Ils se sentent abandonnés de tous, isolés, confrontés à de lourdes problématiques spécifiques, dans l’indifférence de tous. Les médecins généralistes qui exercent dans les communes de ruralité profonde, éloignés de tous plateaux techniques comme en Corse, voient se désertifier les zones rurales, gagner les déserts et s’éloigner les solutions qui permettraient de maintenir une couverture médicale digne de ce nom. Nombre de ces médecins sont situés à plus d’une demi-heure de tout service hospitalier susceptible de prendre en charge les urgences. Se sentant souvent incompris du reste du corps médical, ces médecins généralistes s’interrogent sur la pérennisation de leur métier tel que pratiqué actuellement.
“L’inquiétude des populations est partagée par les responsables politiques et les élus locaux, commente le Dr Luc Duquesnel, Président de l’UNOF-CSMF. Les agences régionales de santé tentent de mettre en place des solutions au cas par cas. Il y a une véritable souffrance chez ces confrères, un profond sentiment d’abandon”.
La conférence nationale des URPS (Union régionale des professions de santé) réfléchit sur le sujet car dans quelques endroits, la baisse de la couverture médicale freine tellement le développement économique, qu’elle va même jusqu’à précipiter le déclin de certains territoires dans l’hexagone. Inutile de dire que dans ces conditions, pas un jeune confrère ne souhaite jouer la carte d’une installation en ruralité.
Entretien avec le Dr André Rocchi, élu de l’Union Régionale des Professionnels de Santé (URPS) Corse, qui a dirigé une étude sur ces “dinosaures”, qui peuvent travailler jusqu’à 110 heures par semaine, souffrir de grande solitude professionnelle, sociale et affective. Divorces, burn out et mauvais état de santé sont, hélas, au rendez-vous. *


– Pourquoi vous-êtes-vous intéressé à la situation des médecins généralistes de la grande ruralité ?

– Dr. André Rocchi : Tout d’abord parce que je les aime. Aujourd’hui, près de 90 % des médecins sont des citadins. C’est ainsi que l’on s’imagine les médecins qui peuvent d’ailleurs se déplacer facilement pour faire passer leurs messages. Mais les médecins ruraux, a fortiori les plus isolés, n’ont pas de porte-parole pour défendre leur problématique. Ensuite, ils n’ont évidemment pas le temps de se déplacer car ils sont tous en surcharge de travail. J’ai pensé qu’il fallait leur donner la parole et je me suis lancé dans cette étude pour plonger au cœur du métier de ces dinosaures. Je considère que ce sont des surhommes : ils font des sutures, des plâtres, des accouchements, etc.

– Combien sont-ils ?
– Impossible à dire avec précision. Le critère retenu est d’être situé à plus d’une demi-heure d’un centre de secours. J’ai interrogé des Samu parce que je pensais qu’il y en avait un dans les parages. En fait, il y en avait vingt !

– Leur moyenne d’âge est assez élevée ?
– Oui, mais il y a tout de même quelques jeunes très énergiques et assez optimistes. Les plus anciens souffrent d’un véritable isolement sociétal. Ils remplissent un rôle extrêmement précis, mais ce n’est pas pour autant qu’ils ont un rôle dans l’organisation de la commune. Parfois même, ils sont spoliés de l’analyse des besoins médicaux de la région. L’étude montre que ces médecins ne demandent pas la mise en place de maisons médicales pluridisciplinaires, mais si la population le demande, les maires ou le conseil général lanceront le projet. Ils ne sont pas assez pris en considération par la société dans la négociation de ce qui pourrait améliorer leur quotidien.

– Quelle serait la priorité numéro un ?
– Il faut, en tout premier lieu, reconnaître leur spécificité. Pourquoi ne pas négocier un statut de médecin rural ? Dès lors que leur activité qu’ils assument seuls, embrasse une grande amplitude de tâches au-delà du soin : médico-social, administration, santé publique, on peut imaginer une double rémunération. Celle liée au service public, sous forme de salariat, et le paiement à l’acte pour l’activité curative. La partie salariale leur permettrait, en cas de maladie, d’avoir une couverture sociale pendant les trois mois de carence des libéraux.
Ces médecins n’ont pas le temps d’aller aux réunions de l’Agence Régionale de Santé (ARS), il faut que l’ARS aille à eux. Et comment vont-ils faire pour leur formation médicale continue ? Ce seront les premiers sanctionnés, sans aucun égard pour eux. Enfin, lorsque les sénateurs ont décidé de baisser le remboursement des indemnités kilométriques pour les voitures à grosses cylindrées, c’est encore sur eux que la sanction est tombée. Leurs voitures, elles doivent affronter la montagne, la boue, les inondations. C’est un instrument indispensable de travail. Et cette disposition est passée comme une lettre à la porte car personne n’a pensé à eux. Un statut spécifique leur permettrait d’éviter cela.

– Quelle organisation sur un territoire de santé ?
Il faudrait qu’ils aient plus de gouvernance, sur un mode collégial, dans le cadre d’un territoire de santé où le rôle central du médecin est reconnu dans un environnement de professionnels de santé. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Et pour limiter l’isolement professionnel, les généralistes devraient pouvoir accéder facilement à un avis spécialisé, mais cette aide doit être officialisée, sans passer par un copain de fac. Il faut également favoriser l’entrée directe de leurs patients dans les services hospitaliers, sans passer par la case urgences. Il faut savoir que ces patients ont fait deux ou trois heures de routes avant d’accéder à l’hôpital et que les bilans sont toujours très bien faits. Lorsqu’un médecin appelle d’une zone isolée pour un transfert de patient, il faudrait vraiment que l’hôpital ait une écoute un peu différente.

– Comment voient-ils leur avenir ?
– Le sociologue Edgar Maurin a écrit que les dinosaures avaient disparu, et qu’ils n’avaient pas forcément tort. C’est exactement cela. Ils pensent qu’ils font ce qu’ils doivent faire, maintenant, mais qu’ils vont disparaître dans un sentiment d’oubli et d’incompréhension de tous. Ils sont très fatigués, assez fatalistes sur leur succession. Moi, je leur dit : peu de gens pensent à vous, mais nous vous remercions d’exister. Et puis la notion de territoire est très importante. C’est Hippocrate le premier qui a développé cette notion de territoire. Il pensait que le rôle du médecin était de mettre en harmonie l’être souffrant avec son environnement. Actuellement, avec les redécoupages, les politiques ne tiennent pas toujours compte de la réalité des territoires. Et sur un tour de garde ou des problèmes pratiques au quotidien, on bouscule un territoire qui s’est construit au fil de l’histoire. Or, le meilleur garant de l’intégrité d’un territoire, c’est le médecin car lui continue à fonctionner sur les populations. C’est un rôle extrêmement important face à la globalisation qui peut être un bien, mais aussi l’ennemi du médecin comme du citoyen, avec une vision comptable et uniformisée des choses.

*26 unions régionales consultées, 9 ont fourni des coordonnées de médecins concernés, 40 médecins ont été contactés au cours du dernier trimestre 2013 à qui il a été demandé de faire des suggestion d’amélioration de leur exercice au quotidien et se prononcer sur 7 thèmes précis établis en fonction d’une pré-enquête réalisée un an auparavant après des généralistes ruraux.