Après la publication des recommandations américaines sur le cholestérol, regards croisés de quatre experts français.

 

A-t-on accordé une place trop importante à la cholestérolémie dans la prédiction et la prévention du risque cardiovasculaire ? Les nouvelles recommandations sur le cholestérol et le risque cardiovasculaire émises par l’American College of Cardiology et l’American Heart Association en novembre 2013 constituent une petite révolution, en supprimant carrément les cibles de cholestérol- LDL. Hormis le cas des hypercholestérolémies avec LDL supérieur ou égal à1,9 g/l, qui, pour les auteurs, suffisent à justifier la prescription d’une statine à dose élevée, la cholestérolémie est remplacée par une évaluation globale du risque cardiovasculaire pour la décision thérapeutique en prévention primaire. Une fois sous traitement, la surveillance de la cholestérolémie n’a plus d’autre objet que vérifier l’observance. En effet, elle n’est plus justifiée pour adapter les doses de statines, qui sont déterminées par le risque cardiovasculaire global.

 

Escalade thérapeutique

Pour le Pr François Gueyffier (Chef de service de pharmacologie clinique et essais thérapeutiques, Hospices civils de Lyon) avoir remis le bilan lipidique à sa place, "qui est très modeste", est une bonne chose. "Remplacer la notion de dyslipidémie, depuis longtemps dépassée, par la notion de risque est un progrès essentiel en terme conceptuel. C’est en accord complet avec les études. La cholestérolémie représente un impact inférieur à 10 % sur le risque global. L’âge et le sexe sont les contributeurs majeurs, suivis par le tabagisme, le diabète, la pression artérielle".

Le Pr Nicolas Danchin (hôpital européen Georges Pompidou) estime, lui aussi, que les niveaux cible de cholestérol-LDL ne reposaient sur aucune véritable donnée scientifique. "Les anciennes recommandations américaines (et les recommandations européennes actuelles) étaient basées sur des objectifs correspondant aux valeurs moyennes de LDL observées au sein des groupes traités dans les essais : aux alentours de 1g/l de LDL pour les statines à dose standard et de 0,70 g/l pour les fortes doses, explique-t-il. Mais cela ne signifie pas qu’il est facile, ni même souhaitable d’obtenir ces concentrations chez tout le monde. Il est assez fréquent que des patients se stabilisent aux environs de 1 g/l sous statine. Pour descendre en dessous de 0,70 g/l, on s’engage dans une escalade thérapeutique, dont on n’est pas sûr qu’elle profite aux patients. Dans le domaine de l’HTA et du diabète on sait bien que lorsque l’on a voulu à tout prix atteindre des objectifs, on a abouti à des effets secondaires qui annihilaient les effets du traitement, voire faisaient pire."

 

Un Américain sur trois sous statines

En prévention secondaire ces recommandations suscitent peu de débat, car la prescription de statines fait consensus. Cependant le Pr Danchin se dit "assez adversaire" des fortes doses de statines au long cours chez les patients ayant une insuffisance coronarienne stable. "Trois grandes études ont été menées chez des coronariens stables et une chez des patients après un AVC, avec des suivis de 5 ans. Toutes montrent une baisse assez sensible du risque d’événements cardio-vasculaires avec de fortes doses de statines et une tendance à une moindre mortalité d’origine cardiovasculaire, mais avec un excès de mortalité non cardiovasculaire, qui fait qu’il n’y a aucun effet sur la mortalité globale. Donc où est le bénéfice ? Dans les suites des syndromes coronariens aigus, les fortes doses ont montré, au contraire, une très forte tendance à la baisse de la mortalité globale. A mon avis il est souhaitable de donner une forte dose immédiatement après un syndrome coronarien aigu, puis de baisser ensuite."

Les recommandations sont beaucoup plus contestables dès que l’on aborde le domaine de la prévention primaire. En effet si les nouveaux critères de prescription des statines relativisent l’importance du cholestérol, paradoxalement ils ont également pour effet d’élargir considérablement les indications de ces médicaments hypocholestérolémiants. Dans un éditorial du Lancet, Paul Ridker et Nancy Cook (Boston) remarquent qu’un américain adulte sur trois serait sous statine si l’on traitait toutes les personnes ayant un risque d’événement cardiovasculaire à 10 ans supérieur à 5 % (33 millions d’Américains indemnes de maladies cardiovasculaires ont un risque supérieur ou égal à 7,5 % et 12 millions766 000 un risque >5 %). Ces deux auteurs s’interrogent surtout sur la pertinence de l’équation retenue pour le calcul du risque. En l’appliquant à plusieurs grandes cohortes, comme la Women Health Study ou la Physician Health Study, ils ont constaté qu’elle surestimait de 75 à150 % le risque, par rapport aux événements réellement observés.

 

Une équation de risque non universelle

Si aux Etats-Unis ces recommandations sont débattues, en France, utiliser l’équation de risque proposée n’aurait aucun sens. "La population américaine n’est pas la nôtre, remarque le Pr Pierre-Louis Druais, président du Collège de la médecine générale. Utiliser les courbes de calcul de risque de Framimgham sans appliquer de pondération conduirait à surestimer le risque cardiovasculaire en France". "Il n’y a aucune raison pour que des recommandations imposent un niveau de risque universel pour justifier un traitement, renchérit le Pr Gueyffier. C’est vraiment affaire de contexte économique et de prévalence des risques cardiovasculaires. En Ecosse la population est à très haut risque par rapport à la population française. En Crête elle est encore à plus bas risque qu’en France. Adopter les mêmes règles dans ces trois pays serait absurde."

Une étude française cas-témoins a été menée à laquelle ont participé 60 services de cardiologie et 371 généralistes, afin d’évaluer les statines en prévention primaire, "dans la vie réelle" (Grimaldi-Bensouda L et coll. Int.J.Cardiol.2013). "Des patients ayant eu un premier infarctus ont été comparés à des témoins dans la clientèle de généralistes, décrit le Pr Danchin. L’analyse indique que les statines réduisent de 30 % le risque d’infarctus en prévention primaire". En revanche, les effets des statines sur la mortalité sont moins clairs. Or, une autre faiblesse de l’équation de risque proposée par les nouvelles recommandations américaines est d’évaluer le risque de morbidité cardiovasculaire et non de mortalité, alors que c’est ce dernier critère qui importe avant tout. "En prévention secondaire, peu de médicaments ont un niveau de preuve aussi fort que les statines en terme de risque d’infarctus, mais aussi d’AVC, ce qui n’était pas attendu, et de mortalité globale, estime le Pr Gueyffier. En prévention primaire le degré de certitude est moins net en ce qui concerne la mortalité. Il faut rester peut-être plus conservateur."

Une première revue de la Cochrane faisait preuve d’une grande prudence, en soulignant la qualité médiocre des études réalisées en prévention primaire (Cochrane Database Systematic Review 2011). Une nouvelle analyse très récente (Cochrane Database Systematic Review 2013) apporte un éclairage totalement différent, en concluant que les statines réduisent la mortalité globale (odds ratio =0,86) et les événements cardiovasculaires majeurs (RR=0,75), sans effets secondaires en excès par rapport aux patients sous placebo. "Aucune étude ne montre séparément de baisse significative de la mortalité, mais lorsque les résultats sont combinés, on observe une réduction de 16 %, décrit le Pr Gueyffier. Je ne connais pas beaucoup de mesures de prévention primaire qui entraîne de telles baisses de mortalité. C’est de l’ordre de ce que l’on observe avec les antihypertenseurs." Ces résultats doivent être relativisés, toutefois, en tenant compte du risque faible de décès d’origine cardiovasculaire dans cette population ( 1 % par an, seulement, chez les sujets sous placebo).

 

Etudes biaisées ?

La Cochrane est une référence pour l’évaluation de la littérature. Le Pr Bernard Bégaud, professeur de pharmacologie (Inserm U657, Bordeaux 2) juge cependant sévèrement les méthodes employées dans cette dernière analyse. "La métaanalyse de la Cochrane se fonde essentiellement sur des études conçues et menées par l’industrie, observe-t-il. Parfois dans des conditions curieuses ! Je prends l’exemple de la Heart Protection Study (HPS, Lancet 2011). Elle a commencé par une période de quatre à six semaines pendant laquelle des patients ont été traités par statines, après tirage au sort. A l’issue de cette période, les personnes non observantes et celles qui n’avaient pas une baisse du cholestérol-LDL en réponse à la statine ont été exclues. Donc les répondeurs ont été sur-représentés dans l’analyse finale. On n’a pas le droit de faire ça. En méta-analyse, il existe des méthodes statistiques pour corriger ces biais. La Cochrane ne les a pas employées. On sent que les auteurs avaient un a priori favorable aux statines. Ils disent par exemple qu’ils n’ont pas pu mettre en évidence de toxicité musculaire, alors que personne ne conteste les effets musculaires des statines."

Pour le Pr Danchin, des réactions indésirables se produisent dans environ 10 % des cas et sont très dépendantes de la dose. A la classique toxicité musculaire se sont ajoutés récemment les risques de favoriser un diabète et des effets cognitifs, que la FDA a demandé d’inscrire sur les notices. "Il y a beaucoup d’effets secondaires qui n’avaient pas été mentionnés initialement et qui méritent d’être pris en compte dans l’information des patients, appuie le Pr Gueyffier. Il faut toujours présenter le rapport bénéfice risque. Mieux on informe les patients et plus on est crédible."

"En prévention primaire, mettre sous statine une personne uniquement sur la foi du LDL ne me parait pas pertinent par rapport aux risques, juge, pour sa part, le Pr Druais. Je suis très inquiet si on décide qu’il faut traiter tout patient à risque cardiovasculaire. Et je me demande qui tire bénéfice de ces traitements : les patients ou les industriels ?"

Le Pr Bégaud met en garde, lui aussi, contre les risques à long terme. "Comment penser qu’une substance qui inhibe la synthèse du cholestérol n’agirait que là où le cholestérol joue un rôle délétère ? Il est impensable de traiter des millions de gens à très long terme sans avoir mené une étude au long cours qui ferait un bilan des effets positifs et négatifs. Je crois en l’efficacité des statines, mais on voit tellement de choses ahurissantes quand on analyse les dossiers que l’on aimerait une expertise indépendante. Où est la réponse de santé publique ? Il faudrait que les pouvoirs publics financent une étude de cohorte ou une étude cas-témoin très bien menée et analysée par des gens indépendants. Il existe des données historiques sur lesquelles on peut travailler. Par exemple, celles de la Nurse Health Study. De telles études sont parfaitement faisables et peu onéreuses par rapport au coût du remboursement des statines."

"Nous en sommes à 15 ans d’utilisation massive des statines sans qu’on ait d’éléments vraiment inquiétants, mais il n’y a pas de vrais cohortes, reconnait le Pr Danchin, Il serait bien qu’il y ait des études à grande échelle pour suivre la mortalité, par exemple à partir des données de remboursement et d’hospitalisation. Ce serait passionnant dans un pays à faible niveau de risque comme la France." "A cinq ans on sait qu’il y a des bénéfices supérieurs au risque, sur des critères standard, analyse le Pr Gueyffier. Au-delà de 5 ans, on ne s’est pas donné les moyens de savoir ce qui arrivait en poursuivant le traitement. Cela fait longtemps que je prône la réalisation d’études pour évaluer l’interruption de traitement, qui pourrait très bien se révéler délétère, ou bénéfique, ou neutre."

Cette discussion intervient alors que, dans les 20 ou 30 dernières années, la mortalité cardiovasculaire n’a cessé de baisser. "C’est lié très largement aux mesures de prévention, souligne le Pr Danchin. Nous voyons aujourd’hui les conséquences de la baisse de la consommation de tabac observée depuis une dizaine d’années dans toute la population, sauf les femmes jeunes, seule catégorie où l’incidence de l’infarctus ne diminue pas et même augmente. Après viennent l’action des statines et des antihypertenseurs. Quand j’étais interne je voyais très régulièrement des personnes avec une pression artérielle systolique de 200 ou 250 mm Hg. Les crises hypertensives étaient une grande cause d’œdème pulmonaire aigu. Cela n’existe quasiment plus."

 

Le poids de l’industrie

Pour le Pr Bégaud la saga des statines peut être analysée à la lumière des intérêts des industries agroalimentaires américaines. "Dans les années 1980, les facteurs associés à la mortalité cardiovasculaire ont été recherchés dans la cohorte de Framimgham. Cela a permis d’identifier l’HTA, facteur essentiel, le tabac, le surpoids, le diabète et, enfin, l’hypercholestérolémie, qui était le facteur le plus faiblement corrélé. En France la distribution des cholestérolémies est similaire à celle des pays du nord, alors que le risque cardiovasculaire chez l’homme est chez nous deux à quatre fois plus faible ! Mais les industriels américains ont monté le cholestérol en épingle pour produire du lait à teneur réduite en matières grasses, tout en vendant les graisses par ailleurs. Les statines ont été développées dans ce contexte. Mais des voix ont commencé à s’élever récemment pour dire que leur bénéfice a été exagéré et que leur coût est très élevé. L’industrie a senti le vent tourner et abandonne la cible cholestérol ; maintenant, même lorsque le cholestérol est normal, voire bas, il faut traiter par statine. On tord en permanence, les recommandations pour maintenir un marché, qui est considérable. En France plus d’un milliard d’euros sont remboursés chaque année pour les statines. Nous sommes parmi les plus gros consommateurs. Il faut remettre les facteurs de risque en perspective. En prévention primaire, les statines réduisent le risque d’événement cardiovasculaire de 20 %. Le fait de fumer le multiplie par 4 !"

Que doit retenir le prescripteur de ces controverses répétées ? "En France, Score est l’équation la plus raisonnable pour évaluer le risque cardiovasculaire, déclare le Pr Gueyffier. Ce qui compte, c’est le risque et ce qu’on est prêt à mettre en œuvre pour le diminuer, notamment une intensification des doses de statines, qui expose à des effets secondaires plus fréquents. Mais pour un risque intermédiaire il est très logique de prescrire des doses modérées de statines, quelle que soit la cholestérolémie. A mon avis il n’est pas raisonnable de proposer des doses fortes de statines en prévention primaire, car celles-ci n’ont été expertisées qu’en prévention secondaire."

 

En pratique

Le Pr Bégaud juge les recommandations européennes, fondées sur l’équation Score, "assez correctes. Si le risque de mortalité cardiovasculaire est supérieur à 5 % à 10 ans on traite. En dessous on ne traite pas. Je trouve ça honnête". Mais pour le Pr Danchin, "il ne faut pas considérer les seuils de LDL fixés par les recommandations européennes comme des impératifs absolus et ne pas forcer la dose pour arriver à tout prix à des niveaux extrêmement bas, sinon on risque de faire plus de mal que de bien. La décision doit se faire au cas par cas. Chez des patients qui ont de manière répétée des accidents coronariens il faut bien sûr essayer de faire le maximum pour agir sur tous les facteurs de risque. Pour la société je crois que s’il faut privilégier une population à traiter c’est celle qui est à risque absolu élevé."

"Il n’y a pas de raison de traiter de manière systématique des patients qui vont bien et ont une hygiène de vie saine, estime le Pr Druais. Pour ma part j’utilise une échelle de calcul de risque pour tout homme de plus de 45 ans et toute femme de plus de 55 ans, et j’établis éventuellement un programme d’intervention et d’éducation sur les facteurs de risque modifiables, dont le cholestérol fait partie. Nous suivons souvent des patients qui ont des polypathologies. Il faut alors établir une hiérarchie des interventions. Cela doit être une décision négociée avec le patient. Je lui montre une courbe de calcul du risque et il voit très bien où il se situe sur cette courbe par rapport à une population de référence.. Je pense que pour une personne tabagique il est bien plus important de se battre pour obtenir le sevrage que de prescrire une statine, même s’il est plus difficile de changer les comportements que de donner une solution toute faite."

 

Source :
http://www.egora.fr
Auteur : Dr Chantal Guéniot