut citer la réduction de la transmission materno-foetale du VIH mais aussi, plus récemment, le projet Ipergay. Si vous deviez citer la plus grande réussite de l’agence mais aussi son plus grand échec, quels seraient-ils ?

Notre plus grande réussite, c’est la relation avec le milieu associatif, c’est vraiment ce qui a fait bouger les lignes, y compris à l’étranger. On n’est pas toujours d’accord, ce n’est pas toujours simple. Mais le fait de considérer que la maladie n’est pas seulement celle des médecins, que les patients ont leur mot à dire sur la recherche et sur les traitements, c’est fondamental, ça a changé toute une génération de médecins et de chercheurs. Pas seulement dans le domaine du VIH d’ailleurs, c’est vrai aussi pour le cancer et les maladies rares. Quant au plus gros échec… Nous en avons plusieurs. Nous avons fait de la recherche assez académique, et nous n’avons peut-être pas assez transféré notre savoir-faire académique sur de l’innovation, par exemple la création d’un nouveau médicament. Nous sommes restés dans l’acquisition des connaissances. Mais nous ne sommes pas les seuls concernés, la recherche académique en général a du mal à se frayer un chemin dans l’innovation.



La relation médecin-patient a-t-elle été révolutionnée par l’arrivée du sida ?

Oui, profondément. Je l’ai vécu moimême. Avec le sida est arrivée la notion du malade debout, et pas seulement du malade couché. C’est le patient auquel on doit donner de l’information qui est maître de son information et qui participe pleinement à son traitement. Le médecin reste celui qui sait, mais il ne sait pas tout ! Et ce partage est essentiel.



D’un point de vue personnel, qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans la recherche contre le sida ?

J’étais au départ chercheur fondamental en immunologie, sur les mécanismes de mises en action du système immunitaire. J’ai commencé à m’intéresser au sida en revenant des États-Unis. Je trouvais que ça soulevait à la fois des questions de recherche, la relation médecin-patient et des choses auxquelles on ne comprenait rien, et ça, pour un jeune médecin, c’est stimulant, même si c’est casse-gueule. Et puis ça touchait ma spécialité, la réponse immunitaire. Mais jamais je n’aurais imaginé devenir directeur de l’Anrs.



Quelles sont les priorités actuelles en termes de recherche clinique et de recherche fondamentale ?

En recherche fondamentale, notre priorité est l’éradication du virus. Le virus est intégré sous forme de pro-ADN [c’est-à-dire intégré à l’ADN d’une cellule hôte. Ndlr] alors même que les gens prennent des antirétroviraux. Et dès qu’on arrête les antirétroviraux, chez la quasi-totalité des patients, sauf chez quelques rares personnes qui sont des contrôleurs post-traitement, le virus repart au bout de quinze jours, trois semaines ou un mois. Donc l’idée est de trouver une nouvelle classe de médicament qui permette d’attaquer ce qu’on appelle le réservoir.

Il y a deux hypothèses sur le réservoir, chez les patients qui prennent des antirétroviraux : la première est de dire qu’il existe une réplication résiduelle du virus mais qu’elle est très faible et qu’on ne la voit pas. La deuxième est de dire qu’il y a une latence, et pas de réplication résiduelle du virus. En ce moment, on penche plutôt pour la réplication résiduelle. Ce dont on est sûr, c’est que les familles d’antiviraux actuelles ne suffiront pas pour attaquer le provirus. Certaines équipes pensent que nous n’éradiquerons jamais un provirus, justement parce qu’il est intégré à l’ADN. D’où les questions actuelles pour comprendre où est le virus, dans quel type de tissus, où se situe le réservoir, comment le médicament peut pénétrer dans le réservoir et comment le système immunitaire contrôle dans une certaine mesure ce réservoir.

Il faut donc trouver un nouveau médicament qui se rapprocherait de ceux utilisés pour traiter le cancer, car il ne s’attaquerait non pas au virus lui-même mais aux cycles cellulaires. Les mécanismes restent différents pour le sida et le cancer, mais finalement les thématiques sont en train de se rapprocher.

Deuxième sujet fondamental, le vaccin. On a besoin d’un vaccin préventif, même si on sait que ce n’est pas pour tout de suite et qu’il ne sera pas efficace à 100%. On a connu plusieurs échecs pour une série de vaccins : le VIH, le VHC, la tuberculose, etc. Ce sont des vaccins très difficiles à construire. On a également besoin d’un vaccin thérapeutique, pour renforcer et stimuler les réponses immunitaires qui permettent de contrôler le virus réservoir. Le vaccin est le chapitre le plus difficile, et les laboratoires y consacrent de moins en moins d’argent.

La troisième priorité, c’est simplifier les traitements. Ils sont plus faciles à prendre qu’avant, mais on vieillit plus vite, il y a des effets secondaires… Est-ce qu’on pourrait par exemple avoir des traitements à prendre cinq jours sur sept, ou même une fois par semaine ? On sait également que les patients sous traitements développent plus de cancers que les autres, donc la restauration immunitaire est insuffisante. Enfin, le dernier grand chapitre est celui du dépistage et de la prévention. Comment dépister les séropositifs qui s’ignorent ? Comment utiliser les nouveaux outils, comme l’autotest par exemple ?



À propos d’autotest justement, misez-vous beaucoup dessus ?

Pour tout vous dire, j’étais contre il y a quelques années. Cela fait longtemps que je travaille sur le sida, et je crois que j’ai été marqué par l’image du jeune qui découvre sa séropositivité seul un soir, dans sa chambre de bonne, par téléphone, comme c’est arrivé tant de fois dans les débuts de l’épidémie. Je me disais que ça allait être l’horreur d’un point de vue psychologique. Mais finalement je me dis que tout ce qui peut faciliter la connaissance de sa propre séropositivité est un plus. On a en France 30000 personnes qui l’ignorent, alors qu’on est le pays au monde qui fait le plus de tests, statistiquement, mais sans doute ne les faisons-nous pas sur les bonnes personnes.



Pour revenir à la question des traitements, les malades pourront-ils, à terme, s’en passer ?

Si cela arrive, ça ne peut être que dans le cadre d’une éradication du virus, ou d’une guérison fonctionnelle, une rémission. Moi, je crois de moins en moins à l’éradication, mais davantage à la guérison fonctionnelle, parce que certains patients contrôlent spontanément le virus. On a mis en évidence le cas des contrôleurs post-traitement, des gens traités dès la primo-infection qui ont arrêté le traitement, et qui peuvent aujourd’hui s’en passer, mais ça reste très minoritaire, cela concerne une vingtaine de patients en France. Cela montre au moins qu’il y a un mécanisme qui existe, reste à savoir si on peut le transférer sur d’autres personnes.



Comment envisagez-vous les années à venir ?

Je suis un battant. Mon rôle est d’être un chef d’orchestre qui trouve les moyens de donner à ses troupes de quoi rester dans la compétition internationale en termes de recherche, de quoi obtenir les financements nécessaires, notamment pour les hépatites. Elles sont aujourd’hui un enjeu majeur, tant au Nord qu’au Sud, et les problématiques sont très proches de celles qui se posent avec le sida : on est capable d’éradiquer l’hépatite C, mais trop de gens ignorent encore qu’ils en sont porteurs. Notre nouveau défi est l’éradication de l’hépatite B, là nous avons un vaccin, mais toujours ce problème d’épidémie silencieuse.



 



Entre nous….



Quelle est la qualité que vous préférez ? La ténacité.
Votre principal défaut ? Je suis trop optimiste.
Quel serait votre plus grand bonheur ? Professionnellement, éradiquer le VIH. Personnellement, voir grandir mes petits-enfants.
Votre plus grand malheur ? La bêtise des gens.
Qu’est-ce que vous voudriez être ? Patron d’un bistrot à vins.
Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? La bêtise des gens.
Le don de la nature que vous voudriez avoir ? Pouvoir me dupliquer.
Comment aimeriez-vous mourir ? Sans le savoir.
Quelles sont les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ? Celles que reconnaissent les gens. Quelqu’un qui reconnaît qu’il s’est trompé est déjà en partie pardonné.



Source :
http://www.egora.fr/
Auteur : Charlie Vandekerkhove